B. UNE PROPOSITION DE LOI QUI REPRODUIT LES ÉCUEILS DU PASSÉ

Si elle fait état de certaines difficultés rencontrées lors de la première mise en oeuvre de la police de proximité, la proposition de loi ne paraît pas en tirer toutes les leçons dans les orientations et la méthode envisagées. Elle se fonde en effet sur le postulat que le dispositif de police de proximité n'aurait pas produit tous ses effets uniquement faute de moyens et de temps, et comporte, à ce titre, le risque de reproduire les écueils du passé.

1. La nécessité impérieuse de sortir de l'opposition entre police répressive et police préventive

Les politiques de sécurité intérieure conduites au cours des vingt dernières années traduisent une fracture constante entre les tenants d'une police dite de prévention et les tenants d'une police d'intervention.

La proposition de loi ne paraît pas faire exception sur ce point. En effet, si elle ne passe pas sous silence la fonction répressive de la police , elle insiste sur sa fonction préventive. Ainsi, la création des agents de police de proximité, dont l'article 2 de la proposition de loi définit le statut, aurait pour objectif principal « d'anticiper et prévenir les troubles à l'ordre public ». Pour ce faire, le panel des missions confiées à ces agents serait large, pouvant aller, comme le précisent les auteurs du texte dans l'exposé des motifs, jusqu'à la sensibilisation des citoyens aux questions de sécurité et à l'organisation d'opérations culturelles et sportives.

Or, comme l'ont relevé à juste titre la plupart des personnes auditionnées par votre rapporteur, l'efficacité et l'efficience de la politique de sécurité nécessitent de dépasser cette opposition, la prévention et la répression constituant les deux piliers essentiels et indissociables des missions de la police nationale.

Le retour d'expérience sur la politique de police de proximité conduite au cours de la législature 1997-2002 est, à cet égard, éclairant.

L'objectif affiché de la politique de proximité était de lutter contre le « sentiment » d'insécurité, par une présence diurne plus voyante mais moins répressive, comme si ce sentiment était fantasmé par la population et ne s'appuyait pas sur une réalité de la délinquance.

Or, selon les informations recueillies par votre rapporteur au cours de ses travaux préparatoires, la priorité donnée à la prévention aurait eu, dans un grand nombre de cas, un effet contre-productif. En effet, elle aurait conduit les agents placés en proximité à limiter leurs interventions et leurs interpellations de manière à apaiser les tensions dans les secteurs les plus difficiles, avec pour conséquence une augmentation de la réalité et donc du sentiment d'insécurité.

Les statistiques de la délinquance paraissent d'ailleurs le confirmer. Le quatrième et dernier rapport d'évaluation de la police de proximité 7 ( * ) , auquel votre rapporteur a pu avoir accès, constate que le niveau général de délinquance a augmenté de 5,2 % entre 1998 et 2002. Si la délinquance de voie publique a légèrement baissé (- 2,2 %), les violences aux personnes ont connu une très forte hausse, de 32 % sur la période. La délinquance juvénile a elle-même fortement progressé alors que la police n'avait jamais été aussi disposée au « dialogue ».

Qui plus est, votre rapporteur constate que l'option choisie à l'époque de la mise en oeuvre de la police de proximité de renforcer les effectifs de police au cours de la journée, au détriment de la présence nocturne, n'allait pas dans le sens d'une action efficace contre l'activité délinquante, dont on sait qu'elle se déroule plus volontiers de nuit.

Ce problème devra impérativement être traité dans le cadre de la future police de sécurité du quotidien annoncée par le Président de la République. La police est chroniquement en sous-effectif de nuit, notamment en raison d'une séparation rigide des équipes diurnes et nocturnes et du trop faible avantage financier consenti aux « nuitiers », avantage inférieur à un euro par heure.

