VERS UNE NOUVELLE APPROCHE DE L'UNION EUROPÉENNE
La Commission européenne semble avoir tardé à prendre la pleine mesure des risques que les positions dominantes dans le domaine numérique font peser sur les acteurs européens et ce n'est que récemment qu'elle a introduit cette préoccupation dans la stratégie numérique européenne qu'elle a été chargée de définir et dont elle assure le suivi.
De leur côté, les autorités nationales de la concurrence se sont efforcées, à des degrés divers il est vrai, de promouvoir la prise de mesures provisoires comme le montre l'analyse de leurs pratiques en la matière à laquelle elles ont procédé en 2003, analyse assortie d'une recommandation pour une mise en oeuvre effective et efficace.
Enfin, le Parlement européen et tout récemment la commissaire européenne en charge de la concurrence ont évoqué l'opportunité de recourir à des mesures provisoires.
L'INTRODUCTION D'UN VOLET CONCURRENTIEL DANS LA STRATÉGIE NUMÉRIQUE POUR L'UNION EUROPÉENNE
La prise de conscience par l'Union européenne du retard pris dans l'innovation et la régulation numérique ainsi que de sa faiblesse à l'égard des grands acteurs privés de l'Internet apparaît récente, son approche en la matière ayant en effet longtemps été limitée à la mise en place d'un marché unique 10 ( * ) . Il a fallu attendre la nouvelle Commission, présidée par M. Jean-Claude Juncker, pour que le numérique soit envisagé dans toutes ses dimensions : emploi, croissance, équité et changement démocratique.
La Commission a ainsi présenté le 6 mai 2015 11 ( * ) une stratégie numérique pour l'Europe qui comprend seize initiatives, regroupées en trois piliers : le renforcement du marché unique européen, la régulation concurrentielle et la politique industrielle.
La régulation concurrentielle des plateformes numériques y est identifiée comme une nécessité, la Commission relevant à cet égard que la puissance grandissante de certaines plateformes sur le marché s'accompagne d'un « manque de transparence quant à la manière dont elles utilisent les informations qu'elles obtiennent, leur pouvoir de négociation par rapport à celui de leurs clients, qui peut se refléter dans les conditions qu'elles pratiquent (en particulier à l'égard des PME), la promotion de leurs propres services au détriment des concurrents et des politiques tarifaires non transparentes, ou des restrictions concernant la fixation des prix et les conditions de vente ». Et d'ajouter qu'alors même que certaines plateformes en ligne sont désormais devenues des acteurs économiques à part entière dans de nombreux secteurs de l'économie, « la manière dont elles utilisent leur puissance sur le marché pose un certain nombre de problèmes ».
En 2015, la Commission a lancé une enquête sectorielle sur le commerce électronique et souligne plus particulièrement, dans son rapport sur la politique de concurrence 2015 12 ( * ) , le rôle clé des moteurs de recherche qui guident les consommateurs dans l'environnement numérique. Dans ce même rapport, elle déclare que ce marché est l'« une de ses priorités en matière de mise en oeuvre ».
Dans une communication du 25 mai 2016 sur les plateformes en ligne et le marché du numérique 13 ( * ) , la Commission a indiqué qu'il convenait d'examiner les politiques commerciales des plateformes pour garantir un « environnement économique équitable et propice à l'innovation ».
Récemment, le 10 mai 2017, la Commission a annoncé, dans le cadre de son examen à mi-parcours de la « Stratégie pour le marché unique numérique 14 ( * ) », qu'avant la fin de l'année en cours, elle élaborerait des instruments législatifs destinés à lutter contre les clauses contractuelles et pratiques commerciales déloyales constatées dans les relations de plateformes à entreprise, sur la base d'une analyse d'impact approfondie. Elle indique par ailleurs avoir engagé plusieurs dialogues avec lesdites plateformes et, surtout, confirme qu'elle entend faire usage de ses prérogatives dans l'application du droit de la concurrence pour permettre une concurrence équitable dans le secteur des plateformes.
Le dernier Conseil européen des 22 et 23 juin 2017, qui a rappelé l'importance que revêt le bon fonctionnement du marché unique et la nécessité de poursuivre les efforts afin d'atteindre le niveau d'ambition affiché, a mentionné spécifiquement le marché unique numérique dans ses conclusions. Plus précisément, celles-ci ont mis l'accent sur la nécessité d'un meilleur contrôle du respect des règles qui y sont liées 15 ( * ) .
LA MISE EN oeUVRE PAR LES AUTORITÉS NATIONALES DE CONCURRENCE DE LA FACULTÉ DE PRONONCER DES MESURES CONSERVATOIRES EN CAS DE SUSPICION RAISONNABLE D'ATTEINTE AUX RÈGLES DE CONCURRENCE
L'analyse des décisions des différentes autorités nationales de concurrence montre une grande diversité tant du cadre juridique des mesures conservatoires que dans la pratique qu'elles en ont développées.
Une pratique peu développée des mesures conservatoires
En décembre 2013, les autorités nationales de concurrence ont adopté une recommandation sur le pouvoir de prendre des mesures provisoires pour une mise en oeuvre effective des règles européennes de concurrence, en particulier lorsqu'il est avéré que la décision au fond interviendra trop tardivement pour éviter la disparition des concurrents de l'entreprise qui abuse d'une position dominante.
