LE RÔLE DES INTERVENANTS DANS LE MILIEU CARCÉRAL
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Dr Claude BALIER
Président d'une commission qui
a inspiré le projet de loi et fondateur du service
médico-psychologique régional de la prison de Varces
(Isère)
M. BALIER
.- J'indique tout de suite que ce que je vais
dire repose sur quinze années de pratique de chef de service dans un
SMPR à la maison d'arrêt de Varces, une maison d'arrêt qui
reçoit mille entrants par année et où nous avons vu le
taux de délinquants sexuels augmenter sensiblement à partir des
années 1989 et passer assez rapidement de 4 % environ à 10
ou 12 %.
Je m'appuierai également sur la publication de livres que j'ai faits, en
particulier "Psychanalyse des comportements sexuels violents", sur
une pratique
de chargé de mission par la Direction générale de la
santé, pendant trois ans, pour essayer de développer les soins
des agresseurs sexuels, de rapporteur de la commission santé-justice sur
les traitements applicables à cette population et, enfin, de responsable
d'une recherche importante financée par la Direction
générale de la santé, recherche que nous avons remise
début septembre, après trois années de travail, à
la D.G.S., et qui porte sur 176 délinquants sexuels
incarcérés en France sur 17 sites différents.
Ce n'est pas une population représentative de la population
incarcérée en France, car cela aurait été un
travail trop difficile et trop monumental, mais il s'agit d'un
échantillon conséquent. Nous avons d'ailleurs travaillé en
relations avec l'INSERM, et cette recherche est susceptible de nous donner des
renseignements importants sur le type de pathologie et les soins possibles.
Sur ces 176 délinquants sexuels, il y avait 65 % d'agressions sur
mineurs et il s'agissait de viols dans la moitié des cas, aussi bien des
incestes que des viols pratiqués par des personnes extérieures
à la famille. 35 % des agressions, par conséquent,
étaient des agressions sur des adultes.
Très rapidement, je voudrais resituer la pathologie, et j'irai dans le
même sens que le docteur Coutanceau tout à l'heure. On ne
naît pas "pervers", en quelque sorte. D'ailleurs, ce terme est de
plus en
plus évité, car il a une connotation purement morale et nous
renseigne très peu sur ce qui se passe profondément chez le
sujet. Or savoir ce qui se passe profondément chez le sujet, c'est
pouvoir ensuite le soigner.
Le fait que 30 % au moins (cela ressort de notre enquête et ce
résultat est corroboré par des enquêtes américaines)
des délinquants sexuels ont été eux-mêmes
abusés dans leur enfance nous indique qu'il y a des traumatismes
à l'origine, et cela confirme le fait que l'on ne naît pas
délinquant sexuel.
Lorsqu'il n'y a pas de traumatisme de ce genre-là, ce sont des
traumatismes très précoces qui se passent dans des relations
parentales extrêmement déficitaires.
Ce qui ressort de cette enquête, c'est que la pathologie est multiple (le
docteur Coutanceau l'a dit), mais plus particulièrement, nous constatons
un défaut de mentalisation. Pour bien comprendre les choses en
très peu de mots, il y a une sorte de vide fondamental dû aux
traumatismes très précoces. Quand il y a un vide complet dans la
pensée, cela veut dire que l'autre devient menaçant. C'est ainsi
qu'il faut comprendre les viols : c'est comme si la femme allait
pénétrer chez le sujet qui, pour s'en sortir, pour se sortir
alors d'une folie (car on est bien alors dans la folie), doit maîtriser
absolument, sur le plan externe, l'objet redoutable.
Lorsqu'il s'agit d'un enfant, c'est son double qu'il voit, le double qu'il a
été lorsqu'il était enfant, démuni et impuissant,
quelquefois abusé.
Devant cette espèce d'hallucination, il faut remettre d'urgence les
choses à l'extérieur.
Cela nous donne une indication sur une particularité de ces
personnalités, à savoir le clivage. Extérieurement, elles
peuvent se comporter de façon tout à fait satisfaisante et mettre
de côté radicalement l'aspect pathologique, ce qui entraîne
une angoisse profonde.
