N° 301
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 février 2020 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires économiques (1) sur la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace ,
Par M. Franck MONTAUGÉ et Mme Sylviane NOËL,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; Mme Élisabeth Lamure, MM. Daniel Gremillet, Alain Chatillon, Martial Bourquin, Franck Montaugé, Mmes Anne-Catherine Loisier, Noëlle Rauscent, M. Alain Bertrand, Mme Cécile Cukierman, M. Jean-Pierre Decool , vice-présidents ; MM. François Calvet, Daniel Laurent, Mmes Catherine Procaccia, Viviane Artigalas, Valérie Létard , secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Anne-Marie Bertrand, MM. Yves Bouloux, Bernard Buis, Henri Cabanel, Mmes Anne Chain-Larché, Marie-Christine Chauvin, Catherine Conconne, Agnès Constant, MM. Roland Courteau, Pierre Cuypers, Marc Daunis, Daniel Dubois, Laurent Duplomb, Alain Duran, Mmes Dominique Estrosi Sassone, Françoise Férat, M. Fabien Gay, Mme Annie Guillemot, MM. Xavier Iacovelli, Jean-Marie Janssens, Joël Labbé, Mme Marie-Noëlle Lienemann, MM. Pierre Louault, Michel Magras, Jean-François Mayet, Franck Menonville, Jean-Pierre Moga, Mmes Patricia Morhet-Richaud, Sylviane Noël, MM. Jackie Pierre, Michel Raison, Mmes Évelyne Renaud-Garabedian, Denise Saint-Pé, M. Jean-Claude Tissot . |
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Sénat : |
48 et 302 (2019-2020) |
L'ESSENTIEL
Le 10 octobre dernier, Sophie Primas, présidente, et l'ensemble des membres de la commission des affaires économiques déposaient la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace (consultable, ainsi que son dossier de presse, sur le site internet du Sénat ). La proposition de loi a ensuite été co-signée par plus de la moitié des sénateurs tous groupes politiques confondus . À la demande de Sophie Primas, le président du Sénat a saisi le Conseil d'État dans la foulée afin de recueillir son avis sur la proposition de loi et, ainsi, en conforter la portée juridique.
Réunie le mercredi 5 février 2020, la commission des affaires économiques a examiné le rapport de Mme Sylviane Noël et de M. Franck Montaugé sur cette proposition de loi. La commission a conforté et enrichi le texte.
I. L'OBJECTIF DE LA PROPOSITION DE LOI : REDONNER DU POUVOIR AU CONSOMMATEUR-INTERNAUTE EN DÉFINISSANT UNE RÉGULATION ÉCONOMIQUE ADAPTÉE À L'ÈRE DES GÉANTS DU NUMÉRIQUE
A. LE CONSTAT : L'ENFERMEMENT CROISSANT DES CONSOMMATEURS SUR INTERNET RÉSULTE DE LA CONSTITUTION D'OLIGOPOLES AUTORISÉE PAR UNE RÉGULATION LACUNAIRE
1. Une économie du monopole et du conglomérat
Le constat est connu et rappelé à longueur de rapports, en France, en Europe et au-delà : le modèle d'affaires des principales plateformes numériques repose sur des effets de réseau massifs, des rendements d'échelle extrêmes, des économies de gamme, la collecte et l'exploitation de données massives et des cycles d'innovation particulièrement courts qui permettent une croissance rapide et à l'échelle mondiale. Ces spécificités des plateformes favorisent l'acquisition de positions dominantes, voire de monopoles, et la constitution de grands conglomérats mondiaux. Dans le monde numérique, « le gagnant prend tout » (« the winner takes all ») !
La concentration excessive du marché en oligopole remet en question la possibilité de voir émerger des acteurs concurrents, avec des impacts négatifs sur l'économie tels que la constitution de rentes ou une moindre innovation. L'exposé des motifs de la proposition de loi rappelle quelques grandes données : la capitalisation boursière de Google et d'Apple équivaut à celle de l'ensemble du CAC 40. Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) réalisent un chiffre d'affaires comparable aux recettes fiscales françaises. Le tiers de l'humanité est sur Facebook et utilise Android. Afin de renforcer leur position dominante, les Gafam ont procédé, ces dix dernières années, à environ 400 acquisitions, souvent avec le même profil : une jeune entreprise, au nombre d'utilisateurs croissant rapidement, avec un chiffre d'affaires encore limité mais dont le potentiel est estimé très important.
