M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing.
M. Daniel Chasseing. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, chaque année, près de 217 000 femmes sont victimes de viol, de tentative de viol ou d’agression sexuelle. Si l’arsenal juridique déployé face à ces violences s’étoffe d’année en année, de nombreuses victimes peinent encore à obtenir justice.
La proposition de loi que nous examinons a justement pour but de mieux réprimer ces violences. Avant toute chose, je tiens à saluer le travail mené à l’Assemblée nationale par Aurore Bergé et Maud Bregeon, et au Sénat par nos rapporteures Elsa Schalk et Dominique Vérien.
Afin de faciliter les dépôts de plainte et de libérer la parole des victimes, le présent texte prévoit plusieurs dispositifs relatifs aux délais de prescription, compris en particulier dans la version initiale de l’article 1er, qui a été supprimé.
L’article 1er prévoyait d’étendre à la matière civile l’imprescriptibilité en cas de préjudice causé par des tortures, des actes de barbarie, des violences ou des agressions sexuelles commises sur un mineur. La suppression de cet article nous semble regrettable. Malgré l’argumentation de Mme la rapporteure, je défendrai un amendement visant à le rétablir.
Publié en novembre 2023, le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants présentait des chiffres absolument alarmants. En France, 14,5 % des femmes et 6,4 % des hommes de 18 à 75 ans auraient ainsi été confrontés à des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans, soit 5,4 millions de personnes.
Chaque année, plus de 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. Les conséquences en sont lourdes : selon la Ciivise, 90 % des victimes développent des troubles de stress post-traumatique.
Or, malgré la gravité de ces violences et leurs effets sur le long terme, leur dénonciation est particulièrement difficile. Plus l’agresseur est proche de la victime, ce qui arrive souvent dans le cas des violences sexuelles contre les mineurs, plus cette dernière peine à dénoncer son bourreau.
Ainsi, lorsque l’auteur des faits est un proche, seulement 12 % des victimes les dénoncent au moment où ils sont commis, et ce chiffre tombe à 9 % dans les cas d’inceste. Il faut souvent des années pour qu’une victime trouve la force de se manifester. Pendant ce temps-là, l’auteur des exactions, lui, n’est pas inquiété.
Afin de lutter contre ces phénomènes, la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes a allongé de vingt à trente ans le délai de prescription en matière pénale des crimes sexuels commis sur les mineurs. En matière civile, en l’état actuel du droit, le délai de prescription reste de vingt ans.
Dans les faits, l’obtention d’une reconnaissance du préjudice subi est plus simple à établir sur le plan civil que sur le plan pénal où, en raison du délai écoulé entre les faits et le procès, les preuves sont nécessairement plus complexes à réunir.
C’est pourquoi l’imprescriptibilité en matière civile, à plus forte raison quand la victime est mineure, prend tout son sens. Elle permet à la victime d’obtenir justice, via la reconnaissance du préjudice subi.
L’article 2 de la proposition de loi permet également à la victime de disposer de davantage de temps pour poursuivre son bourreau, grâce au mécanisme de la prescription glissante. La loi du 21 avril 2021 visant à mieux protéger les mineurs des crimes sexuels et de l’inceste ouvrait cette possibilité pour les victimes mineures lors des faits. Le présent texte l’ouvre aux victimes majeures. Là encore, cette mesure paraît nécessaire.
Dès lors qu’une personne récidive et commet un autre viol, elle doit pouvoir être poursuivie pour tous les viols qu’elle a commis par le passé. Les délais de prescription ne doivent pas être un frein.
Un autre aspect clé de ce texte est la question du contrôle coercitif. Cette notion a été théorisée en 2007 par le sociologue Evan Stark. Elle a été utilisée dans cinq arrêts de la cour d’appel de Poitiers le 31 janvier 2024.
Au premier abord, l’intégration de cette notion dans notre droit paraît être une bonne chose. Néanmoins, le dispositif adopté par l’Assemblée nationale soulevait des difficultés juridiques, que Mme la rapporteure a rappelées.
Le choix de définir une infraction autonome complexifie son articulation avec les délits et crimes déjà existants qui lui sont proches. Par ailleurs, les termes utilisés par l’Assemblée nationale pour définir le contrôle coercitif peuvent perturber son application concrète.