De l'avis de votre rapporteur, la restauration d'un sentiment de sécurité au sein de la population requiert une politique ferme de lutte contre l'impunité. Si la conduite d'une politique préventive est essentielle et fait partie intégrante des missions de la police, elle ne doit pas se faire au détriment d'une politique répressive et d'une réponse judiciaire ferme. La première mesure de prévention doit en effet reposer sur la présence sur le terrain de policiers potentiellement répressifs et sur la certitude de la réponse pénale en cas de violation de la loi.

Le rapport d'évaluation précité relevait ainsi, s'agissant des quartiers les plus difficiles où la police de proximité avait été implantée, que « faute de réponse judiciaire ferme, il est constaté que le redéploiement des policiers non accompagné de réponses durables aux problèmes de la délinquance accroît les risques d'affrontements, d'outrages et de rebellions. Le sentiment d'impunité fait ressortir et amplifie le sentiment d'insécurité et la confiance accrue que la population avait investie au démarrage du dispositif est déçue ». Il en concluait que « l'option préventive, coûteuse en moyens humains par définition, ne produit pas de sécurité si elle n'est validée par une répression ultime ».

Aussi la mise en place d'une police de proximité ne peut-elle être conçue sans une coordination avec l'ensemble des autres maillons de la chaîne pénale, qu'il s'agisse des services de police judiciaire, des services d'investigation ou encore de l'autorité judiciaire elle-même.

À cet égard, votre commission regrette que la proposition de loi , en prévoyant la création d'un statut spécifique pour les agents de police de proximité (article 2) et d'une direction générale indépendante de la direction générale de la police nationale (article 3), envisage la police de proximité comme une fonction distincte des autres missions de la police nationale .

Plutôt que de juxtaposer de nouvelles forces à celles existantes, il apparaîtrait préférable à votre commission de réorganiser l'ensemble des forces de police - les forces de sécurité publique, mais également les services de police judiciaire, les forces de sécurité mobile, etc. -, de manière intégrée et coordonnée.

Enfin, votre rapporteur tient à se faire l'écho des préoccupations exprimées par nombre de personnes qu'il a entendues au cours de ses auditions, qui ont insisté sur l'impossibilité pour la police nationale de porter, à elle seule, la responsabilité de la conduite de la politique de sécurité sur notre territoire. La prévention au sens large commence avec la protection maternelle et infantile et se poursuit avec l'éducation nationale et l'action sociale, culturelle et sportive, etc. Entre ces deux cercles existent celui de la prévention spécialisée. Ces champs ne sont pas ceux des forces de l'ordre qui ne sauraient se substituer aux autres professionnels, même si un travail concerté entre tous est souhaitable.

De ce point de vue, votre commission estime que certaines missions mentionnées par les auteurs de la proposition de loi, en particulier l'organisation d'activités culturelles et sportives, dépassent très largement le champ d'action de la police nationale. Il est indispensable de ne pas extraire les policiers, déjà trop peu nombreux, de leur coeur de métier.

2. Une politique difficile à implémenter dans le contexte budgétaire actuel

La politique de police de proximité mise en oeuvre à la fin des années 1990 a pâti du manque de moyens et d'effectifs qui lui ont été attribués.

Ce constat a été partagé par la plupart des personnes entendues par votre rapporteur, selon lesquelles le manque d'effectifs avait, dans de nombreuses circonscriptions, réduit considérablement la présence des agents de police sur le terrain, remettant en cause la raison d'être de la police de proximité. Certes, l'expérimentation initialement conduite sur un nombre restreint de circonscriptions de sécurité avait été accompagnée d'un renforcement des effectifs, avec des résultats plutôt concluants. Sa généralisation à l'ensemble du territoire national a en revanche été réalisée à moyens constants, soulevant des difficultés importantes d'organisation.

Ainsi, dans les territoires où la police de proximité avait effectivement permis la collecte d'informations sur la délinquance auprès des acteurs de terrain ou de la population, ces renseignements ont été d'autant moins traités que le déploiement de la police de proximité s'était fait au détriment des unités d'investigation et d'intervention.

