M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des lois s’est saisie pour avis de la proposition de loi de notre collègue Valérie Boyer et de ses collègues du groupe Les Républicains, qui s’inscrit dans la continuité de précédentes initiatives de la Haute Assemblée.
Ce texte vise à tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 11 avril 2024, en vertu de laquelle une condition de durée de résidence en situation régulière de cinq ans, ou de trente mois pour les étrangers exerçant une activité professionnelle, portait une atteinte disproportionnée aux exigences constitutionnelles tirées des dixième et onzième alinéas du préambule de la Constitution de 1946.
S’il a jugé une telle durée excessive, le Conseil constitutionnel n’a en revanche pas exclu, par principe, l’institution par le législateur d’une condition de durée minimale de résidence en situation régulière pour le bénéfice de certaines prestations sociales.
Par conséquent, le présent texte réduit à deux ans la durée de résidence exigée et en exempte totalement les étrangers qui exercent une activité professionnelle. Les étudiants en seraient également exemptés pour le bénéfice des aides personnalisées au logement (APL).
Sur le principe, la commission des lois a approuvé ce texte. Elle a considéré qu’il était légitime qu’un certain délai soit imposé aux étrangers qui n’exercent pas d’activité professionnelle, et, partant, ne contribuent pas au système de protection sociale, pour pouvoir bénéficier pleinement de la solidarité nationale.
Elle a proposé plusieurs amendements visant, d’une part, conforter la conformité du texte à la Constitution et au droit de l’Union européenne, et, d’autre part, à préciser les conditions de sa mise en œuvre.
Ces amendements, adoptés par la commission des affaires sociales ou satisfaits par ceux de sa rapporteure, visaient à retirer le Dalo du champ d’application de la proposition de loi, de substituer au critère de « l’affiliation au titre d’une activité professionnelle » celui de la détention d’un titre de séjour autorisant à travailler, à exempter les bénéficiaires de la protection temporaire de la condition de durée de résidence, et, enfin, à reporter la date d’entrée en vigueur de la loi, afin de permettre aux organismes gestionnaires, dont font partie les départements pour ce qui concerne l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), d’adapter leurs processus et leurs systèmes d’information.
Toutefois, les travaux que nous avons menés ont révélé que, du fait d’accords internationaux conclus en matière de sécurité sociale, de nombreuses nationalités seraient exemptées, en tout ou partie, de l’application de la présente proposition de loi. Ces accords relèvent de plusieurs catégories.
Il s’agit, en premier lieu, de conventions bilatérales de sécurité sociale conclues entre la France et des États tiers. Le ministère de la santé indique qu’il en existe 39, dont la plupart prévoient une forme d’égalité de traitement en matière de prestations familiales pour tout ou partie des ressortissants de ces États qui résident en France.
En deuxième lieu, il existe des accords bilatéraux qui ne portent pas spécifiquement sur la sécurité sociale, mais qui comportent de telles stipulations.
Par exemple, l’article 7 de la déclaration de principes relative à la coopération économique et financière du 19 mars 1962, qui fait partie des accords d’Évian, consacre l’égalité de traitement en matière de prestations sociales des Algériens qui résident en France. Tel est également le cas de certains accords d’association conclus entre l’Union européenne et des États tiers, dont au moins huit comportent des clauses d’égalité de traitement en matière de sécurité sociale.
En troisième et dernier lieu, il s’agit d’accords multilatéraux, comme la convention n° 118 sur l’égalité de traitement de sécurité sociale de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui concerne plusieurs pays d’Afrique subsaharienne et d’Amérique du Sud.
Ce constat fait écho à celui qu’avait dressé la commission des lois au sujet des instruments internationaux en matière migratoire : un enchevêtrement d’engagements mal connus, qui contraint fortement notre capacité d’action. Un travail de recensement et de révision de ces engagements, pour certains très anciens, doit être engagé. Ces accords internationaux tendent à restreindre fortement la portée du texte, dont la dimension symbolique demeure importante.
Faut-il pour autant se résigner à l’impuissance ? Je ne le crois pas, car ces accords peuvent être révisés. Surtout, la reprise en main de notre politique migratoire passe avant tout par une meilleure régulation des entrées sur le territoire et par une amélioration du processus d’éloignement des étrangers en situation irrégulière.
Au bénéfice de ces observations, la commission des lois a émis un avis favorable sur la présente proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe INDEP.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée de l’autonomie et du handicap. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires sociales, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, j’espère ne pas vous surprendre en affirmant ici que je partage, de même que l’ensemble des membres du Gouvernement, les objectifs de lutte contre l’immigration irrégulière dans notre pays.