2. Un enfermement croissant du consommateur portant atteinte à sa liberté de choix
Le numérique commercial s'est développé depuis les années 1990. À la faveur de la réduction des coûts des infrastructures et des équipements numériques, le commerce en ligne n'a cessé d'augmenter. Même s'il reste encore minoritaire aujourd'hui en France (près de 10 % des ventes de détail selon la Fevad ), il connaît une croissance forte et régulière (+ 13,4 % du chiffre d'affaires en 2018 selon la même source), et la part effectuée à travers les terminaux mobiles est également en forte croissance (passée de 4 à 8 % du commerce en ligne en 2014 à plus de 20 % en 2018 selon la même source). La raison en est simple : chacun bénéficie d'un accès à une offre démultipliée et à portée de main, ou à portée de clic.
Il n'est pas question, pour les auteurs de la proposition de loi, de nier que le numérique est avant tout une opportunité économique pour la France et qu'il a apporté de nombreuses avancées pour les consommateurs , dont chacun peut, au quotidien, mesurer l'utilité. Nous devons une grande partie de ces avancées à ceux qu'on appelle, de façon un peu rapide, les « géants du numérique », souvent désignés par l'acronyme Gafam.
Mais, alors que le web devait être synonyme d'ouverture et de liberté, l'apparition de grands acteurs dominants a conduit à l'émergence d'un web en silos , enfermant le consommateur dans des écosystèmes en vue de le rendre captif, le privant ainsi de son libre choix.
Une fois dominants, les acteurs ont toute latitude pour restreindre la liberté de choix du consommateur par des pratiques délibérées. La liberté de choix du consommateur, c'est la possibilité de recourir à plusieurs solutions ou de n'en retenir aucune ! Au-delà de priver le consommateur d'une véritable liberté de choix, elles peuvent engendrer des préjudices concurrentiels particulièrement forts, rapides et irrémédiables.
La problématique est particulièrement prégnante sur les smartphones : leur écosystème logiciel est régi par le duopole formé par Google et Apple (selon une répartition respective d'environ 75 % contre 25 % ). Notre accès à internet est donc régi par ces deux « gate-keepers » ou « gardes-barrières » qui ont tout loisir de mettre en place des pratiques visant à enfermer le consommateur et à limiter la concurrence. De même, Facebook est aujourd'hui le réseau social de référence, qui revendique 40 millions d'utilisateurs dans notre pays .
Ces enjeux justifient la mise en place de régulations économiques. C'est contre un verrouillage du marché par les plateformes se traduisant par un enfermement des consommateurs que la proposition de loi entend lutter.
3. Une régulation lacunaire et permissive
Les auteurs de la proposition de loi font le constat de l'échec du droit en vigueur à contenir cette tendance et à permettre au consommateur de garder la main.
Le droit de la concurrence (abus de position dominante, ententes, concentration) interne comme européen apparaît suffisamment plastique pour s'adapter à de nombreuses caractéristiques de l'économie numérique. Mais il donne également l'image d'une certaine impuissance publique en raison de la lenteur des procédures : sept ans pour l'affaire Google Shopping, sept ans pour l'affaire Google Android... Et pendant ce temps, la position des acteurs a pu être confortée, et les concurrents évincés. Et la procédure se poursuit désormais devant le tribunal de l'Union européenne !
Certes, comme le Sénat le demandait depuis plusieurs années déjà , la Commission européenne accepte désormais de recourir à des mesures conservatoires : elle a, pour la première fois depuis vingt ans, prononcé une telle mesure à l'encontre de Broadcomm en octobre dernier. Mais les critères du recours à de telles mesures sont toujours trop restrictifs et mériteraient d'être amendés. Au niveau national, la transposition par voie d'ordonnance de la directive dite « ECN+ » adoptée en 2018 et proposée dans le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l'ère numérique, permettra également d'accélérer les procédures.
Mais il existe aujourd'hui un consensus pour dire que l'approche ex post qui caractérise le droit de la concurrence n'est pas adaptée au marché numérique, qui se caractérise par des cycles d'innovation particulièrement courts et permettant au premier de « tout prendre ».