De fait, je salue l’adoption en commission de l’amendement des rapporteures Elsa Schalk et Dominique Vérien qui tend à donner une assise juridique plus efficace et précise au contrôle coercitif. Cet amendement vise à intégrer le contrôle coercitif au régime du harcèlement du conjoint. Les termes utilisés, plus précis, sont adaptés tant à la procédure pénale qu’au travail des acteurs de la chaîne pénale.
Mes chers collègues, la répression des violences sexuelles est un enjeu complexe. Elle nécessite une mobilisation collective et des mesures efficaces. À nous, législateurs, d’agir pour aider les victimes, qui subissent des décennies durant les stigmates des infractions sexuelles commises à leur encontre.
Le groupe Les Indépendants soutient donc bien évidemment ce texte. (Mme Christine Bonfanti-Dossat et M. Pierre Ouzoulias applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Do Aeschlimann. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marie-Do Aeschlimann. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’ampleur des violences sexuelles fait froid dans le dos : en France, plus de 200 000 femmes sont chaque année victimes de viol, de tentative de viol ou d’agression sexuelle.
Une autre statistique est glaçante : toutes les trois minutes, un enfant est victime d’inceste, de viol ou d’agression sexuelle dans notre pays.
Sous l’effet d’une libération salutaire de la parole, notre société s’est emparée ces dernières années de la question des violences sexuelles, conjugales et intrafamiliales comme jamais auparavant.
Au gré de prises de conscience aussi brutales que nécessaires, notre droit évolue pour rendre plus effective la protection des victimes de violences sexuelles et mieux réprimer leurs auteurs.
Le Sénat est préoccupé depuis longtemps par ce sujet. En 2023, l’adoption d’une proposition de loi de Valérie Létard a permis l’instauration d’une aide universelle d’urgence pour les femmes victimes de violences conjugales.
Récemment, Isabelle Sancerni, présidente du conseil d’administration de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), déclarait devant la commission des affaires sociales du Sénat que 42 400 personnes ont bénéficié de ce pack nouveau départ permettant de quitter le domicile de vie commune. C’est encore trop peu par rapport aux 230 000 victimes de violences conjugales : il faut faire connaître ce dispositif mieux et partout.
La proposition de loi a été déposée par la ministre Aurore Bergé, lorsqu’elle était députée. Chacun connaît son engagement sur ce fléau. Son examen intervient après les témoignages collectés par la Ciivise et après le procès des viols de Mazan. Elle a pour but de renforcer la protection que la société doit aux victimes de violences sexistes et sexuelles.
Chacun mesure la nécessité d’adapter notre droit à la réalité des traumatismes, qui, dans bien des cas, empêchent les victimes de parler avant plusieurs décennies.
Néanmoins, cette nécessité ne doit pas se faire au détriment de la cohérence et de la solidité de notre droit. Nous devons préserver un équilibre délicat, avec responsabilité.
L’Assemblée nationale avait supprimé l’article 1er de la présente proposition de loi, et notre commission des lois a maintenu cette suppression.
Ledit article prévoyait l’imprescriptibilité civile pour les viols commis sur des mineurs. Je m’interroge : la vulnérabilité particulière des mineurs ne recommande-t-elle pas d’aller dans cette direction ?
Le rapport de nos collègues Dominique Vérien et Elsa Schalck énonce les raisons pour lesquelles cette mesure risquerait de ne servir ni les victimes ni notre système juridique.
D’abord, la disparition des preuves avec le temps rendrait cette imprescriptibilité inefficace. Celle-ci serait source de désillusion pour les victimes, sur lesquelles pèse la charge de la preuve.
L’arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2022 fixant la consolidation du préjudice comme point de départ du délai de prescription assure une prise en compte élargie des traumatismes subis.
De plus – c’est un vrai sujet –, l’imprescriptibilité risquerait d’ouvrir la porte à des contentieux inextricables et interminables entre les demandeurs et leurs héritiers.