M. Ian Brossat. Ce n’est pas le sujet !
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. La France est parfaitement légitime à définir et à décider qui elle accueille et dans quel dessein. C’est d’ailleurs ce que le Premier ministre a récemment eu l’occasion de rappeler au sein du comité interministériel de contrôle de l’immigration : les attentes de nos concitoyens en faveur d’une plus grande maîtrise des flux migratoires sont fortes et légitimes, et le Gouvernement entend donc renforcer ce contrôle.
La généralisation du recours à une « force frontières » sur l’ensemble des frontières de l’Hexagone, le renforcement du niveau d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF), la transcription en droit français du Pacte européen pour la migration et l’asile, sont autant de mesures annoncées qui compléteront notre arsenal législatif.
La lutte contre l’immigration irrégulière doit aussi passer par la voie diplomatique, et le Gouvernement a réaffirmé sa détermination à agir en ce sens.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Avec quel succès ! (Sourires sur les travées du groupe SER.)
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. Toutefois, au regard des débats nourris qui ont eu lieu en commission, je veux rappeler que les étrangers en situation irrégulière, qui ne bénéficient d’aucune prestation sociale à l’exception de l’aide médicale de l’État (AME) et de l’hébergement d’urgence, ne sont pas concernés par la présente proposition de loi.
Mme Silvana Silvani. Voilà !
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. En effet, les prestations dont nous parlons ne peuvent être perçues que par des étrangers en situation régulière, qui disposent donc d’un titre de séjour.
Contrôler le nombre de bénéficiaires étrangers de prestations passe aujourd’hui et passera toujours nécessairement par notre politique d’attribution de titres de séjour. Il s’agit non pas de remettre en cause la finalité visée par les auteurs de la proposition de loi, mais de répéter que, en aucun cas, ce texte ne permettra de lutter contre l’immigration illégale.
Je souhaite également évoquer les enjeux de constitutionnalité qui se posent nécessairement et qui, eux aussi, ont fait l’objet de débats lors de l’examen en commission.
Vous le savez, si le Conseil constitutionnel a jugé que l’article 19 de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, dite Immigration, constituait un cavalier législatif, il s’est ensuite prononcé sur la proposition de loi référendaire, déposée dans le cadre d’un référendum d’initiative partagée et promue par le groupe Les Républicains de l’Assemblée nationale, qui reprenait la condition de résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans.
Or il a été jugé que « Si les exigences constitutionnelles […] ne s’opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité, cette durée ne saurait être telle qu’elle prive de garanties légales ces exigences ».
La condition de résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans ou d’activité professionnelle d’une durée d’au moins trente mois a ainsi été considérée comme portant une atteinte disproportionnée à ces exigences, donc comme contraire à la Constitution.
À ce stade, rien ne permet de savoir clairement si la condition de durée de résidence de deux ans prévue par la présente proposition de loi sera elle aussi jugée disproportionnée, ou non.
Au-delà de cet enjeu de constitutionnalité, comme certains sénateurs l’ont souligné à l’occasion de l’examen en commission, ce texte aura un effet nul ou faible, en particulier pour ce qui concerne les prestations familiales, pour près de quarante pays avec lesquels la France a des conventions bilatérales de sécurité sociale.
Si l’on peut regretter cet état de fait, force est de reconnaître que le texte ne changera pas les conditions de durée de séjour applicables aux ressortissants de nombreux États tiers. S’il était souhaité, le travail titanesque de détricotage de nos conventions bilatérales serait long et complexe,…
Mme Valérie Boyer. Ce n’est pas une raison pour ne rien faire !
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. … et au moins huit pays font l’objet d’un accord bilatéral à l’échelon de l’Union européenne, qui ne pourrait donc pas être remis en question.
Par ailleurs, sans vouloir minimiser les efforts des auteurs de la proposition de loi visant à garantir une meilleure applicabilité technique des conditions de délai figurant dans le texte, il est certain que les dispositions proposées entraîneront des efforts massifs d’adaptation de nos caisses de sécurité sociale, qui seront consentis au détriment d’autres priorités.
Enfin, pour des raisons qui sont toutes justifiées, les travaux de la commission ont fait évoluer le texte, notamment pour ce qui concerne la fin de la condition de séjour de deux ans pour le droit au logement opposable ou le remplacement d’une condition d’activité professionnelle par une condition de titre de séjour autorisant à travailler.
