M. le président. La parole est à M. Alexandre Basquin, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
M. Alexandre Basquin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en mars dernier, j’avais souligné un fait : ce projet de loi ne suscitait absolument pas l’enthousiasme, avec son lot de dispositions fourre-tout, souvent très techniques et aux thématiques larges et diverses. Vous ne serez donc pas surpris si j’en fais aujourd’hui le même et malheureux constat.
Malheureux, nous ne pouvons que regretter que ce texte parle très peu des difficultés du quotidien de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Nous conservons ainsi ce sentiment amer, d’ailleurs largement partagé dans l’opinion publique, d’une Union européenne déconnectée et technocratique, sachant se réunir pour décider d’une profusion de normes secondaires et anecdotiques, mais restant trop souvent divisée sur l’essentiel, même si elle est bien obligée de l’occulter.
Et quand son action est étayée par une ambition sérieuse, comme sur la transparence des entreprises, la majorité sénatoriale fait en sorte que soit maintenue une certaine opacité.
Je regrette, également, l’absence de plusieurs sujets politiques : rien n’est proposé en matière de justice et d’harmonisation sociales ; rien sur la lutte contre l’évasion fiscale ; rien pour l’égalité et la lutte contre les discriminations ; rien qui réponde foncièrement aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) en matière environnementale.
En définitive, donc, rien de très progressiste dans ce projet de loi : les textes européens restent un carcan, la règle d’or continue de nous tenir en laisse, et les marchés financiers gardent la main.
Soyons clairs et lucides : ce Ddadue s’inscrit toujours dans cette même ligne libérale, celle qui reste le chemin suivi pour la gouvernance de l’Union européenne depuis bien trop longtemps et, de facto, par le Gouvernement, au regard des propositions de transposition formulées dans ce projet de loi.
De plus, nous déplorons qu’aucun amendement de notre groupe n’ait été retenu. Pourtant, nos propositions étaient porteuses d’avancées significatives : sur la transparence des entreprises, sur la question essentielle de l’énergie, sur la régulation, si nécessaire, des cryptoactifs, ou encore sur le soutien au dialogue social, pour ne citer que quelques exemples.
Enfin, je souhaitais présenter un dernier point, qui me tient particulièrement à cœur : la question des données personnelles.
Ainsi, l’article 30 permet la mise à disposition de données de géolocalisation des conducteurs. Cette mesure est particulièrement symptomatique du capitalisme de surveillance, formule démocratisée par la chercheuse et sociologue américaine Shoshana Zuboff, que nous vivons – je dirais même que nous le subissons – toutes et tous. Il s’agit d’une nouvelle atteinte à la vie privée au sujet de laquelle la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) avait d’ailleurs émis les plus grandes réserves.
Il devient de plus en plus insupportable que nous laissions faire, sans broncher, cette captation permanente de nos données personnelles par, d’un côté, les géants américains de la tech, et de l’autre, les organismes chinois.
On parle de règlement général sur la protection des données, d’AI Act, de Digital Services Act, de Digital Markets Act. Ils sont autant d’outils de régulation, même si, selon moi, l’ensemble reste très perfectible et très léger. Or, dans le même temps, nous avons permis, ici, avec cette rédaction de l’article 30, la captation de données provenant des GPS. C’est un réel non-sens, une contradiction et, surtout, in fine, une nouvelle porte ouverte en grand au seul bénéfice des Big Tech, soyons-en certains. Je vous avoue ne pas comprendre ce choix.
Sur cette question fondamentale des données personnelles, pour nos sociétés modernes comme pour notre avenir commun, il nous faut être beaucoup plus offensifs. Au Parlement et au Gouvernement, il faut arrêter de jouer petit bras et de continuer à se placer dans une situation de dépendance vis-à-vis des géants du numérique.
Pour conclure, et compte tenu de la présence, tout de même, d’avancées certaines dans le texte, nous conservons la position de vote que nous avions exprimée en mars dernier, à savoir l’abstention.
M. le président. La parole est à Mme Anne Souyris, pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires.
Mme Anne Souyris. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ce projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne s’inscrit dans un mouvement inédit de reculs environnementaux, démocratiques et juridiques que notre collègue Jacques Fernique avait dénoncés dès la première lecture.