Mes chers collègues, au-delà de la question de la réparation et de la répression, procès et prescription partagent un objectif commun : la pacification de la société. L’imprescriptibilité pourrait ainsi compromettre la paix sociale, en rendant l’insécurité juridique permanente.
En ce qui concerne la prescription pénale, notre droit a évolué de manière significative ces vingt dernières années. Les dernières réformes ont porté à trente ans, à compter de la majorité de la victime, le délai de prescription pour les crimes sexuels commis sur mineurs. Ce délai permet aux victimes de saisir la justice jusqu’à leurs 48 ans.
De plus, la prescription glissante introduite en 2021 garantit la possibilité de poursuivre les agresseurs récidivistes au-delà du premier crime.
La présente proposition de loi étend aux victimes de viol, lorsqu’elles sont majeures, le mécanisme de la prescription glissante existant sur le plan pénal. Il s’agit d’une réponse pragmatique et adaptée, qui permettra à la justice de ne pas laisser impunis des crimes sexuels sériels.
Je souhaite également dire un mot sur la notion de contrôle coercitif, au cœur de la proposition de loi.
D’origine anglo-saxonne, ce concept résulte en France d’une construction jurisprudentielle. À l’instar des arrêts de la cour d’appel de Poitiers du 31 janvier 2024, plusieurs juridictions le définissent comme « une atteinte aux droits humains en ce qu’il empêche […] de jouir de ses droits fondamentaux comme la liberté d’aller et venir, de s’exprimer, de penser, d’entretenir des liens familiaux ».
L’intégration de cette notion au sein de notre législation représentait un défi. Sous l’égide de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, de sa présidente Mme Vérien, et avec l’aide de la rapporteure Elsa Schalck, le Sénat a retravaillé cette notion pour l’insérer plus efficacement dans notre ordonnancement juridique.
La commission des lois du Sénat a invoqué le risque constitutionnel sous-jacent au concept de « contrôle coercitif » en tant qu’infraction pénale autonome.
Le choix a été fait de prendre appui sur le code pénal, notamment sur l’infraction de harcèlement moral du conjoint. Dans l’intérêt des victimes, je pense que ce choix est judicieux, car il apporte une plus grande sécurité juridique.
Au-delà de sa qualification, le repérage du contrôle coercitif est un enjeu clé, car ces violences du quotidien, souvent invisibles, isolent progressivement les victimes. Les détecter est d’autant plus difficile que l’emprise pousse ces dernières à minimiser leur souffrance.
Les travailleurs sociaux, les personnels de l’éducation nationale et les professionnels de santé doivent être formés à identifier ces signaux. Leur rôle est essentiel pour briser l’isolement.
Nos débats s’annoncent particulièrement riches. Comme toujours, notre boussole doit être l’efficacité concrète des mesures que nous adopterons pour mieux protéger les victimes et mieux réprimer les auteurs de ces agressions inqualifiables, dans la rigueur juridique indispensable à l’efficacité de notre droit. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP.)
M. le président. La parole est à Mme Solanges Nadille.
Mme Solanges Nadille. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons à la suite de son adoption par l’Assemblée nationale a été déposée par Mme la ministre Aurore Bergé, alors qu’elle était députée.
Je tiens tout d’abord à vous féliciter, madame la ministre, de votre travail au long cours dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Je le sais, ce combat vous est très cher.
Huit ans après le début du mouvement MeToo, il y a certes eu des progrès notables, une prise de conscience collective et des évolutions législatives, mais le chemin reste encore long.
La loi du 3 août 2018 est venue réprimer les violences sexistes et sexuelles du quotidien, comme les sifflements dans la rue, les remarques sexistes ou les propositions sexuelles. Cette loi a aussi porté le délai de prescription concernant l’infraction de viol sur mineur à trente ans, contre vingt ans auparavant.
La loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste a créé de nouvelles infractions sexuelles. Aucun adulte ne peut désormais se prévaloir du consentement sexuel d’un mineur de moins de 15 ans, ou de moins de 18 ans en cas d’inceste.
Malgré ces progrès législatifs, on constate l’augmentation constante depuis 2016 du nombre de victimes de violences sexuelles et de condamnations. Cela s’explique par une meilleure détection de ces faits, par une libération de la parole. C’est aussi la preuve que les magistrats se sont pleinement saisis des outils que la loi leur offre pour mieux sanctionner les auteurs.
