N° 674
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2016-2017
Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 juillet 2017 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la proposition de résolution européenne présentée par Mme Catherine MORIN-DESAILLY en application de l'article 73 quinquies du Règlement, pour une réforme des conditions d' utilisation des mesures conservatoires prévues par le règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence ,
Par M. Philippe BONNECARRÈRE,
Sénateur
et TEXTE DE LA COMMISSION
(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Émorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, M. Claude Haut, Mmes Sophie Joissains, Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard, Alain Vasselle. |
Voir le numéro :
Sénat : |
613 (2016-2017) |
AVANT-PROPOS
Conformément à l'article 73 quinquies du règlement du Sénat, votre commission des affaires européennes est chargée d'examiner la proposition de résolution européenne n° 613 (2016-2017) pour une réforme des conditions d'utilisation des mesures conservatoires prévues par le règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence, déposée par notre collègue Mme Catherine Morin-Desailly le 5 juillet 2017.
La proposition de résolution européenne prend appui sur la « Stratégie pour un marché unique du numérique en Europe » lancée par une communication de la Commission européenne du 6 mai 2015 et les conclusions du Conseil européen des 22 et 23 juin 2017 sur l'importance que revêt le bon fonctionnement du marché unique y compris le marché unique du numérique. Elle met en oeuvre la faculté prévue par l'article 88-4 de la Constitution qui permet au Sénat de formaliser une proposition de résolution européenne sur « tout document émanant d'une institution européenne ».
Le bon fonctionnement du marché intérieur, qui est l'un des piliers de la construction européenne, exige une concurrence libre et non faussée. À cet effet, les acteurs de marché, et singulièrement les entreprises, sont tenus de respecter des règles qui bénéficient à la fois aux consommateurs, qui ont accès aux biens et services au prix du marché, et aux entreprises, qui doivent veiller à rester compétitives. L'abus de position dominante influence la structure du marché et tend à aggraver la faiblesse du degré de concurrence ; le développement de l'activité des acteurs européens se trouve ainsi menacé par certains comportements des plateformes numériques incompatibles avec des conditions de concurrence équitable.
L'auteure de la proposition de résolution estime que la Commission européenne n'intervient pas avec suffisamment d'efficacité dans la lutte contre les abus de position dominante dans ce secteur : les délais d'enquête et de sanction face à de tels comportements laissent en effet perdurer des situations d'atteinte à la concurrence qui nuisent gravement aux entreprises européennes dont elles pénalisent parfois irrémédiablement les capacités de développement. La récente condamnation de la société mère de l'entreprise américaine Google pour un abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche de treize pays européens qui confère depuis plusieurs années un avantage illégal à son service de comparaison de prix, n'est ainsi intervenue qu'à l'issue d'une procédure qui a duré plus de sept années, alors même que le rythme des évolutions dans ce secteur est particulièrement rapide.
Pour faciliter une réaction plus rapide et donc plus efficace lorsque l'urgence le justifie, notre collègue, qui suit attentivement depuis plusieurs années le développement du numérique, secteur d'activité crucial s'il en est, souhaite que la Commission européenne ait la possibilité effective de mettre en oeuvre les mesures provisoires prévues à l'article 8 du règlement (CE) n° 1/2003 qui organise les procédures d'enquête et de sanction en matière d'entente et d'abus de position dominante. Elle propose, à cet effet, un assouplissement, sur le modèle du texte français, de l'un des critères de définition du risque d'atteinte à la concurrence : celui du caractère irréparable du préjudice résultant du comportement de l'entreprise dominante.
Après avoir évoqué les difficultés de la lutte européenne contre les pratiques anticoncurrentielles des plateformes numériques (I), le présent rapport examinera dans quelle mesure cette proposition d'assouplissement est susceptible de faciliter la mise en oeuvre de mesures conservatoires par la Commission européenne en cas d'abus de position dominante sur le marché européen et les compléments qui pourraient lui être utilement apportés pour renforcer et accélérer l'effectivité de la lutte contre de tels comportements (II).
LA LUTTE EUROPÉENNE CONTRE LES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES N'EST PAS SUFFISAMMENT EFFICACE
Le développement accéléré du numérique et le poids relatif prépondérant de quelques grands acteurs enclins à abuser de leur position dominante sur le marché européen exigent une régulation concurrentielle réactive pour accompagner l'émergence et le développement des acteurs économiques européens. Or, en l'état, cette régulation manque encore trop souvent d'efficacité car les mesures coercitives interviennent trop tardivement.
DES ACTEURS ENCLINS À ABUSER DE LEUR POSITION DOMINANTE
Les grandes plateformes numériques exercent une position dominante de fait sur l'économie mondiale qui tend à s'accroître. Leur stratégie de développement des services qu'elles offrent est en effet susceptible de générer des abus de position dominante particulièrement préjudiciables à l'économie européenne.
UNE POSITION DOMINANTE DE FAIT SUR UNE PART CROISSANTE DE L'ÉCONOMIE MONDIALE
Les grandes plateformes ont conduit la construction de leurs positions dominantes en plusieurs étapes.