La réunion de la commission mixte paritaire, qui a eu lieu ce 31 mars et a abouti à l’adoption d’un texte commun, a acté de nombreux détricotages du Pacte vert européen opérés par notre chambre en première lecture, ce que mon groupe déplore.
Sur la forme, ce projet de loi va à l’encontre de l’exigence d’intelligibilité du travail parlementaire, en traitant d’une trentaine de textes à la fois.
Par ailleurs, le Gouvernement abuse des habilitations à légiférer par ordonnance, une habitude qui devient une forme chronique de dessaisissement du Parlement.
Bien sûr, de nombreuses dispositions correspondent à des évolutions européennes positives, que mon groupe approuve, comme celles qui visent à renforcer la transparence des marchés financiers européens.
C’est également le cas de la mise en œuvre pratique du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, indispensable dans cette période où les ressources propres sont cruciales pour renforcer l’Europe et où la trajectoire pour le climat, difficile à tenir, doit être la priorité.
Mais ne nous y trompons pas, le bilan global de ce texte est bien décevant. Comme je l’ai dit, il a été l’occasion de remettre en cause le Pacte vert, faisant écho au paquet Omnibus, au travers duquel trop nombreux sont ceux qui souhaitent concrétiser l’affaiblissement européen de la transition écologique.
Cela commence par l’une des mesures les plus importantes du paquet Climat : la fin de la vente des voitures neuves à moteur thermique en 2035. La remise en question de cet objectif n’est de fait qu’une posture idéologique, puisque le règlement concerné est d’application directe. Or les industriels ont besoin d’une trajectoire sécurisante et stable, actée par l’Europe et ses États membres. C’est là que se joue l’avenir de notre filière automobile, de ses emplois, de sa compétitivité. Pourquoi retarder encore notre mutation industrielle, alors que la Chine et les États-Unis ont dix à quinze ans d’avance ?
Certes, tout cela serait plus cohérent si le budget 2025 n’avait pas brutalement réduit les aides à l’acquisition de véhicules propres. Il faudra que l’accompagnement social soit à la hauteur.
Mon groupe a été bien seul pour défendre le maintien de cette ambition européenne, et nous n’avons vu aucun amendement de rétablissement du Gouvernement. Quel signal envoie-t-on là ? Il s’agit d’un véritable encouragement pour les climatosceptiques accros aux carburants fossiles, et pour ceux qui misent, à tort, sur des calculs court-termistes autour d’un report de l’objectif.
Un autre affaiblissement du Pacte vert est le recul concernant la directive CSRD, en matière de reporting extra-financier. Ainsi, après un report de quatre ans, voté par le Sénat, un compromis, sur une durée de deux ans, a été trouvé.
C’est « moins pire », certes, mais, tout comme la suppression du conditionnement des aides de la mission « Investir pour la France de 2030 », il s’agit du reniement d’une volonté européenne essentielle, qui est de mettre l’urgence climatique, ainsi que les équilibres environnementaux et sociaux, au cœur des stratégies de modernisation et d’innovation des entreprises.
Nous condamnons surtout le fait que les membres de la commission mixte paritaire aient prévu la possibilité d’omettre « la publication de certaines informations en matière de durabilité » quand elle « est de nature à nuire gravement à la position commerciale de la société ».
Nous constatons également des reculs en matière de transition énergétique. Alors que l’Union européenne a pour objectif que 42,5 % de la consommation brute d’énergie soit issue de sources renouvelables en 2030, revoir à la baisse les obligations incombant aux parcs de stationnement en matière de couverture photovoltaïque et de perméabilité des sols constitue le franchissement d’une ligne rouge.
Nous déplorons par ailleurs la suppression de la version initiale de la dispense de demande de dérogation « espèces protégées » pour les projets promouvant les énergies renouvelables, que le Sénat a rétablie dans une version bien plus large. Désormais, pour n’importe quel projet d’intérêt public majeur, il sera possible de contourner la directive Habitats-Faune-Flore. C’est un coup supplémentaire porté à nos écosystèmes, qui s’effondrent. Agir ainsi est cavalier, dangereux et illégal.