C’est aussi le signe que notre système est perfectible. Le combat contre les violences conjugales et sexuelles rencontre encore des obstacles que la présente proposition de loi a pour objet de surmonter.
Tout d’abord, les règles de prescription dans le droit actuel peuvent faire obstacle à une lutte efficace contre ces violences. Il existe en effet un écart substantiel entre le nombre de victimes de violences sexuelles et le nombre de condamnations.
Dans certains cas de violences sexuelles sur mineures, la notion d’amnésie traumatique est avancée. Parfois, lorsqu’une victime trouve le courage de briser le silence, la justice lui oppose le couperet du délai de prescription, lui déniant ainsi son statut de victime au prétexte qu’elle n’a pas parlé à temps.
Pour ces raisons, nous soutenons donc le rétablissement de l’article 1er, prévoyant l’imprescriptibilité de l’action civile visant la réparation de violences sexuelles commises sur mineurs.
Mme Jocelyne Antoine. Très bien !
Mme Solanges Nadille. Dans le même sens, l’article 2 de la proposition de loi instaure une prescription glissante sur les crimes sexuels commis sur les majeurs, à l’instar de celle qui est prévue pour les mineurs depuis la loi de 2021. Cette mesure permet d’empêcher que la prescription protège des auteurs récidivistes ou multirécidivistes.
Deuxième obstacle juridique, le droit actuel ne permet pas toujours de réprimer les schémas comportementaux qui s’apparentent à des violences conjugales.
En effet, ces dernières peuvent aussi intervenir dans des schémas comportementaux utilisés par une personne contre son ou sa partenaire ou ex-partenaire, destinés à contrôler, à contraindre, à instaurer un état de dépendance ou de subordination, ou à priver l’autre de sa liberté d’action.
Le Royaume-Uni ou le Canada reconnaissent explicitement dans leur droit la notion de contrôle coercitif pour réprimer l’accumulation d’actes qui s’inscriraient dans une stratégie de contrôle dans un couple.
Pour sa part, le droit français ne comprend pas de notion équivalente. À la suite d’une jurisprudence de 2024, la proposition de loi tend à inscrire dans le code pénal une définition du contrôle coercitif. Nous soutenons cette disposition, modifiée par la commission des lois du Sénat.
Un autre enjeu crucial est celui de la lutte contre la récidive des condamnés. Si tel n’est pas l’objet de cette proposition de loi, je tenais vivement, néanmoins, à en rappeler l’importance. Je souhaite que nous menions ces deux combats de front.
Malgré quelques désaccords avec les positions de la commission, nous voterons naturellement en faveur de ce texte.
Pour conclure, mes chers collègues, permettez-moi d’avoir une attention particulière pour nos outre-mer, où en 2024 plus d’une dizaine de femmes ont péri sous les coups de leur conjoint.
Je salue le travail de Justine Benin, coordonnatrice interministérielle de la lutte contre les violences faites aux femmes en outre-mer. En novembre dernier, elle a remis un rapport au ministre François-Noël Buffet, pour que les outre-mer soient à la pointe de la lutte contre les violences faites aux femmes.
Enfin, mes chers collègues, permettez-moi de saluer l’inauguration de la maison des femmes de Guadeloupe, le 8 mars dernier, journée internationale des droits des femmes. Espace d’écoute, de ressources et de solidarité, cette maison dédiée aux victimes de violences intrafamiliales répond à la volonté du président du conseil départemental de Guadeloupe, M. Guy Losbar.
Madame la ministre, nous comptons sur vous pour poursuivre et amplifier ce travail. Face aux violences sexuelles et sexistes, qui concernent d’ailleurs aussi les hommes, il faut maintenant agir collectivement. Madame la ministre, je vous invite en Guadeloupe pour que vous puissiez visiter cet espace. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Olivia Richard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Olivia Richard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a quelques mois, alors que je me précipite vers le métro, j’entends une femme parler au téléphone. Elle ralentit devant moi, et sa voix monte dans les aigus, marquée par une angoisse manifeste qui m’alerte.