Ces évolutions réduisent en partie la portée de la proposition de loi, au travers du périmètre de public ciblé, ne serait-ce que parce que les titres de séjour qui n’autorisent pas à travailler sont très rares. Elles démontrent à mon sens à quel point il est difficile d’avancer sur ce sujet, quand un principe pourtant clair au premier abord devient rapidement sujet à mille exceptions, qui reflètent les difficultés qu’auront après nous les personnes et les services publics chargés d’appliquer la bonne grille de lecture.
Il n’en reste pas moins que ce texte répond politiquement à une interrogation partagée par nombre de nos concitoyens sur un éventuel effet d’appel d’air et une forme d’attractivité de la France pour une immigration non choisie. Au nom du Gouvernement, j’émettrai donc un avis de sagesse à son sujet. (Protestations sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST.)
M. Thomas Dossus. Oh !
M. Ian Brossat. Quelle lâcheté !
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Exception d’irrecevabilité
M. le président. Je suis saisi, par Mmes Rossignol et Narassiguin, M. Kanner, Mmes Canalès, Conconne et Féret, MM. Fichet et Jomier, Mmes Le Houerou, Lubin et Poumirol, MM. Bourgi et Chaillou, Mme de La Gontrie, M. Durain, Mme Harribey, M. Kerrouche, Mme Linkenheld, M. Roiron et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, d'une motion n° 1 rectifiée.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales (n° 299, 2024-2025).
La parole est à Mme Laurence Rossignol, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Laurence Rossignol. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, comment ne pas s’interroger sur l’entêtement de la majorité sénatoriale à vouloir réduire les droits sociaux des personnes étrangères vivant en toute légalité en France ? En effet, ce texte ne concerne que des individus accueillis légalement en France.
Cela a été rappelé à plusieurs reprises, la France a le pouvoir et le droit de décider qui elle accueille et qui elle n’accueille pas sur son sol. En l’espèce, ce texte ne vise que des personnes que notre pays a choisi d’accueillir. Nous sommes donc tenus, à leur égard, par la responsabilité qu’entraîne cette décision.
Je parle d’entêtement, car cette proposition de loi traduit un affichage idéologique sans aucun lien avec le réel.
Mme Nadine Bellurot. C’est l’hôpital qui se moque de la charité !
Mme Laurence Rossignol. La rapporteure le reconnaît elle-même, son champ d’application est probablement très restreint par les conventions bilatérales qui lient la France à de nombreux pays.
J’ai entendu l’auteure principale de cette proposition de loi s’agacer de ces traités ; je veux tout de même lui rappeler que ceux-ci comportent des clauses de réciprocité, procurant aux Français vivant dans les pays signataires de tels textes l’accès aux droits sociaux locaux. Je serais curieuse, ma chère collègue, de voir comment vous expliqueriez cela aux Français concernés…
Mme Valérie Boyer. C’est pour cela qu’il serait bon d’avoir un bilan, chère collègue…
Mme Laurence Rossignol. Ensuite, les dispositions de cette proposition de loi ne s’appliqueraient ni aux ressortissants des pays du Maghreb, ni à ceux des pays d’Afrique subsaharienne, ni à ceux de la Turquie ; je pense même que les ressortissants brésiliens ne seraient pas concernés ! Enfin, bien entendu, elles ne concerneraient pas les ressortissants des pays de l’Union européenne.
On nous demande donc de voter sur un texte dont personne n’est capable de dire précisément à qui il s’appliquerait. Avouez que ce n’est ni banal ni sérieux… (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Valérie Boyer. Pourtant, nous payons !
Mme Laurence Rossignol. Par ailleurs, cette proposition de loi nie la complexité du droit constitutionnel. Bien sûr, elle prend acte des deux dernières décisions du Conseil constitutionnel sur le même sujet, mais elle pose comme postulat que le Conseil n’a jamais interdit de soumettre les prestations à une durée de résidence, se contentant d’en évaluer la proportionnalité.
Or ce postulat en ignore un autre : le Conseil constitutionnel n’a pas davantage déclaré conforme à la Constitution une disposition limitant le bénéfice de la solidarité nationale aux seuls nationaux.
En effet, non seulement il n’a jamais été saisi de cette question, mais surtout, aux termes des dixième et onzième alinéas du préambule de la Constitution de 1946, « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ».
Or il convient de noter que, quand le constituant de 1946 a voulu réserver le bénéfice de la solidarité nationale aux seuls Français, il l’a fait explicitement, comme au douzième alinéa. On peut donc en déduire que, dans son esprit, les dixième et onzième alinéas ne visent pas à réserver ces droits aux seuls Français.