Enfin, plafonner le développement des énergies renouvelables au niveau des objectifs fixés par la programmation pluriannuelle de l’énergie nous paraît totalement incohérent et contraire à nos ambitions. La rédaction actant ce recul, dont le Sénat est, là encore, à l’origine, a été maintenue, alors même que le Gouvernement comme notre groupe s’y opposaient.
Je pourrais également citer le compromis bien mitigé, trouvé entre nos deux chambres, autour des actions de groupe. Il exclut la santé publique, et donc tous les scandales sanitaires, de son périmètre. Ce compromis exclut également les contradictions autour du déploiement des carburants d’aviation durables, la simplification de la transposition de la directive Inondation, ou encore la suppression de l’interdiction, à compter du 1er janvier 2025, de tous les emballages en polystyrène.
En clair, nos désaccords sont sérieux. Le Parlement n’est pas censé détourner de cette façon la portée initiale du droit européen. Vous l’aurez compris, mon groupe s’opposera à ce texte.
M. le président. Conformément à l’article 42, alinéa 12, du règlement, je mets aux voix, dans la rédaction du texte élaboré par la commission mixte paritaire, modifié par les amendements du Gouvernement, l’ensemble du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 249 :
Nombre de votants | 322 |
Nombre de suffrages exprimés | 239 |
Pour l’adoption | 223 |
Contre | 16 |
Le Sénat a adopté définitivement.
Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures quarante-cinq.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à treize heures quinze, est reprise à quatorze heures quarante-cinq, sous la présidence de M. Didier Mandelli.)
PRÉSIDENCE DE M. Didier Mandelli
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
5
Renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (proposition n° 279, texte de la commission n° 483, rapport n° 482).
Discussion générale
M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Aurore Bergé, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Monsieur le président, madame la présidente de la commission des lois, mesdames les rapporteures, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, « la seule chose qui dure toujours, c’est l’enfance quand elle s’est mal passée : on y reste coincé à vie ». Les mots de Rebecca Lighieri, dans Il est des hommes qui se perdront toujours, sont une vérité brute.
Les 27 000 témoignages recueillis par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) ne disent pas autre chose. Quand l’enfance est brisée, quand l’innocence et la confiance sont trahies, le temps n’efface rien. Il ne répare pas. Il condamne seulement à survivre, à porter des blessures invisibles, parfois sans voix, et trop souvent sans justice.
Les agresseurs savent ce qu’ils font : ils élaborent des stratégies redoutables pour enfermer leurs victimes dans le silence et dans l’oubli, et les y emmurer durablement.
La première de ces stratégies est au cœur même de l’inceste. En s’attaquant à nos enfants, vulnérables par nature, les agresseurs le savent : ils ciblent des victimes pour lesquelles il est impossible de parler.
Parce que les agresseurs sont ceux en qui l’enfant devrait avoir le plus confiance : parents, grands-parents, frères, oncles, amis de la famille, figures d’autorité.
Parce qu’ils fabriquent une fausse normalité, isolent leur proie, la dévalorisent, inversent la culpabilité et verrouillent la parole. Pris au piège, l’enfant est prisonnier.
Prisonnier de la sidération, qui fige son corps et son esprit.
Prisonnier de la confusion, incapable de nommer l’horreur qu’il subit.
Prisonnier du silence, pétrifié par la peur des représailles, du rejet, de la perte d’un prétendu « lien privilégié », de la destruction de la famille.
Ce silence est non un choix, mais une impossibilité, une impossibilité que les bourreaux exploitent à leur avantage.
Mais si un enfant ne verbalise pas forcément, il peut quand même s’exprimer. Il envoie des signaux que nous, adultes, devons savoir décrypter : troubles du comportement, du sommeil, de l’alimentation.
C’est pourquoi j’ai déposé, au nom du Gouvernement, un amendement visant à rendre obligatoire la formation à la détection des abus sexuels pour tous les professionnels au contact de nos enfants : enseignants, soignants, éducateurs, travailleurs sociaux, animateurs culturels et sportifs, qui doivent devenir autant de tiers de confiance. Nous devons systématiquement leur donner les clés pour apprendre à voir, à entendre, à détecter, à comprendre, et ce le plus tôt possible.