La numérisation des contenus culturels a permis l'émergence de puissantes plateformes numériques
À partir des années 2000 s'est ouverte la numérisation la plus simple techniquement : celle des contenus culturels et de l'information. Cette première vague a permis l'émergence des « GAFA » 1 ( * ) , les géants du numérique, et d'une série de positions dominantes.
Au centre de la révolution numérique se trouvent en effet les plateformes numériques - moteurs de recherche, marchés électroniques, fournisseurs de contenus, médias sociaux -, qui permettent aux internautes d'interagir, d'échanger et de commercer en « surfant » sur plus d'un milliard de pages Internet.
Le principal enjeu apparu avec la numérisation des contenus est la profusion de positions dominantes, un débat régulièrement cristallisé par le moteur de recherche Google et sa part de marché mondiale de 90 % des requêtes. Les utilisateurs ont intérêt à recourir à la même plateforme pour avoir accès à la base la plus large de vidéos, d'articles, de morceaux de musique... Or les marchés numériques n'ont pas de taille critique (les rendements sont croissants) et le coût marginal est faible : ajouter une nouvelle vidéo ou un nouveau morceau ne coûte presque rien. Il en résulte que la plateforme la plus compétitive devient à terme dominante.
Les marchés des contenus numériques sont ainsi monopolistiques, voire oligopolistiques : Facebook pour les réseaux sociaux, Spotify (et Deezer ) pour le streaming musical, Apple et l'achat de musique, Netflix et les séries télévisées, TripAdvisor dans le conseil touristique, Wikipédia pour l'encyclopédie, YouTube (et Dailymotion ) pour les vidéos, etc.
Les effets de réseaux et le développement de l'offre de services en ligne
Les plateformes tirent désormais leur puissance des effets réseaux qui alimentent une dynamique de croissance souvent exponentielle de l'offre de services en ligne. Des pans entiers des secteurs et des modèles d'entreprises traditionnels comme les transports, l'hôtellerie, ou encore le commerce sont ainsi transformés par la « plateformisation » de l'économie qui détermine l'offre de nouveaux services économiques et sociétaux.
Un petit nombre de plateformes a réussi, en l'espace de quelques années, à capter une part croissante de la création de valeur, ce qui tend à bouleverser les règles du jeu économique, la nouvelle répartition du profit entre entreprises s'effectuant pour une part entre celles qui savent mettre les outils Internet au coeur de leur modèle d'entreprise et les autres.
Les services susceptibles d'être offerts sur les plateformes sont autant de relais de croissance, singulièrement en Europe, pour les citoyens, les entreprises et les collectivités publiques qui entendent exploiter la formidable opportunité offerte par la généralisation de l'Internet. Or les grandes plateformes historiques, qui ont pris une avance décisive pour y développer avec succès de nouveaux services, bénéficient incontestablement d'une situation de position dominante dont elles sont tentées d'abuser.
Tel pourrait d'ailleurs être également le cas des nouvelles plateformes de services qui ont connu un développement particulièrement rapide au cours des dernières années et qui mettent en relation clients et offreurs de services, en particulier des entreprises traditionnelles : hôtels, compagnies aériennes, restaurants ou encore professionnels de santé, etc.
DES PRATIQUES ABUSIVES PARTICULIÈREMENT PRÉJUDICIABLES À L'ÉCONOMIE EUROPÉENNE
De nouveaux enjeux de politiques publiques sont apparus avec le développement du numérique : outre la nécessité d'une régulation concurrentielle, les questions afférentes à la propriété et à la protection des données ou encore le traitement fiscal des entreprises numériques qui mettent en oeuvre en la matière des stratégies d'optimisation particulièrement offensives, sont autant de problématiques qui dépassent le cadre du présent rapport mais dont la criticité n'en est pas moindre.
Les grands acteurs, qui ont mis en place les plateformes et sont aussi les premiers à y développer des services, sont fortement tentés d'évincer toute concurrence en la matière. Ils tendent, ce faisant, à abuser de leur position dominante, notamment pour mettre systématiquement en avant leurs produits, voire exclure ou cantonner les initiatives de tiers.
Ce n'est pas la position dominante qui est incriminée mais bien l'abus d'une telle position. Celui-ci est susceptible d'être sanctionné dès lors qu'il emporte une restriction de la concurrence sur une partie géographique du marché européen ou sur un produit, au profit exclusif d'une ou plusieurs entreprises dont l'objectif est d'éliminer leurs concurrents.
La liste non limitative de pratiques abusives figurant à l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ou les plaintes enregistrées par les autorités nationales de concurrence, dont l'Autorité de la concurrence française, ainsi que les faits identifiés dans les procédures pour abus de position de dominante conduites par la Commission européenne illustrent ces comportements d'éviction particulièrement préjudiciables aux acteurs européens.
DÉFINITION EUROPÉENNE DE L'ABUS DE POSITION DOMINANTE Article 102 du TFUE (ex-article 82 TCE) Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à : a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction non équitables, b) limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs, c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence, d) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats. |
* 1 Pour Google , Apple , Facebook et Amazon.