LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
La proposition de résolution européenne soumise à l'examen de votre commission des affaires européennes par notre collègue Nathalie Goulet tend à la création d'un Tribunal pénal international chargé de juger les djihadistes européens ayant servi avec Daech , en raison du caractère particulièrement grave des crimes que ces combattants terroristes étrangers auraient pu commettre en Syrie et en Irak.
Naturellement, certaines personnes peuvent être impliquées dans le conflit en Syrie et en Irak sans être à l'origine d'actions violentes. Comme le notait le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur les filières djihadistes, « l'ensemble des comportements djihadistes ne relèvent pas d'une incrimination pénale ou ne permettent pas de rapporter une preuve recevable dans le cadre d'une procédure judiciaire ».
Il convient de relever le caractère inédit de la proposition de Mme Nathalie Goulet, qui ne figure ni dans les différents textes adoptés par les institutions européennes sur la lutte contre le terrorisme, ni parmi les travaux du Sénat en la matière, ni dans les propositions du Gouvernement.
Pour juger les djihadistes auteurs de tels crimes, trois principales solutions seraient possibles :
- les juridictions nationales : c'est le cas actuellement en France ;
- les juridictions pénales internationales, c'est-à-dire, pour l'essentiel, la Cour pénale internationale ( cf . infra ) ;
- un tribunal ad hoc , comme le propose notre collègue Nathalie Goulet.
Il existe d'ailleurs des précédents, pour les conflits en ex-Yougoslavie et le génocide rwandais ( cf . infra ). De même, des juridictions spéciales ont été mises en place par un accord entre les autorités nationales de l'État dans lequel les crimes ont été commis et les Nations Unies, par exemple pour la Sierra Leone et le Liban. Enfin, il existe aussi des mécanismes juridictionnels hybrides institués au sein des systèmes judiciaires nationaux, où siègent à la fois des juges nationaux et des juges internationaux : ce fut, par exemple, le cas pour les crimes commis au Timor oriental, au Cambodge ou en Bosnie-Herzégovine. Ce système, néanmoins, requiert l'accord des autorités de l'État concerné.
LA RÉPONSE PÉNALE FRANÇAISE AU RETOUR DES DJIHADISTES
En France, le dispositif judiciaire antiterroriste se caractérise par des juridictions spécialisées , et non par une justice d'exception. Il a permis, selon le rapport de la commission d'enquête relative aux filières djihadistes, « de réprimer avec efficacité les auteurs d'infractions terroristes ».
La réponse judiciaire française repose sur l' association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste , définie, depuis une loi de juillet 1996, par l' article 421-2-1 du code pénal comme « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme ». Cette disposition est rédigée de façon suffisamment large pour viser aussi bien les départs vers un théâtre d'opérations terroristes que les agissements des combattants terroristes revenus sur le territoire national, mais aussi ceux des recruteurs et des facilitateurs. Elle permet d'incriminer la simple appartenance à une organisation terroriste déterminée, dès lors que l'individu affilié connaissait les objectifs de cette organisation et y a adhéré volontairement.
L'INFRACTION DE MALFAITEUR TERRORISTE ET SA RÉPRESSION L'infraction de malfaiteur terroriste revêt une nature délictuelle ou criminelle selon le comportement incriminé et se trouve réprimée de la manière suivante : - participation à une association de malfaiteurs terroriste (délit) : 10 ans d'emprisonnement ; - participation à une association de malfaiteurs terroriste ayant pour objet la préparation de crimes d'atteintes aux personnes ou des destructions par substances explosives ou incendiaires susceptibles d'entraîner la mort (crime) : 30 ans de réclusion criminelle (20 ans avant l'entrée en vigueur de la loi du 21 juillet 2016) ; - direction ou organisation d'une association de malfaiteurs terroriste (crime) : 30 ans de réclusion criminelle (20 ans avant l'entrée en vigueur de la loi du 21 juillet 2016) ; - direction ou organisation d'une association de malfaiteurs terroriste ayant pour objet la préparation de crimes d'atteintes aux personnes ou des destructions par substances explosives ou incendiaires susceptibles d'entraîner la mort (crime) : réclusion criminelle à perpétuité (30 ans avant l'entrée en vigueur de la loi du 21 juillet 2016). |
Comme le relève le rapport de la commission d'enquête sénatoriale, « notre dispositif judiciaire antiterroriste se caractérise par une centralisation parisienne et une spécialisation des magistrats pour la répression des infractions terroristes ». Ainsi, « en pratique, le parquet de Paris se saisit de l'ensemble des cas de départs d'individus sur des théâtres d'opérations de groupements terroristes sous la qualification d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Selon les informations de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, dont le directeur, M. Rémy Heitz, a été auditionné par vos rapporteurs, les moyens humains affectés à la section C1 du parquet de Paris, spécialisée dans la lutte contre le terrorisme, ont été accrus depuis les attentats de 2015 et 2016, avec treize magistrats, alors qu'elle n'en comptait que cinq quelques années auparavant. Par ailleurs, le pôle antiterroriste de l'instruction comprend onze magistrats instructeurs et deux juges d'application des peines ont une compétence exclusive pour le suivi des condamnés terroristes.
Lors de son audition, M. Rémy Heitz a également fourni à vos rapporteurs les chiffres relatifs au contentieux dit des filières irako-syriennes , c'est-à-dire les procédures ouvertes pour association de malfaiteurs terroriste visée comme infraction unique ou principale (incluant les affaires mettant en cause des individus qui n'ont pas réussi à rejoindre la zone irako-syrienne), ainsi que ceux portant plus particulièrement sur les individus de retour en France.