Mais l’enfermement ne s’arrête pas là : lorsque l’enfant devenu adulte trouve le courage de parler, il se heurte à un nouveau mur. Il a fallu des années, parfois des décennies, pour se souvenir, comprendre, nommer, affronter, et au bout de ce chemin difficile, la justice lui répond « prescription ! », ce mot pudique pour dire : « Non, c’est trop tard. »
Les agresseurs se servent de la prescription comme d’une arme, un rempart contre toute responsabilité. Ils savent que le temps joue en leur faveur : les preuves disparaissent, les souvenirs s’estompent, la parole des victimes est contestée. Trop souvent, quand, enfin, elles trouvent la force de parler, celles-ci entendent qu’elles auraient dû le faire plus tôt.
Comme si c’était une simple question de volonté.
Comme si elles n’avaient pas déjà été condamnées, enfermées dans la honte, la peur ou le silence.
C’est pourquoi le Gouvernement est favorable à tous les amendements visant à rétablir l’article 1er de la proposition de loi dans sa rédaction initiale, afin d’introduire l’imprescriptibilité en matière civile des viols commis sur des mineurs pour leur permettre, enfin, d’espérer obtenir réparation.
Parce que, si l’affaire est classée sans suite pour les auteurs, elle ne l’est jamais pour les victimes.
Parce que, devant un tribunal civil, les victimes pourraient démontrer les traumatismes subis et les conséquences continues de ces derniers sur leur vie professionnelle, intime, familiale, sur leur santé mentale et sur leur santé physique.
Tout cela s’additionne dans ce que la journaliste Virginie Cresci a appelé, dans un livre récent, Le prix des larmes : frais de justice, hospitalisations, carrières entravées, etc. Aujourd’hui, écrit-elle « les victimes paient ». Au contraire, l’imprescriptibilité civile consisterait à faire payer, dans tous les sens du terme, les agresseurs.
Par ailleurs, je souhaite que nous engagions une réflexion pour accélérer le circuit de réparation. En effet, aujourd’hui, l’indemnisation des victimes prend beaucoup trop de temps.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, toutes les personnes concernées ne saisiront pas la justice, mais cette possibilité, qui leur sera désormais ouverte, pourra les aider à maîtriser leur destin, ce dont elles ont profondément besoin, car les bourreaux leur ont tout imposé. Demander et obtenir justice et réparation, c’est reprendre le contrôle sur sa propre vie.
Je sais les doutes qui traversent cet hémicycle, mais je vous demande de considérer ce qu’un refus, aujourd’hui, voudrait dire pour toutes les victimes, pour celles qui n’ont pas pu parler, pour celles qui attendent et espèrent que la loi change.
Dans le même temps, nous devons ouvrir les yeux sur la réalité des violences faites aux femmes, qui ne se résument pas à des coups. D’ailleurs, les violences conjugales, ça ne commence jamais par des coups. Les femmes ne sont pas stupides : si on levait la main sur elles dès le premier jour, elles partiraient en courant.
Non, la mécanique est plus insidieuse. Elle est méthodique, et elle est implacable.
Le contrôle coercitif est une stratégie d’anéantissement. C’est un poison qui s’infiltre lentement dans l’existence, presque imperceptiblement. Il commence par une domination qui revêt les habits de l’amour, une attention qui se mue en surveillance, un intérêt qui devient flicage.
« Il » surveille vos allées et venues, « il » exige des comptes sur vos horaires, « il » inonde votre téléphone de messages, « il » multiplie les appels sur votre lieu de travail.
« Il » trie vos relations, il les filtre, il les efface.
« Il » décide avec qui vous pouvez parler, où vous pouvez aller, ce que vous pouvez porter.
« Il » vous isole, vous coupe du monde, de votre famille, de vos amis, de tous ceux qui pourraient être un refuge.
« Il » contrôle vos finances, il vous rend dépendante.