Au demeurant, comme le relève le rapport d'évaluation précité, la politique de la police de proximité a souffert du manque de qualification des personnels déployés sur le terrain.

Sa mise en oeuvre s'est en effet en grande partie appuyée, comme précisé précédemment, sur l'affectation d'adjoints de sécurité (ADS). Cette stratégie, qui a certes permis de renforcer la présence policière sur la voie publique, n'a pas été sans inconvénient : présentant un niveau de recrutement et de préparation moindre que les agents de police, les adjoints de sécurité ne disposaient en effet ni de l'autonomie, ni de l'expérience nécessaires pour assurer le spectre des missions confiées à la police de proximité.

Qui plus est, les agents de police affectés en tant que « proximiers » dans les quartiers les plus sensibles étaient généralement des personnels nouvellement recrutés, parfois positionnés en première affectation, disposant d'une expérience de terrain très limitée, voire inexistante. Le rapport d'évaluation publié en avril 2001 constatait ainsi que « la présence de fonctionnaires peu expérimentés dans les quartiers difficiles et la sur-représentation des ADS entraînent [...] plus de difficultés tout en mettant en péril la sécurité de ces policiers vulnérables ».

Si elle prévoit d'adapter les effectifs aux spécificités des circonscriptions, la proposition de loi envisage une généralisation du modèle de la police de proximité à l'ensemble du territoire, comme cela a été fait dans le cadre de l'expérience menée sous la législature 1997-2002. Sans qu'il soit aisé d'évaluer avec précision le nombre d'effectifs supplémentaires nécessaires au déploiement du dispositif envisagé par la proposition de loi, votre commission juge qu'il serait illusoire, dans le contexte budgétaire actuel, d'assurer sa mise en oeuvre, sans cibler des zones ou des circonscriptions prioritaires .

En effet, selon les indications fournies à votre rapporteur par la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) lors de son audition, les services et unités de sécurité publique sont d'ores et déjà en sous-effectif dans de nombreuses circonscriptions. Les effectifs supplémentaires récemment annoncés par le Président de la République - 7 500 policiers supplémentaires sur la durée du quinquennat - devraient permettre de combler le sous-emploi dans les zones concernées, mais ne permettront pas de dégager des effectifs complémentaires pour assurer, comme le prévoit la proposition de loi, le déploiement d'une police de proximité sur l'ensemble du territoire national.

Sans possibilité de renforcer massivement les effectifs de la police nationale, la mise en oeuvre d'une police de proximité risquerait par ailleurs de se faire au détriment d'autres services de la police nationale, en particulier des services police judiciaire, déjà fortement engorgés.

Aussi votre commission est-elle convaincue qu'aucune réorganisation de la police au bénéfice d'une plus grande proximité avec la population ne pourra être engagée sans une réflexion préalable et d'ampleur sur la rationalisation des moyens de la police ainsi que sur la simplification de la procédure pénale , toutes deux nécessaires pour libérer de plus amples capacités opérationnelles au sein de la police nationale. Le rapport d'évaluation de la police de proximité précité soulevait déjà cette difficulté, indiquant que « l'effet induit du formalisme est redoutable en termes d'occupation du terrain pour les policiers qui doivent satisfaire aux exigences de la loi et consacrer davantage de temps aux formalités internes des procédures, de plus en plus au détriment du fond ». C'était écrit il y a seize ans. Le constat reste valable.

À cet égard, les efforts annoncés par le ministère de l'intérieur pour pourvoir par des personnels civils des emplois administratifs actuellement occupés par des personnels actifs, de manière à redéployer ces derniers sur le terrain méritent l'attention et, s'ils sont confirmés, le soutien de votre commission.

Par ailleurs, les annonces du Président de la République sur le projet de mise en oeuvre d'une police de sécurité du quotidien, aux contours certes encore flous, ainsi que sur une future réforme de la procédure pénale, paraissent également aller dans le bon sens.