L'article 5 du règlement (CE) n° 1/2003 prévoit en effet que ces autorités, agissant d'office ou sur une plainte, peuvent ordonner de telles mesures. De manière générale, il apparaît que les lois nationales reprennent le plus souvent les critères de l'article 8 du règlement : l'urgence, le dommage sérieux et irréparable à la concurrence, la présomption sérieuse d'une infraction au droit de la concurrence. Certaines autorités nationales ont une vision plus large du dommage qui concerne aussi bien les intérêts économiques généraux que l'intérêt général, l'économie dans son ensemble ou celle d'un secteur défini et les intérêts des consommateurs.
La difficulté la plus sérieuse concerne la suspicion d'atteinte à la concurrence dont la caractérisation est plus ou moins exigeante selon l'interprétation qu'en donnent les autorités et les juridictions qui contrôlent leurs décisions en la matière.
Enfin, l'urgence étant un élément déterminant de la mise en oeuvre de ces procédures, les autorités nationales y accordent une attention toute particulière. Pour autant, les mesures qu'elles prennent ont souvent une durée insuffisante pour prévenir le dommage qui les a conduites à intervenir. Quant au suivi de la mise en oeuvre effective des mesures, il apparaît particulièrement inégal, certaines autorités n'étant pas dotées de pouvoirs coercitifs suffisants.
La recommandation adoptée par les autorités nationales de concurrence comporte un certain nombre de suggestions d'harmonisation sur ces différents points pour une mise en oeuvre effective de mesures conservatoires.
Fin 2015, votre commission des affaires européennes s'est penchée sur l'application des règles de concurrence par les autorités nationales de concurrence, dans le cadre de la consultation publique lancée par la Commission européenne « Habiliter les autorités de concurrence à appliquer les règles de concurrence plus efficacement ».
À la suite de ce rapport 16 ( * ) , votre rapporteur a déposé une proposition de résolution européenne recommandant une harmonisation de l'application des règles européennes de concurrence par les autorités nationales 17 ( * ) , qui a été examinée par votre commission et est devenue résolution du Sénat le 20 mars 2016 18 ( * ) .
Une proposition de directive tendant à renforcer les moyens des autorités nationales de concurrence
Dans la suite de la consultation qu'elle avait lancée en 2015, la Commission européenne a publié le 24 mars 2017 une proposition de directive (COM (2017) 142) visant à doter les autorités de concurrence des États membres de davantage de moyens pour mettre en oeuvre plus efficacement les règles de concurrence pour garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. Ce texte devrait être l'occasion de remédier aux insuffisances et aux divergences constatées en la matière.
En favorisant une plus grande convergence des textes et des pratiques, notamment sur les mesures conservatoires, il pourrait prévenir l'apparition de risques de distorsion concurrentielle entre les États membres à raison de la politique concurrentielle mise en oeuvre.
LA DEMANDE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET LES RÉFLEXIONS DE LA COMMISSAIRE À LA CONCURRENCE
Le Parlement européen a relevé le non recours à des mesures provisoires dans sa résolution du 19 janvier 2016 sur le rapport annuel de l'Union européenne sur la politique de concurrence et demandé à la Commission de déterminer si de telles mesures ne pourraient pas être prises sur le marché unique.
Tout récemment, à la suite de la décision Google , la commissaire européenne en charge de la concurrence, Mme Margrethe Vestager, a indiqué que la Commission examinait les conditions de mise en oeuvre de mesures provisoires en cas d'abus de position dominante. Elle a précisé à cet égard qu'il convenait d'identifier les raisons pour lesquelles cet instrument n'est pas habituellement utilisé avant d'indiquer que la pratique française en la matière ferait l'objet d'un examen attentif.
La Direction générale de la concurrence a toutefois relativisé la portée de ces propos en rappelant depuis lors que ce sujet était examiné parmi d'autres.
* 10 COM(2012) 784 final « Une stratégie numérique pour l'Europe : faire du numérique un moteur de la croissance européenne. »
* 11 COM(2015) 192 final « Stratégie pour un marché unique du numérique en Europe . »
* 12 Rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions sur la politique de concurrence 201, SWD(2016) 198 final.
* 13 COM(2016) 288 final - Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur « Les plateformes en ligne et le marché unique numérique- Perspectives et défis pour l'Europe. »
* 14 COM(2017) 228 final - Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur « L'examen à mi-parcours de la mise en oeuvre de la stratégie pour le marché unique numérique - Un marché connecté pour tous . »
* 15 CEUCO 8/17 CONCL 3 Réunion du Conseil européen (22 et 23 juin 2017) - Conclusions.
* 16 Rapport d'information n° 396 (2015-2016) de M. Philippe Bonnecarrère, fait au nom de la commission des affaires européennes « Mieux appliquer le droit européen de la concurrence au niveau national : pour une convergence maîtrisée » , 11 février 2016.
* 17 Proposition de résolution européenne n° 403 (2015-2016), présentée, au nom de la commission des affaires européennes, par M. Philippe Bonnecarrère, 15 février 2016.
* 18 Résolution n° 112 (2015-2016) du Sénat le 20 mars 2016.