Alors, vous commencez à douter, à vous excuser, à adapter votre comportement, pour ne pas déplaire, à vous effacer. Vous regardez par-dessus votre épaule, vous vérifiez l’heure, vous pesez chaque mot.
Et au bout du chemin, il ne reste plus que lui. Lui seul pour « aimer », lui seul pour « comprendre », lui seul pour « protéger ».
Le piège s’est refermé. C’est alors que la violence physique ou sexuelle trouve tout l’espace pour se déployer, sans résistance possible, sans témoin, sans issue. Et que l’on ne s’y trompe pas : le contrôle coercitif ne connaît ni statut ni milieu social.
La France ne peut plus ignorer cette mécanique implacable, cette stratégie qui broie les femmes et laisse les bourreaux impunis. Nous avons le pouvoir d’agir, donc nous avons le devoir d’agir.
Je salue la manière avec laquelle la commission des lois a travaillé sur l’article relatif au sujet que je viens de mentionner, et je suis favorable à la rédaction à laquelle vous avez abouti, mesdames les rapporteures.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, il a trop longtemps été exigé des victimes qu’elles se battent seules, trop longtemps été attendu qu’elles trouvent la force de dénoncer, d’affronter, de survivre.
La lutte contre les violences ne peut plus être leur fardeau à elles. Elle doit être notre responsabilité. La République doit entendre toutes les victimes, déjouer toutes les stratégies des agresseurs et les sanctionner implacablement.
Tel est notre combat, et aujourd’hui, ensemble, nous pouvons gagner une nouvelle bataille. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP et Les Républicains.)
Mme Dominique Vérien, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’intervention du législateur en matière de violences sexuelles, sexistes (VSS) et intrafamiliales est abondante. Il faut s’en réjouir, parce qu’elle est utile, nécessaire, même, et souvent saluée. Cependant, il reste encore beaucoup à faire, car le droit peine à saisir la particularité de ces infractions de l’intime. En outre, la justice rencontre de grandes difficultés à caractériser des faits qui se déroulent le plus souvent à huis clos, à l’abri des regards.
Nous avons donc, Elsa Schalck et moi-même, accueilli favorablement la proposition de loi déposée par Aurore Bergé lorsqu’elle était députée. Dans le bref délai qui nous est imparti, nous nous concentrerons sur deux aspects du texte : les modifications envisagées au régime de la prescription de certaines infractions sexuelles, que j’aborderai, puis la prise en compte législative du phénomène de contrôle coercitif, qu’Elsa Schalck évoquera.
L’article 1er visait à introduire l’imprescriptibilité civile, et non pénale – j’y insiste –, pour les violences ou agressions sexuelles commises sur des mineurs. Comme vous le savez, seule l’imprescriptibilité pénale est prévue en droit français, et uniquement pour le génocide et les crimes contre l’humanité, même si l’action civile peut être engagée devant le juge pénal à cette occasion. L’imprescriptibilité est donc, par nature, exceptionnelle, grave, voire solennelle.
L’article 1er a été supprimé par l’Assemblée nationale en commission, et n’a pas été rétabli en séance. Si la commission des lois du Sénat a maintenu cette suppression, des amendements ont été déposés pour le rétablir. Cette question, délicate politiquement et complexe juridiquement, justifie donc quelques développements avant leur examen.
Je tiens à préciser que nous partageons les constats de ceux qui appellent à l’allongement du délai de prescription, voire à l’imprescriptibilité. En effet, les victimes ont souvent besoin de plusieurs années, parfois de décennies, pour dénoncer ce qu’elles ont subi et même, pour certaines d’entre elles, pour le réaliser. De plus, elles éprouvent souvent le besoin, pour se reconstruire, d’obtenir du juge la reconnaissance du dommage qu’elles ont subi.
Néanmoins, nos nombreuses auditions nous ont convaincues qu’une modification trop large des règles de prescription entraînerait plus de difficultés qu’elle n’en résoudrait, et qu’elle se ferait au détriment des victimes.
Ce constat est tout d’abord fondé sur la nature de la preuve, en matières civile comme pénale. La disparition des preuves dans le temps rendrait l’imprescriptibilité souvent théorique, donc déceptive, pour les victimes : nous les exposerions alors à un espoir immédiatement démenti par les faits, car elles n’auraient à apporter à l’audience que des souvenirs, sans aucune preuve matérielle.
