M. Gérard DEVIS
Proviseur du Lycée Pothier
d'Orléans
M. DEVIS
- Merci, monsieur le président,
de ces mots chaleureux prononcés également en aparté.
J'exerce des fonctions de direction dans un lycée depuis vingt trois
ans. Auparavant, j'étais professeur de biologie et géologie.
Je suis proviseur au Lycée Pothier d'Orléans qui compte
près de 2.200 élèves, dont 850 élèves de
classes préparatoires et - ce n'est pas sans doute pas étranger
à ma présence - une section sports-études judo qui a fait
la " une " de l'actualité lors de la rentrée scolaire
pour une affaire de bizutage.
Après avoir écouté les intervenants de ce matin :
juristes, médecins, j'ai quelque scrupule à prendre la parole
tant j'ai l'impression d'avoir beaucoup plus appris que je ne pourrai vous
apporter moi-même. Je vous apporterai donc un témoignage d'homme
du terrain d'un établissement scolaire, avec deux ou trois points
d'éclairage sur le projet de loi, avant de répondre à vos
questions éventuelles.
M. le PRÉSIDENT
- Votre établissement comporte-t-il des
sections " prépas " et avez-vous de bons
résultats ?
M. DEVIS
- Sur les 2200 élèves, 850 sont en classes
préparatoires littéraires, économiques et commerciales. Et
nous avons de bons résultats.
Dans mes fonctions de chef d'établissement, je suis à la fois un
homme de terrain et un éducateur, tout comme mes collaborateurs
conseillers d'éducation, proviseurs-adjoints et professeurs.
Dans ce cadre, nous souhaitons un cadre juridique assez clair pour agir, et ce,
pour deux raisons : se sentir à l'aise dans la profession, et être
en mesure d'apporter la connaissance de la loi à nos
élèves dans l'acte éducatif. Nous avons donc à
connaître les lois qui régissent la vie quotidienne de nos
élèves et à les leur rendre accessibles.
Outre le respect de la loi, les établissements scolaires ont un
règlement intérieur. Il me paraît donc essentiel de bien
distinguer ce qui relève de la loi de ce qui relève du
règlement intérieur de l'établissement.
Je ne parlerai pas des agressions sexuelles dont sont parfois victimes nos
élèves en dehors de leur statut de lycéen ou de
collégien. S'agissant du " bizutage ", peut-être y
a-t-il un risque de confusion dans certains esprits entre le règlement
intérieur et la loi, avec le sentiment que l'établissement est en
quelque sorte, par nature, hors-la-loi. Une fois la porte franchie, une autre
loi s'appliquerait : le règlement. Du coup, on se sent un peu
protégé.
Enfin, n'oublions pas que la "loi du silence" a joué pendant de
nombreuses années dans des domaines dont les médias commencent
à s'emparer, comme vous avez pu le constater cette année.
Nous avons donc à conduire une information préventive en
direction de tous les jeunes sur les sujets qui vous préoccupent. Pour
ce faire, il faut assurer une bonne connaissance des textes. Comme vous l'avez
compris, je n'ai aucune compétence dans le domaine juridique. J'en ai un
peu honte dans la mesure où Pothier, dont le lycée porte le nom,
était un brillant juriste et l'un des pères-fondateurs du Code
civil si je ne me trompe.
Nous avons donc à connaître ces lois, à les expliquer,
à mettre en garde les élèves, qui sont le public potentiel
des actions de bizutage, contre cette interdiction et les sanctions qui
pourraient résulter d'une transgression des interdits. Nous le faisons
évidemment dans des réunions d'accueil, tant auprès des
élèves de la section " sports-études " dont j'ai
dit quelques mot tout à l'heure que des classes préparatoires.
Certains établissements - le Lycée Saint-Louis pour ne pas le
citer - prévoient des engagements écrits des élèves
de classes préparatoires pour ne pas verser dans ces actions de
bizutage.
Nous avons aussi l'obligation morale d'inviter les jeunes à briser la
loi du silence quand ils ont été victimes d'actes de bizutage
répréhensibles par la loi.
Evidemment, malgré une bonne information, dès lors que des
mesures d'interdiction sont prises, il y a risque de transgression des
interdits, notamment de la part des adolescents. Les psychiatres qui sont venus
témoigner pourraient en parler mieux que moi : il est presque dans
la nature des choses d'être tenté de franchir les interdits.
Il faut donc expliquer les interdits, avoir une démarche
éducative complémentaire par rapport à la loi. Puisque
nous avons mission de faire appliquer la loi, nous devons insister sur le
respect d'autrui. D'un point de vue déontologique, on doit s'interdire
de porter atteinte à la dignité des individus dans un
établissement scolaire.