Au-delà du droit de la concurrence, la France peut se targuer de disposer de certains outils précurseurs. En vue de protéger le consommateur , la loi pour une République numérique de 2016 a introduit la définition d'opérateur de plateforme en ligne afin de développer la transparence sur ces marchés. Ces opérateurs sont tenus de « délivrer au consommateur une information loyale, claire et transparente » concernant le fonctionnement du service d'intermédiation proposé et les facteurs influençant le référencement et le classement (art. L. 111-7 du code de la consommation).
S'agissant du droit encadrant les relations entre professionnels , les dispositions relatives aux pratiques restrictives de concurrence, souvent appelées « petit » droit de la concurrence (titre IV du livre IV code de commerce), ont été appliquées à l'économie numérique et ont permis de condamner certaines pratiques de plateformes numériques au cours des dernières années. Ainsi en septembre 2019 Amazon a été condamnée à une amende de 4 millions d'euros pour des clauses contractuelles déséquilibrées envers les entreprises ayant recours à la plateforme. Il existe également dans notre droit une disposition propre au secteur touristique introduite à l'initiative du Sénat dans la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques de 2015, qui interdit les clauses de parité tarifaire entre les plateformes de réservation en ligne et les hôteliers.
Hormis les grandes affaires antitrust traitées par la Commission européenne, le droit européen est quant à lui longtemps resté très timoré dès qu'il s'agissait de s'attaquer aux « services de la société de l'information », tels que désignés par la directive dite « e-commerce » de 2000 . Afin de favoriser le développement de l'économie numérique en Europe, un régime de responsabilité dit « limitée » a été défini au bénéfice des plateformes désignées comme des hébergeurs de contenus. Son corollaire est d'interdire aux Etats d'intervenir pour réglementer des plateformes qui ne seraient pas établies sur leur territoire, sauf motifs précisément énumérés, comme la protection du consommateur. On ne peut aujourd'hui que constater les limites de ce modèle : la Chine a les « BATX » (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), les Russes sont parvenus à développer certains acteurs domestiques importants (Yandex, VKontakte), seuls les Européens sont dépendants des acteurs américains et doivent aujourd'hui déployer des trésors d'ingéniosité pour créer des « Gafam » européens.
Deux initiatives récentes rejoignent cependant les dispositions de nature plus interventionnistes de notre droit national . Il s'agit en premier lieu de la directive dite « une nouvelle donne pour les consommateurs » de novembre dernier , que les États membres devront transposer d'ici au 28 novembre 2021. Elle prévoit notamment des obligations de transparence renforcées pour les plateformes en vue de mieux protéger les consommateurs. S'agissant des relations entre professionnels, le règlement dit « platform to business » (P2B) publié le 12 juillet 2019 et qui entrera en application en juillet 2020, a permis d'introduire la notion de plateforme et de renforcer au niveau européen les obligations de transparence des plateformes vis-à-vis de leurs utilisateurs professionnels.
Tous les acteurs publics considèrent que les États doivent se mettre à niveau technologiquement et juridiquement pour réguler ces acteurs numériques devenus systémiques.
Les auteurs de la proposition de loi et les rapporteurs partagent l'idée que ces acteurs doivent se voir appliquer un certain nombre de règles spécifiques, à l'instar de ce qui a été fait pour les banques systémiques.
Devant la commission, le ministre en charge du numérique a lui-même considéré que « ces règles pourraient porter sur l'interopérabilité ou la régulation d'infrastructures devenues essentielles. Un contrôle extrêmement fort des acquisitions pourrait être instauré pour éviter les acquisitions tueuses et développer l'innovation, car nous sommes aujourd'hui dans une situation de quasi-oligopole, mais aussi pour des raisons démocratiques... Globalement, une mise à jour de l'action publique est indispensable, sans quoi c'est sa pertinence qui pourrait être remise en cause ».
On ne saurait mieux dire la nécessité d'agir ! États-Unis, Chine, Australie, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Union européenne... Partout dans le monde, des réflexions ont lieu sur la nécessité d'adapter la régulation économique aux nouveaux enjeux posés par l'économie numérique. Le moment que nous vivons est donc celui d'une prise de conscience générale. Elle est certes tardive, mais elle ouvre enfin une fenêtre d'opportunité après tant d'années d'atermoiements.