La deuxième raison découle des particularités de l’action en responsabilité civile. Je tiens à insister sur ce point, d’apparence technique, mais qui est essentiel. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’action en responsabilité civile se distingue par certaines spécificités qui ne sont pas favorables aux victimes, notamment parce que la charge de la preuve pèse sur le demandeur. Ce dernier, donc la victime, doit ainsi prouver non seulement la réalité des faits qui ont causé son préjudice, mais aussi l’existence d’un lien direct entre le dommage subi et le préjudice qui en découle. En d’autres termes, les victimes devront démontrer que leur traumatisme découle directement et uniquement des violences sexuelles qu’elles ont subies.
Accepter cette situation, c’est exposer les victimes au risque de voir leur vie privée déballée, au cours de l’audience, par la défense, puisque celle-ci voudra démontrer que les violences vécues, à supposer qu’elles soient établies, ne sont pas la cause unique de la souffrance psychique ressentie. C’est donc créer le risque d’un nouveau traumatisme, sans aucune garantie de réparation.
Mes chers collègues, il y a là une question de principe. Voulons-nous nous contenter de symboles, même si nous savons que leurs répercussions sont douteuses ? Voulons-nous passer un message aux victimes, alors que nous savons qu’il sera sans portée concrète ?
Un autre élément mérite d’être souligné. Contrairement à l’action publique, l’action civile en réparation se transmet aux héritiers de la victime, même si elle n’a pas été engagée avant le décès de cette dernière. Tout allongement du délai de prescription civile et, a fortiori, l’imprescriptibilité, présenterait donc un risque considérable pour la paix sociale.
Plus encore, il me semble que ce procédé s’apparenterait à une poursuite indéfinie, y compris par des tiers, d’une forme de réparation susceptible de s’éloigner dangereusement de l’infraction initiale. La limite entre la justice et la vengeance s’en trouverait brouillée, en même temps que les principes fondateurs de notre droit de la prescription.
Voilà pourquoi la commission des lois a préféré, en matière civile, ne pas modifier le droit en vigueur.
Le même raisonnement a présidé à nos choix sur l’article 2 de la proposition de loi, qui apportait plusieurs modifications aux articles relatifs au mécanisme de la prescription glissante au sein du code de procédure pénale.
Si la commission est favorable à l’objectif visé par le mécanisme de la prescription glissante, qui permet de mieux appréhender les criminels en série et de réparer les préjudices du plus grand nombre possible de victimes, elle a toutefois fait preuve de vigilance pour plusieurs raisons.
La prescription glissante n’a été introduite qu’en 2021, et aucune des personnes que nous avons auditionnées n’a été en mesure d’en dresser un bilan. En outre, ce dispositif soulève des difficultés probatoires similaires à celles qui se posent au sujet de l’imprescriptibilité. Il emporte donc le même risque déceptif pour les victimes.
Mes chers collègues, la commission vous proposera donc de conserver l’extension de la prescription glissante aux majeurs, mais de ne pas retenir les autres points prévus à l’article 2. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – Mme Marie-Do Aeschlimann applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Elsa Schalck, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, après les propos auxquels j’adhère sans réserve de ma collègue Dominique Vérien, il me revient de vous présenter la position de la commission sur la répression du contrôle coercitif, qui constitue certainement l’un des apports majeurs du texte.
Le contrôle coercitif se définit, au sein d’un couple, comme une somme de microrégulations qui contraignent tous les aspects de la vie quotidienne de la victime jusqu’à la placer dans une situation de dépendance, voire de captivité. C’est une forme insidieuse et, j’ose le dire, particulièrement perverse de violence conjugale.
Le consensus est entier pour enfin assurer la répression de tels agissements. La seule motivation qui doit nous animer aujourd’hui est celle de trouver la solution juridique la plus adaptée pour atteindre cet objectif.
La commission a en effet estimé que la meilleure proposition est celle qui se révèle la plus sécurisée sur le plan juridique, la plus pragmatique pour les enquêteurs comme pour les magistrats, et la plus lisible pour les victimes.