LES CHIFFRES DE LA JUDICIARISATION DES FILIÈRES IRAKO-SYRIENNES Depuis 2012, la section C1 a procédé à 626 saisines liées au contentieux djihadiste Syrie-Irak, dont : - 456 dossiers en cours (231 enquêtes préliminaires et 225 informations judiciaires) ; - 170 dossiers clôturés (86 jugements ou dossiers en attente de jugement, 59 supplétifs ou jonctions, 25 classements sans suite). Au total, ce sont 1 448 individus qui font ou ont fait l'objet d'enquêtes judiciaires , dont : - 395 mis en examen (257 placés en détention provisoire, 138 placés sous contrôle judiciaire) ; - 790 visés par des enquêtes en cours ; - 263 jugés ou visés dans des informations judiciaires clôturées (56 en attente d'un jugement et 207 jugés). S'agissant plus précisément des chiffres concernant des individus de retour de zone irako-syrienne , à la date du 7 novembre 2017, les services de renseignement recensent au total 244 individus majeurs rentrés sur le territoire national après avoir séjourné en zone irako-syrienne, dont 178 hommes et 66 femmes. Parmi eux, 174 sont judiciarisés en ce sens qu'ils font actuellement l'objet de poursuites judiciaires (mis en examen ou en attente de jugement) ou ont été condamnés du chef de participation à une association de malfaiteurs terroriste, dont : - 141 sont écroués sous le régime de la détention provisoire ou en exécution de peine après condamnation ; - 33 font l'objet d'un suivi judiciaire en milieu ouvert (contrôle judiciaire ou aménagement de peine) susceptible d'être révoqué par l'autorité judiciaire en cas de manquement ou font l'objet d'un mandat d'arrêt. À noter que, sur ce total de 174 individus majeurs faisant l'objet d'un traitement judiciaire, 6 étaient mineurs au moment des faits et relèvent de ce fait des juridictions pénales pour mineurs. Les individus majeurs restants, n'ayant pas encore fait l'objet de poursuites judiciaires (retours anciens), font l'objet d'un suivi par les services de renseignement ou sont ciblés par un service de police judiciaire en vue de leur interpellation et leur présentation à l'autorité judiciaire. Enfin, 58 très jeunes mineurs se trouvent actuellement sur le territoire national après un séjour sur zone et sont donc concernés, ou ont vocation à être concernés, par le dispositif de prise en charge civile des mineurs de retour de zone irako-syrienne en application des circulaires des 23 et 24 mars 2017. Source : Ministère de la justice (direction des affaires criminelles et des grâces). |
Par ailleurs, l'article 421-2-6 du code pénal, introduit par la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, permet l'incrimination des actions individuelles de terrorisme et s'applique à tous les comportements terroristes individuels s'inscrivant dans un projet d'action violente déjà suffisamment établi, y compris à l'étranger 15 ( * ) .
Enfin, le ministère de la justice a indiqué à vos rapporteurs que la politique pénale française s'appliquait également :
- aux femmes : « La place grandissante qui leur est affectée par les organisations terroristes et le niveau d'endoctrinement que ces dernières sont susceptibles de présenter ont conduit le parquet de Paris à leur appliquer la même politique pénale que pour les hommes. Ainsi, sauf à démontrer l'existence d'un élément de contrainte, les femmes parties sur zone sont systématiquement judiciarisées » à leur retour ;
- et aux mineurs : « Le niveau de dangerosité qu'ils sont susceptibles de représenter à leur retour sur notre territoire nécessite que le traitement pénal des actes qui peut leur être reprochés s'articule avec une prise en charge éducative et psychologique particulièrement adaptée. Ces mineurs font l'objet, comme leurs parents, de placement en garde-à-vue (ou en retenue pour les mineurs de 10 à 13 ans), à leur arrivée sur le territoire national. À l'issue de la mesure de contrainte, pour le cas où des poursuites pénales seraient engagées, le procureur de la République doit examiner parallèlement l'opportunité de saisir le juge des enfants d'une requête en assistance éducative. Dans leur grande majorité, les enfants de djihadistes - exposés dès leur plus jeune âge à des scènes de violence extrême et à une altération de la perception du fonctionnement social - présentent un niveau de traumatisme et de fragilité psychologique qui invite à la plus grande précaution quant à la nature de l'orientation judiciaire qu'il convient de retenir à leur égard » 16 ( * ) .
M. Gérard Collomb, ministre d'État, ministre de l'intérieur, en réponse à une question d'actualité de notre collègue Nathalie Goulet sur le retour des djihadistes, le 26 octobre dernier, a résumé cette politique : « Le traitement judiciaire est systématique, retenant une qualification de nature criminelle. Le procureur de la République de Paris a la charge de cette question. Depuis 2015, le placement en garde en vue est systématique pour les femmes, les hommes et les quelques mineurs combattants. Après la garde à vue, le juge des libertés et de la détention peut décider d'une incarcération. Actuellement, plus de 130 sont en prison. Quant aux autres, ceux en liberté, ils font tous l'objet d'un suivi administratif par la DGSI ou d'un suivi socio-judiciaire ».
Au total, le dispositif judiciaire français permet de juger les combattants terroristes étrangers de nationalité française de retour des théâtres d'opération.
Mais il permet aussi, du fait de la compétence universelle pour ce type d'incriminations, de juger les auteurs de crimes contre l'humanité et de génocide.
* 15 Sur le fondement de l'article 113-6 du code pénal.
* 16 C'est pourquoi des circulaires du 23 et du 24 mars 2017 ont institué une prise en charge des mineurs à leur retour de zone irako-syrienne.