Elle parlait vite et répétait : « Je ne comprends pas ce que tu attends de moi. » Pour finir par lâcher : « Cela fait vingt-quatre ans que je te préviens quand je sors du travail. Je t’appelle tous les soirs pour te dire que je rentre. Je rentre toujours directement. Je n’ai jamais été en retard. Je ne comprends pas ce que tu attends de moi. »
Elle était désemparée, à bout. Sa voix, son angoisse m’ont marquée.
Mes chers collègues, j’ai depuis lors pu mettre un mot sur cette chose qu’on sent intuitivement comme toxique, sans pouvoir l’appréhender totalement. En examinant ce texte, nous faisons un pas important.
Le contrôle coercitif, c’est un crime contre la liberté. C’est vouloir contrôler l’autre, c’est abandonner petit à petit son autonomie, pour se rassurer, parce qu’on croit que c’est cela l’amour, pour acheter la paix, ou parce qu’on a peur.
Ce matin, les journalistes de France Info évoquaient la proposition de loi que nous examinons, et expliquaient cette notion. Le seul fait de parler de cette dynamique que l’on identifie a posteriori chez toutes les victimes de féminicide est un pas de plus. Ne serait-ce que pour cela, madame la ministre, vous avez eu raison d’inscrire ce texte à notre ordre du jour.
Madame la ministre, il y a quelques jours, j’entendais une femme vous remercier de votre courage. Je m’associe à ce juste hommage.
J’y ajouterai un mot : celui de pugnacité, que chacune et chacun vous reconnaît dans cet hémicycle, madame la ministre. Je sais votre engagement pour considérer les violences dont peuvent être victimes les Françaises établies à l’étranger, dont l’isolement grandit avec la distance, et je vous en suis sincèrement reconnaissante.
L’une de nos deux rapporteures est avocate, très engagée pour la protection des femmes ; chère Elsa Schalck, je me souviens notamment de votre engagement sur l’ordonnance de protection immédiate. L’autre est présidente de la délégation sénatoriale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, rapporteure pour avis des crédits de la mission « Justice » ; chère Dominique Vérien, vous êtes également ingénieure en travaux publics.
Quel est le rapport avec le texte que nous examinons, mes chers collègues ? C’est que, pour construire, il faut davantage qu’une volonté : il faut une expertise solide, un sol adéquat, une analyse rigoureuse, un travail d’équipe, une vision globale et à long terme, ainsi que des financements.
C’est dire si Dominique Vérien et Elsa Schalck sont qualifiées pour nous guider sur le texte que nous examinons aujourd’hui. C’est dire si j’ai confiance en leurs analyses, qui sont le fruit des auditions menées auprès de nombreuses personnes, et non la simple expression d’un parti pris que, je le pense, nous partageons tous dans cet hémicycle.
L’édifice pénal et civil auquel nous ajoutons quelques pierres aujourd’hui est une construction lente, parfois anarchique. Il mériterait sans aucun doute d’être remis à plat pour affirmer une politique publique claire et permettre une réponse judiciaire cohérente, lisible et, dès lors, facilement applicable par l’ensemble des acteurs.
C’est pourquoi j’appartiens à la coalition parlementaire militant en faveur d’une loi globale contre les violences sexistes et sexuelles commises contre les femmes, les enfants et toutes les minorités de genre.
Dans le contexte international actuel, la France s’honore en choisissant le camp de la liberté, de l’intelligence, du progrès. Vous avez réuni, madame la ministre, les représentants de tous les groupes parlementaires pour aboutir à un consensus, afin d’élaborer une réponse globale de façon transpartisane ; je vous en remercie.
Il est néanmoins indispensable, une fois ce principe affirmé, de concevoir des dispositifs applicables par l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire, des victimes aux magistrats en passant par les forces de l’ordre, les avocats et tous les publics susceptibles de détecter et d’accompagner les victimes. Il faut de la cohérence et de la solidité.
Ce sujet peut en effet être source de frustration. La semaine dernière encore était jugé un homme qui, après avoir tiré dans les jambes de son ex-compagne, mère de ses enfants, l’a brûlée vive. Devant de pareilles atrocités, on a envie, on a même besoin, en tant que société, de répondre de la façon la plus ferme qui soit. La peine a été très lourde, heureusement, mais le crime n’aurait pas dû pouvoir être commis.