Cela a des conséquences très importantes. Si on se borne à
attendre la demande et à écouter, évidemment, on n'aura
rien parce que, du fait du clivage, la pathologie est mise de
côté. Il faut donc une attitude particulière (qu'ont
très peu les psychiatres, qui ne sont pas formés à cette
pathologie) pour aller au devant des choses et pour établir un contact
à un niveau profond.
Il ne s'agit pas de maladies, bien entendu, mais de troubles de la
personnalité, ce qui n'enlève nullement la responsabilité
du sujet. Au contraire, mettre le sujet devant ses responsabilités,
c'est un acte déjà thérapeutique.
Le problème de la récidive, tel qu'il est apparu dans notre
enquête, est nettement plus important que l'enquête du centre
d'étude de l'administration pénitentiaire, qui ne
considère que les cas judiciarisés en indiquant qu'il y a peu de
récidive. En fait, le tiers des entrants que nous avons vus avaient
déjà été incarcérés, mais la
moitié du groupe des 176 font état d'actes antérieurs non
judiciarisés, et les actes délictuels ont commencé
généralement peu de temps après l'adolescence.
Un autre constat très important que nous avons fait : plus il y a
de récidives, plus l'acte devient grave, comme si le sujet ne trouvait
pas une solution dans ses actes pour se sauver de la folie et qu'il allait
toujours de plus en plus loin. Nous avons des cas qui se sont évidemment
terminés très mal.
Cela pose le problème du traitement et du suivi.
En ce qui concerne tout d'abord la question de la demande, je dirai d'abord
que, parmi les 176 sujets que nous avons vus, 15 % ont dit : "je
ne
suis pas concerné ; la psychiatrie, ce n'est pas mon
problème et de toute façon, ce n'est pas moi, etc." Cela veut
dire que les médecins ne pourront rien et que l'idée d'une peine
systématique de suivi médical est illusoire pour cette
population. Il y aura donc là, de toute façon, un grave
problème à résoudre (parce que ce sont souvent les sujets
parmi les plus dangereux) qui restera de niveau purement judiciaire.
On nous a dit tout à l'heure qu'il y avait peu de demandes
spontanées et c'est vrai. On dit toujours qu'il n'y a que 5 à
10 % de demandes. Or notre enquête, qui comportait un questionnaire
extrêmement important nécessitant en moyenne trois heures et demi
d'entretien, en allant pour certains sujets jusqu'à neuf heures (en
plusieurs fois, bien entendu), a permis de nouer un contact étroit entre
l'investigateur et le délinquant.
50 % des sujets ont demandé à entrer en traitement
aussitôt après avoir passé le questionnaire et les autres
ont demandé un certain temps de délai pour se décider et
ont donné des réponses plus tardives et plus mesurées.
Cela veut dire que le problème de l'obligation de soins en prison n'est
pas d'actualité, n'est pas nécessaire, qu'il introduirait quelque
chose de faux dans la relation entre psychologues et patients et que, en outre,
il serait dangereux. En effet, si on en vient à l'idée, comme on
voit cette tendance surgir de temps en temps, qu'après tout, le
traitement hormonal résoudrait tous les problèmes, il est
évident qu'une obligation de soins qui consisterait à
délivrer un traitement hormonal d'autorité en prison serait
purement catastrophique, d'autant que, de toute façon, traitement
hormonal ou non, on sait que cela ne suffit pas à résoudre le
problème de la récidive. On connaît par exemple des cas de
castration chirurgicale effective qui n'ont pas empêché des
récidives. Cela a été notamment le cas en Allemagne, dans
les années 80.
J'introduis ainsi la notion du traitement. Certes, le traitement hormonal est
utile dans un certain nombre de cas (le docteur Cordier, qui en est le grand
spécialiste, parle de 10 à 20 % des cas), lorsqu'il y a des
fantasmes répétés dont le sujet se sent totalement
aliéné et qu'il y a alors une demande de sa part pour en sortir.
Mais, en prison, de toute façon, il est inutile, parce que nous pouvons
soulager le patient de ses fantasmes aliénants par d'autres moyens, au
travers d'actes de psychothérapie.