L'expérimentation de la police de sécurité du quotidien

Dans son discours aux forces de sécurité intérieure du 18 octobre dernier, le Président de la République a présenté les principales lignes de la future police de sécurité du quotidien, dont l'objectif est de réformer en profondeur l'organisation et les modalités d'action des forces de sécurité sur le territoire national.

Pensée comme devant dépasser l'opposition traditionnelle entre police de proximité et police d'intervention, la police de sécurité du quotidien devrait reposer sur trois objectifs :

- donner aux forces de sécurité les moyens et les méthodes pour agir plus efficacement ;

- déconcentrer davantage les politiques de sécurité et renforcer les partenariats locaux avec les collectivités territoriales, les polices municipales, les associations, etc. ;

- renforcer le lien avec la population, en améliorant l'accessibilité des services publics de la sécurité, en améliorant la communication sur l'action des forces de l'ordre, en développant la participation citoyenne à l'action de sécurité.

La mise en place de cette politique débutera, au premier semestre 2018, par l'expérimentation de nouveaux dispositifs dans une quinzaine de circonscriptions de sécurité, réparties sur le territoire.

Enfin, votre rapporteur constate, à la lumière des témoignages entendus au cours de ses auditions, que les difficultés rencontrées il y a vingt ans à l'occasion de la première expérience de police de proximité, notamment s'agissant de la difficulté d'affectation d'agents expérimentés dans les quartiers les plus sensibles, demeurent, ce qui invite à conduire une réflexion sur la réforme des modalités d'affectation et de répartition des forces de police sur notre territoire.

3. Une stratégie territoriale incomplète

La proposition de loi conçoit la police de proximité comme une police territorialisée, dont le déploiement au niveau local reposerait sur des stratégies définies, pour chaque territoire, au sein des conseils locaux et intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance.

Si votre rapporteur partage l'idée d'une nécessaire territorialisation de l'action policière, accompagnée d'une déconcentration de la prise de décision, il regrette que la stratégie territoriale envisagée par la proposition de loi fasse fi de l'ensemble des dispositifs policiers existants . Notamment, la question de l'articulation de la nouvelle police de proximité avec les zones de sécurité prioritaires n'est pas abordée.

De même, la proposition de loi ne tient pas compte du développement, au cours des deux dernières décennies, des polices municipales, qui jouent désormais un rôle central dans l'action de sécurité de proximité. Les effectifs de police municipale (hors agents de surveillance de la voie publique) ont doublé en vingt ans et quadruplé en trente ans et constituent désormais la troisième force de sécurité de la République.

Enfin, si ses auteurs regrettent la disparition des anciennes brigades territoriales de la gendarmerie nationale, la proposition de loi n'aborde le retour à une politique de sécurité de proximité que sous l'angle de la police nationale. Or, la gendarmerie nationale intervient sur près de 95 % du territoire national, au service d'environ 50 % de la population française.

De telles omissions sont regrettables, car l'on ne saurait repenser l'action policière de proximité sans réfléchir à l'articulation de l'ensemble des acteurs engagés sur le terrain.

Le lancement du projet de police de sécurité du quotidien, récemment annoncé par le Président de la République, constitue, en ce sens, une occasion de réfléchir à la réorganisation des forces de sécurité intérieure et à l'évolution de leurs modalités d'action. Dans ce contexte et au-delà des difficultés précédemment soulevées, l 'adoption de la proposition de loi, avant même l'achèvement du processus de consultation lancé par le Gouvernement, apparaîtrait prématurée en raison de son calendrier.

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Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas adopté la proposition de loi n° 715 (2016-2017) visant à réhabiliter la police de proximité.

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution , la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.


* 7 Évaluation de la police de proximité, quatrième rapport, co-rédigé par l'inspection générale de la police nationale (IGPN), l'inspection générale de l'administration (IGA), la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), la direction de la formation de la police nationale (DFPN) et l'institut des hautes études de sécurité intérieure (IHESI), avril 2001.

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