Madame la ministre, vous nous donnez aujourd’hui l’occasion d’aborder ces questions importantes, qui visent, au fond, à rendre justice aux victimes, afin que celles-ci puissent être reconnues en tant que telles et être protégées avant que le pire n’arrive. Prendre en compte ces questions, c’est combattre le système qui permet la perpétuation du continuum des violences dont sont victimes des milliers de personnes en France.
Le dépôt d’un grand nombre d’amendements visant à instaurer l’imprescriptibilité civile en matière de violences sexuelles, qui n’a pas été adoptée par les députés et que nos rapporteures n’ont pas souhaité rétablir, nous permettra de débattre de ce sujet.
Parmi tous les sénateurs ayant déposé de tels amendements, permettez-moi de remercier en particulier Annick Billon, ancienne présidente de la délégation aux droits des femmes, en raison de son engagement indéfectible en la matière. J’ai choisi de cosigner plusieurs de ses amendements, comme celui qui tend à prévoir la captation vidéo des plaintes des victimes majeures de viol, afin d’éviter à ces dernières d’avoir à répéter sans cesse cet exercice douloureux.
Je soutiendrai également son amendement de repli tendant à porter à trente ans la prescription civile, car il me semble cohérent d’aligner les délais entre procédure pénale et procédure civile. Certes, les délais actuels ne sont pas les mêmes. En effet, alors qu’une victime d’inceste ne peut porter plainte au pénal que jusqu’à ses 48 ans, elle peut potentiellement engager une action au civil pour réparation jusqu’à consolidation du préjudice subi, donc en théorie pendant bien plus longtemps. Néanmoins, dans un souci de lisibilité, un délai unique de trente ans pour les deux procédures me semble souhaitable ; aussi, je voterai cet amendement.
Nos débats porteront également sur une autre notion essentielle, celle de prescription glissante, qui existe déjà pour les mineurs et qui sera étendue aux majeurs victimes de viol. Cette avancée considérable doit être saluée : elle permettra de juger les violeurs pour l’ensemble de leur « œuvre ». On voit souvent dans des films un argument convaincre une victime de viol de porter plainte : éviter que d’autres connaissent le même sort. Cette unité sera traduite dans le code pénal et c’est une belle avancée.
Il n’y a pas de solution simple. Il ne suffit pas d’adopter une mesure pour que les victimes et les acteurs judiciaires et associatifs s’en emparent ; on l’a vu avec l’ordonnance de protection. Encore faut-il en effet que la mesure soit opérationnelle, lisible, constitutionnelle.
Vous n’ignorez pas, mes chers collègues, que les avancées obtenues par les femmes ont comme corollaire une montée du masculinisme. J’entends moi-même régulièrement des remarques agacées telles que : « C’est bon, vous l’avez obtenue, l’égalité ! » Je suis très attentive à ce mouvement de balancier, qui a toujours été observé en matière de droits humains, en particulier de droits des femmes : la réaction suit le progrès, qui reprend son cours par la suite, pour être encore de nouveau contrarié.
Nous avons accompli bien des choses dans ce domaine. Nous pouvons donc constater maintenant les réactions que cela engendre, notamment aux États-Unis, dont le gouvernement invite les entreprises européennes à renoncer aux politiques égalitaires et où les personnes trans sont accusées de détruire les familles et refoulées à la frontière.
Ensemble, aujourd’hui, nous décidons de porter une voix claire contre les violences sexuelles et sexistes. C’est pourquoi je suis convaincue par la nécessité d’avancer sur un sol juridique solide, qui ne puisse pas être facilement remis en cause.
Mes chers collègues, le groupe Union Centriste ne fera pas défaut dans cette lutte. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, SER, GEST et INDEP.)