La formule a été reprise dans le projet de loi, mais elle me
paraît trop vague et doit forcément donner lieu à
débat dans un établissement scolaire, pour savoir ce qui est
permis, ce qui est interdit, et quel est le seuil de l'atteinte à la
dignité. Je ne prendrai qu'un seul exemple d'un bizutage, avec des
degrés très divers dans la gravité des faits. Pour les
judokas, faire des "pompes" dans le couloir est une forme de bizutage.
Généralement, nous avons affaire à de beaux
athlètes et les étudiants de deuxième année se
permettent de demander aux "bleus" de première année de faire ces
" pompes ", y compris devant la gent féminine de la classe.
Ce
n'est pas facile à accepter, même s'ils sont habitués aux
exercices physiques. et aux "pompes" que leur demande leur entraîneur
dans le cadre d'un entraînement bien programmé. Mais cela se passe
dans un autre contexte où il n'y a pas atteinte à la
dignité.
Dès lors, il appartient au législateur de savoir à quel
moment il y aura atteinte à la liberté, à quel moment on
sera dans le domaine de ce qui reste acceptable, tolérable. Il nous
appartiendra de savoir si les faits sont répréhensibles par la
loi ou s'ils relèvent de sanctions disciplinaires. C'est un réel
problème.
Je voudrais revenir sur la "loi du silence" à propos de laquelle la
commission des lois n'a pas à se prononcer, mais qui empoisonne la vie
depuis très longtemps dans les établissements scolaires.
J'ai évoqué tout à l'heure la distinction à faire
entre la loi et le règlement intérieur, la notion d'un
établissement "fermé" par rapport à son environnement.
Cette "fermeture" s'explique notamment par la protection par rapport à
un environnement parfois délicat. Historiquement, la fermeture a
quelquefois eu une autre dimension ; on pensait pouvoir y faire
régner la loi, une loi propre à l'établissement. C'est
sans doute l'une des raisons de l'absence de remontée en surface de
phénomènes de bizutage qui, manifestement ne datent pas de 1997.
Les faits que j'ai vécus en tant qu'élève d'école
normale d'instituteurs étaient aussi graves que ceux que j'ai
été amenés à sanctionner cette année dans
mon établissement.
Tout cela ne relève plus uniquement du domaine même
législatif mais aussi de la réflexion interne au ministère
de l'Education nationale, avec les chefs d'établissements, les
collectivités, les communautés scolaires. Pour les
établissements scolaires, c'était sans doute la peur de la
médiatisation parfois outrancière, la peur du qu'en dira-t-on, la
peur de voir l'image d'un établissement scolaire écornée,
qui a amené à étouffer les affaires, à masquer la
réalité. Dans certains cas, je n'ose imaginer qu'il y ait eu des
preuves formelles. Sur la base de rumeurs qui s'amplifient, on a pu
éviter de trop creuser les choses pour ne pas se retrouver en
difficulté. Il y a là matière à réflexion.
Cela étant dit, pour en avoir discuté avec de très
nombreux collègues, les mentalités ont considérablement
évolué. Une nouvelle loi, une réactivation des textes
actuels, peut-être une synthèse des textes faite dans le cadre
d'une circulaire ministérielle en début d'année scolaire
et portée à la connaissance des membres de la communauté
scolaire, pourrait avoir un bon impact. Les adultes, les jeunes doivent
comprendre que la loi s'applique avec toute sa rigueur également au sein
des établissements scolaires, et que le Règlement
intérieur ne s'y substitue pas à la loi de l'Etat
français.
Le Règlement intérieur doit rappeler l'interdiction en termes
clairs. Il n'est pas là pour se substituer à la loi ; il
n'est fait que pour la compléter sur des dispositions de vie quotidienne
en particulier et parfois la reformuler en termes simples et accessibles
à tous, sachant que les lycées et collèges ne sont pas
peuplés que de juristes en puissance. Le Règlement
intérieur est là pour formuler les idées, pour les rendre
accessibles à tout le monde, et pour les raccrocher à l'acte
pédagogique, à l'acte éducatif et au respect des autres.
M. le PRÉSIDENT
- Merci, Monsieur le proviseur. Vous avez fait
allusion à quelques faits que j'avoue ne pas connaître à
propos de votre section " sports-études ".
M. DEVIS
- Monsieur le président, malgré nous, nous avons
fait la " une " des médias suite à des actes de
bizutage qui m'ont amené à enquêter très rapidement
et à sanctionner deux élèves. L'un d'eux est passé
en conseil de discipline après avoir été exclu
provisoirement de l'établissement. L'information a été
transmise à l'inspecteur d'académie. En outre, certains faits,
relativement graves ayant une connotation sexuelle, le procureur de la
République en a également été informé.