Comme vous le savez, mes chers collègues, le texte transmis au Sénat comportait des difficultés certaines. La rédaction adoptée par les députés, fondée sur les sentiments de la victime et mobilisant des termes inconnus de notre droit, présentait un risque constitutionnel majeur. De plus, elle comportait des éléments contradictoires entre eux et, sur le plan civil, elle apparaissait directement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.
Pour toutes ces raisons, nous ne pouvions conserver cette rédaction. Nous avons donc fait le choix de procéder à une réécriture globale de l’article 3.
Aussi n’avons-nous pas souhaité définir le contrôle coercitif comme une infraction autonome. En effet, cela aurait non seulement constitué un facteur de complexité technique, mais surtout posé des difficultés d’articulation avec les infractions existantes.
Pis encore, une telle création aurait produit un effet d’éviction pour les infractions existantes, y compris pour des délits assortis d’une peine plus élevée que celle qui est envisagée pour le contrôle coercitif.
Sous couvert de symbole, le risque était donc de dégrader la répression pénale. Vous le comprenez, mes chers collègues, la commission n’a pas voulu s’engager dans cette voie.
De même, lors des débats autour de l’inscription des mots « contrôle coercitif » dans le code pénal, la commission a choisi l’efficacité plutôt que le symbole. Je le rappelle, « la loi pénale est d’interprétation stricte ». Tout ce que nous y inscrivons est gravé dans le marbre du code et, ce faisant, privé de toute souplesse.
Notre devoir est de prendre en considération les besoins des praticiens, qui doivent pouvoir qualifier le contrôle coercitif au cas par cas, avec une latitude qui n’exclut pas la rigueur, mais qui permet de protéger au mieux les victimes.
Je tiens à insister sur une idée importante : le mieux est parfois l’ennemi du bien. À trop vouloir préciser la loi, on obtient souvent l’effet inverse à celui que l’on recherche.
Entrer dans les détails ne permet pas forcément de mieux protéger la société. À l’inverse, c’est en laissant aux juges des marges de manœuvre, en faisant confiance à nos enquêteurs et à nos magistrats que nous leur permettrons d’adapter leurs décisions à la réalité des faits subis par les victimes.
Enfin, pour parer les divers risques que je viens d’évoquer, la commission a fondé la nouvelle définition du contrôle coercitif sur des termes clairs. Ceux-ci existent déjà dans nos lois, les praticiens les maîtrisent et les victimes peuvent aisément les comprendre.
Mes chers collègues, je vous invite à ne pas remettre en cause l’équilibre trouvé par la commission et à apporter votre soutien à la rédaction de l’article 3 que celle-ci a adopté.
Il me reste quelques instants pour évoquer un autre sujet essentiel : celui des circonstances aggravantes en matière de viol. Cet enjeu n’a pas fait l’objet de débats publics aussi nourris que l’imprescriptibilité ou le contrôle coercitif. Pour autant, ayons conscience que ce point est crucial, et ne sous-estimons pas l’importance de l’article 5 de la proposition de loi.
D’ailleurs, l’examen des amendements déposés à l’article 5 permettra sans aucun doute de garantir une meilleure répression du viol, en prenant mieux en compte certaines circonstances aujourd’hui ignorées par notre droit, alors qu’elles constituent à la fois des éléments établissant la dangerosité de l’auteur et des causes de traumatisme pour les victimes.
Madame la ministre, vous avez récemment déclaré que l’on avançait au sujet d’une loi-cadre pour lutter contre les violences faites aux femmes, ce dont je me réjouis. Je souhaite que celle-ci permette enfin aux victimes de ne plus hésiter à porter plainte. En effet, nous ne devons pas oublier que le principal obstacle à la répression des violences sexistes et sexuelles tient davantage à la société elle-même qu’à la loi.
Le chemin est encore long pour que la honte change de camp, mais nous devons, toutes et tous, contribuer à accélérer la marche. Mes chers collègues, c’est ce que nous ferons aujourd’hui en comblant les lacunes de notre droit, sans renoncer aux principes supérieurs qui doivent guider notre action de législateur. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDPI et SER.)