M. le président. La parole est à Mme Evelyne Corbière Naminzo.
Mme Evelyne Corbière Naminzo. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les chiffres concernant les violences sexistes et sexuelles sont alarmants. En 2023, les forces de sécurité ont dénombré 114 135 victimes de violences sexuelles ; 85 % des victimes sont de sexe féminin et 57 % d’entre elles sont mineures. Quelque 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles en France ; ainsi, toutes les trois minutes, un enfant est victime d’un viol ou d’une agression sexuelle.
Nous savons cependant que ces chiffres sont largement sous-estimés, puisque seulement 6 % des victimes de violences sexuelles et 14 % des victimes de violences conjugales se tournent vers les forces de sécurité.
En moyenne, chaque jour, dans le département dont je suis élue, La Réunion, douze femmes dénoncent des faits de violences conjugales dans un commissariat ou une gendarmerie et les forces de l’ordre interviennent dix-sept fois pour des faits de violences intrafamiliales.
Nous espérons que ce texte contribuera à ce que justice soit rendue et que les victimes n’aient plus à se contenter d’un classement sans suite. Je regrette néanmoins que le texte ait progressivement perdu de son ambition, notamment sur l’imprescriptibilité civile des viols commis sur des mineurs.
L’enquête de la Ciivise a révélé que les faits sont prescrits pour 75 % des victimes ayant témoigné. L’abolition des délais de prescription est justement la demande la plus formulée par les victimes.
Nous savons bien que de nombreuses victimes de violences sexuelles dans l’enfance n’ont pas pu porter plainte. Les raisons sont variées – menaces ou manipulations de la part des agresseurs, manque de crédit accordé à la parole des enfants ou amnésie post-traumatique, phénomène bien courant –, mais un avis de classement sans suite pour cause de prescription est vécu comme une injonction à l’oubli, et même au pardon ; c’est comme si le droit d’être reconnu et écouté s’était éteint.
Loin de menacer la paix sociale, l’instauration d’une imprescriptibilité civile des viols sur mineur permettrait aux victimes d’être reconnues comme telles, d’autant que ces violences et les traumatismes qui y sont liés affectent durablement et lourdement la situation financière des intéressés.
La prescription glissante a été instaurée en 2021 pour les viols sur mineurs. Elle permet de prolonger le délai de prescription d’un délit ou d’un crime sexuel si la même personne viole ou agresse sexuellement un autre enfant par la suite ; elle permet donc de juger l’ensemble des faits commis par des agresseurs sériels. Cela représente une avancée. Aujourd’hui, nous défendons l’extension de la prescription glissante à toutes les victimes, mineures et majeures.
Nous savons que les violences conjugales ont souvent pour contexte des relations complexes, marquées le plus souvent par le pouvoir et la domination. La stratégie mise en place par l’agresseur place la victime dans une situation d’emprise, où elle se trouve privée de sa liberté et de sa capacité d’action et de défense.
Si les termes « contrôle coercitif » ne figurent plus dans le texte dont nous débattons aujourd’hui, les discussions autour de cette notion nous auront permis d’avancer, de débattre des agissements qui, pris conjointement, servent à maintenir la victime captive du contrôle d’un conjoint violent.
Si cette proposition de loi nous met sur le bon chemin, nous resterons attentifs à la présentation d’un futur projet de loi-cadre. Face au fléau des violences sexistes et sexuelles, nous devons avoir une approche globale. Les victimes doivent bénéficier d’une protection et d’une prise en charge complètes. Les professionnels de l’éducation, de la santé et de la justice doivent être formés, notamment à la détection des violences. Nous devons aussi augmenter les moyens de la justice civile et recruter des magistrats spécialisés dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Alors que nous assistons à une explosion des discours masculinistes partout dans le monde – j’espère que nous n’en entendrons pas cet après-midi – et que le sexisme progresse dans la société française, selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, nous devons aussi renforcer la prévention et l’éducation à la vie affective et sexuelle.
Le juge Édouard Durand le rappelait : une scène de violence sexuelle n’est pas un face-à-face privé entre une victime et un agresseur ; elle implique un troisième protagoniste, à savoir la société, avec ses institutions. Pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, nos institutions doivent donc prendre leurs responsabilités et adopter les mesures les plus ambitieuses et les plus protectrices possible.
Le groupe CRCE-K votera pour ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – M. Daniel Chasseing applaudit également.)