La chaîne hiérarchique a très bien fonctionné : Mme
la ministre des Enseignements scolaires est venue le lendemain même dans
l'établissement, avec évidemment tous les médias.
L'opération menée au niveau de l'établissement a eu une
résonance nationale.
M. le PRÉSIDENT
- Monsieur le proviseur, je me permets de vous
interrompre : pensez-vous qu'un ministre ne peut pas se déplacer sans
média ?
M. DEVIS
- Vous me permettrez de ne pas répondre à cette
question. J'ai constaté que les médias étaient là.
Dans un premier temps, l'écho qui a suivi a été assez
désagréable pour l'établissement qui était en
quelque sorte montré du doigt : il y avait du bizutage au lycée
Pothier. Comme ensuite, on nous a rendu hommage d'avoir traité le
problème avec fermeté, cela ne fut pas complètement
négatif pour l'établissement. C'est également ainsi que
l'on fait avancer les choses sur un plan plus général.
M. le PRÉSIDENT
- Merci de cette précision.
La parole est à M. Jolibois.
M. JOLIBOIS
- Une question, monsieur le proviseur : certes la loi du
silence empêche de savoir, mais quand on sait.. ! Autrefois, dans
certains cas, on savait !
Quelles sont les sanctions que vous pouvez prendre ? Vous pouvez
intervenir disciplinairement quand il y a dérapage du bizutage, pour
autant que l'on puisse faire une distinction entre " bon "
bizutage
et bizutage " dérapé ", qui serait un délit
actuellement poursuivi. Qu'avez-vous à votre disposition ? Vous
l'avez d'ailleurs utilisé.
M. DEVIS
- Selon la gravité des faits, cela va de l'avertissement
- qui n'est que l'annonce d'une sanction ultérieure en cas de
récidive ou d'une autre faute - à l'exclusion temporaire et au
conseil de discipline avant une exclusion définitive de
l'établissement.
M. JOLIBOIS
- Et aussi de déposer une plainte auprès du
procureur. (assentiment de M. Devis). Voilà donc les armes à
votre disposition. A votre connaissance, de nombreux chefs
d'établissement n'utilisent pas ces armes, non pas forcément
à cause de la loi du silence, mais parce qu'ils pensent que ce n'est pas
suffisamment grave pour prévenir le procureur. Cette décision
repose entre vos mains en fait.
M. DEVIS
- Il est vrai que l'on a un pouvoir d'appréciation de la
gravité des fautes commises dans un établissement scolaire, de ce
qui relève de la discipline de l'établissement et de ce qui est
une faute par rapport à la loi et relève éventuellement du
pénal. Il y a donc là, à l'évidence, un besoin de
formation complémentaire pour les chefs d'établissement.
Cette année, pour la première fois depuis longtemps, une
circulaire signée des deux ministres de tutelle, M. Allègre et
Mme Royal, a été publiée lors de la rentrée
scolaire . Elle faisait le point sur un certain nombre d'articles du Code
pénal concernant les interdits et les sanctions dans le cadre de la
violence ou de l'agression sexuelle.
Il est vrai que dans le bizutage - terme très ambigu qui peut
également comporter des éléments positifs - on trouve une
forme d'atteinte à la dignité de l'individu qui ne relève,
ni de l'agression sexuelle, ni de la violence au sens physique, mais qui place
l'individu en position délicate par rapport à un public qui
l'humilie. C'est peut-être sur ce point que l'on aurait besoin de
précision.
M. BONNET
- Vous avez déjà répondu partiellement
à ma question. J'ai également connu la tradition du bizutage
à l'Ecole normale. J'ai failli subir le bizutage mais j'y ai
échappé grâce à ma stature qui m'a permis de
résister à mes agresseurs. Mais ceci est une vieille affaire.
Néanmoins, je me pose la question parce que j'ai été
témoin, à cette époque déjà, de sanctions
contre des élèves de l'Ecole normale d'instituteurs qui avaient
abusé.
La question que je me pose maintenant est la suivante : il y a une circulaire
aujourd'hui. Faut-il encore légiférer ? L'outil dont nous
disposons n'est-il pas suffisant ? Je pose ma question naïvement et
je n'ai pas d'a priori dans ce domaine. Cela dit, je voudrais faire
l'économie d'un texte dans la mesure où l'on n'en a pas besoin.