Le traitement de fond, par conséquent, se pose au niveau de
l'identité. Indéniablement, il s'agit d'une pathologie difficile
à traiter, mais il faut distinguer, entre le traitement et le suivi, ce
que les psychiatres ont confondu en disant : "qu'est-ce qu'est une
peine
de suivi ? C'est le médecin qui doit décider de la fin du
traitement".
Or cette peine de suivi, qui s'appelle désormais dans la loi "suivi
socio-judiciaire", ce qui est beaucoup mieux, est une chose à mon avis
extrêmement importante. L'enquête nous a
révélé que, dans cette menace de folie qui réside
à l'intérieur de l'identité du sujet, ou plutôt de
son défaut d'identité, les problèmes extérieurs,
les problèmes de réalité ont besoin d'être
posés très clairement. C'est tout à fait satisfaisant pour
eux et c'est rassurant.
Par conséquent, lorsque l'on dit à un sujet : "vous devriez
vous faire soigner", ce n'est pas dans le sens de l'obligation que le
psychiatre doit l'entendre. J'ai traité de nombreux sujets, en dehors du
milieu carcéral, qui étaient soumis à une obligation, et
ma force était de dire : "monsieur, si on a prononcé une
incitation, une injonction ou une obligation de soins, c'est vraiment qu'il y a
quelque chose qui ne va pas à l'intérieur de vous et que vous ne
voyez pas. Donc voyons-le ensemble". C'est alors que se déclenchait une
véritable relation qui devenait rapidement thérapeutique.
Cela dit, le traitement de fond est difficile. Il faut des
équipes : on ne peut pas travailler seul avec ces sujets. On peut
donc imaginer (c'est ce qui se fait déjà) qu'un traitement de
fond pourrait être fait au niveau des SMPR, c'est-à-dire dans les
maisons d'arrêt, en attente du jugement ou peu de temps après
celui-ci.
Ensuite, il faut considérer le long temps d'application de la peine, qui
se fait en établissement pour peine et, à cet égard, on
peut considérer qu'il s'agit d'entretenir l'acquis qui a
été réalisé dans le cadre d'un travail
d'équipe important, c'est-à-dire que la dépense
d'énergie est beaucoup moins importante tout au long de ces
années où il s'agit d'entretenir l'acquis, notamment par des
techniques de groupe, des ateliers, etc.
Eventuellement (cela se fait déjà dans certains SMPR), il
conviendrait de reprendre le sujet six mois avant la sortie (c'est ce qui se
fait au SMPR de Fresnes) pour bien reprendre les choses en mains avant la
sortie. Si cette action est assortie d'un suivi de longue haleine, ce simple
suivi permet à coup sûr d'éviter des récidives. Je
veux parler d'un suivi par un médecin, par un psychologue ou par un
agent de probation. J'ai travaillé beaucoup avec des agents de
probation, et je peux dire que j'étais plus libre pour discuter avec eux
par rapport au secret professionnel qu'avec le juge d'application des peines et
que j'en ai rencontré des quantités qui faisaient un excellent
travail de suivi pendant des années et, à coup sûr,
évitaient une récidive.
Comme je le disais tout à l'heure, ces sujets ont besoin d'actes
extérieurs, d'actes bien posés et de rappels de la
réalité, ce qui les rassure et leur permet de mieux
maîtriser leur déficit.
Il reste un point très important (mais je le traiterai
rapidement) : le problème de la formation des équipes. En
psychiatrie, on a été jusque ici très peu confronté
à cette pathologie. Les équipes qui interviennent maintenant dans
les établissements pour peine, qui sont des équipes de secteur,
sont désemparées et nous demandent ce qu'il faut faire.
Nous avons le même problème pour les experts. Il y a très
peu de temps, un expert a écrit dans un texte : "sur ces
sujets-là, je ne vois pas de maladie mentale et par conséquent,
c'est un problème purement judiciaire" (en matière de maladies
mentales, il se référait à la schizophrénie ou
quelque chose de ce genre).
C'est pour tenter de résoudre ce gros problème de formation que
nous avons créé une association pour la recherche et le
traitement des auteurs d'agressions sexuelles et que nous nous
déplaçons en province, mais il est évident que le
problème doit être pris dans une beaucoup plus large
échelle.