Vous avez pratiquement répondu à la question, peut-être pas
assez précisément à mon goût. En tant que praticien,
avez-vous encore besoin de textes plus précis ?
M. DEVIS
- En tout cas, sur les atteintes à la dignité, on
a besoin au minimum d'une explication et d'une action pour permettre aux
établissements de se mettre au diapason. S'agissant de la loi et
n'étant pas juriste, j'avoue une relative incompétence dans ce
domaine pour vous répondre plus précisément.
M. BADINTER
- J'avais le sentiment que " violence "
et
" violence physique ", c'est aussi toutes les formes de
contrainte
morale auxquelles on ne peut pas résister. La violence, c'est ce qui est
contrainte.
M. JOLIBOIS
- Et la mise en danger selon le nouveau Code pénal.
M. BADINTER
- Je cherche, mais la spécificité
m'échappe.
M. HOEFFEL
- Le propos est sans doute raide, mais les politiques en
prennent parfois aussi " plein la figure ". Ne pensez-vous
pas que le
prétexte d'une loi consacrant le bizutage comme quelque chose de
condamnable, permettrait à certains patrons d'établissements de
s'abriter, alors que, jusqu'à présent, ils pensaient que ce
n'était pas interdit par la loi puisque c'était admis,
toléré ? Faut-il vraiment changer la loi ?
M. DEVIS
- Je ne sais pas si on tolérait vraiment. De nombreux
collègues ignorent ce qui se passe réellement.
Vous avez fait allusion à l'époque où nous étions
élèves-maîtres ; pour ma part, je suis convaincu que le
directeur de l'Ecole normale de l'époque ignorait ce qui se passait dans
son établissement. (Signes de protestation) Du moins, ne pouvait-il
connaître les choses les plus graves, ou alors il était fautif
à l'extrême car il les couvrait.
M. le PRÉSIDENT
- A mon époque, mon proviseur savait
très bien tout cela !
M. DEVIS
- Peut-être les mentalités ont-elles aussi
évolué chez les proviseurs.
Si l'arsenal juridique existe, tant mieux. Néanmoins, une loi qui
préciserait les choses en matière de bizutage pourrait avoir un
impact psychologique sur la population scolaire. Cela permettrait de dire que
les choses ont changé. Dans ce domaine, on avance toujours par
pallier ; peut-être a-t-on besoin de se sentir conforté. Je
reste donc modérément affirmatif, n'ayant pas tous les tenants et
aboutissants sur le plan juridique.
M. le PRÉSIDENT
- Y a-t-il d'autres questions ? (non)
On entend surtout parler de bizutage dans les classes
" prépas ". Pour ma part, cela ne me choque pas.
M. Michel DREYFUS-SCHMIDT
- Monsieur le président, je n'avais pas
d'autre question à poser, mais si l'on attaque le débat, je suis
de l'avis de M. le proviseur, à savoir que j'ai souvent combattu
les effets d'affiche. En l'occurrence, cela peut psychologiquement
démontrer que des choses sont interdites alors qu'on ne pouvait pas le
savoir.
Je ne voulais pas le dire, réservant cela pour le débat.
M. le PRÉSIDENT
- Vous avez eu raison.
M. DEVIS
- Pour conclure en ce qui me concerne, certains
défenseurs du bizutage, voire d'une forme de bizutage assez dur,
s'appuient sur le côté initiatique de celui-ci : on entre dans une
caste, on doit faire ses preuves, souffrir un peu etc. Cela ne touche
d'ailleurs pas uniquement l'Education nationale.
M. HOEFFEL
- Il y a le Ku Klux Klan !
M. DEVIS
- Cette année, j'ai l'exemple d'un étudiant qui
avait réussi quatre concours d'entrée dans des écoles
d'ingénieurs et à l'Ecole de l'Air. Il était très
motivé, il avait son brevet de pilote pour entrer à l'Ecole de
l'Air et il en a démissionné au bout de quatre jours pour cause
de bizutage. Il se retrouve en licence de physique - ce qui n'a rien de
déshonorant - mais il pouvait faire mieux.
Il y a donc ce sentiment d'appartenir à une caste et cette valeur
initiatique du bizutage. Implicitement, cela revient à l'idée que
la loi s'arrête à l'entrée de la caste. Cela me gêne,
non seulement par rapport à la loi elle même, mais aussi sur le
plan éducatif. Il faut savoir que tous les actes qui sont commis durant
cette période de l'adolescence et dans le système éducatif
ont en quelque sorte valeur d'exemple. On est dans une période
d'éducation, même si celle-ci peut se poursuivre jusqu'au dernier
souffle. Cela me paraît important de ce point de vue aussi.