Pourtant, les auteurs de la présente proposition de loi ont déduit de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu’il était possible d’exiger une condition de résidence, à condition – ils ont tout de même étudié ses décisions récentes – que cette condition soit proportionnelle. Ainsi ont-ils imaginé, au doigt mouillé, qu’une durée de deux ans, puisque cinq ans ne marchaient pas, conviendrait. Comme si cet enjeu de proportionnalité se résumait à une question de curseur !
Ils ignorent que le contrôle de proportionnalité est toujours lié à l’objet même de la prestation sociale ; je vous renvoie à cet égard à la note très claire produite par l’universitaire Samy Benzina sur ce sujet, à la demande de la rapporteure. Je reviendrai sur cette notion de proportionnalité.
À l’inconstitutionnalité liée au onzième alinéa du préambule de 1946, j’en ajoute une autre : ce texte porte atteinte au troisième alinéa de ce préambule, selon lequel la « loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».
Or, en établissant une distinction entre les étrangers en situation régulière qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, et sachant que le taux d’activité des femmes dans les familles immigrées est de 20 % inférieur à celui des hommes, ce sont les femmes qui seront les premières victimes de cette disposition, parce qu’elles sont plus nombreuses à êtres ans travail.
Enfin, cette proposition de loi porte atteinte à la convention internationale des droits de l’enfant, donc au bloc de conventionalité.
Prenons un exemple, parmi les nombreuses prestations dont vous interdisez l’accès : l’allocation de soutien familial (ASF). Il s’agit d’une prestation versée aux femmes qui assument seules la charge d’un enfant, à toutes les familles monoparentales, celles dont le taux de pauvreté des enfants est le plus élevé. À celles-ci, vous entendez donc infliger deux ans de misère, car elles ne percevront pas non plus d’allocations familiales ni d’allocations de rentrée scolaire.
Avez-vous par ailleurs pensé, mes chers collègues, aux femmes qui ne travaillent pas, qui subissent des violences de leur conjoint et qui ne pourront pas partir, faute d’allocations indispensables à l’éducation et à l’entretien de leurs enfants ?
Cette proposition de loi est une machine à créer de la pauvreté et de la violence à l’encontre des mères et des familles monoparentales, ainsi qu’une machine à maintenir les femmes sous l’emprise de leur conjoint. Elle porte donc bien atteinte au troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946. En outre, en instituant une discrimination entre enfants, selon que leurs parents ont ou non une activité professionnelle, elle porte atteinte à la convention internationale des droits de l’enfant.
Enfin, il faut évaluer la proportionnalité de la mesure, non pas par rapport à un curseur temporel, mais à l’aune des objectifs de la prestation. Prenons l’exemple des allocations familiales, de l’allocation de rentrée scolaire et de l’ASF. Quels sont les objectifs de ces prestations ? Assurer les meilleures conditions sanitaires, matérielles et morales aux enfants et lutter contre la pauvreté.
C’est pour cela que l’école est obligatoire et gratuite pour tous les enfants, y compris pour ceux dont les parents sont clandestins sur notre territoire, parce que tous ces enfants ont un droit imprescriptible à être nourris, soignés, logés, éduqués quand ils vivent en France. Il y a déjà 2 000 enfants sans abri ; votre proposition de loi en jettera de nombreux autres à la rue.
La condition de résidence que vous imaginez n’est donc pas proportionnelle au regard des prestations que vous visez, car l’objectif de celles-ci est d’assurer un droit universel aux enfants qui vivent en France.
Par conséquent, ce texte n’est tout simplement pas conforme à la Constitution. Madame la ministre, vous vous interrogiez sur ce point. Tel est, en tout état de cause, mon point de vue sur la question, et je serais troublée si cette proposition de loi venait à être examinée à l’Assemblée nationale avec l’accord du Gouvernement.
Vous-mêmes avez d’ailleurs un doute sur le sujet, chers collègues. Quel peut donc bien être alors l’intérêt de présenter une proposition de loi dont le champ d’application n’est pas clairement identifié et dont le risque de censure est élevé ?
Alors que le contexte international requiert l’unité du pays, vous choisissez la fracture, vous faites le choix de la préférence nationale…
M. Stéphane Ravier. Bravo !
Mme Laurence Rossignol. … comme simple marquage idéologique, mais, ce faisant, vous oubliez que les électeurs ont toujours préféré l’original à la copie.
M. Stéphane Ravier. Absolument !
Mme Laurence Rossignol. Vous fracturez également le consensus politique sur les valeurs de la République, fracture entre la droite et la gauche, bien sûr, mais aussi au sein du bloc central.
Bref, cette proposition de loi est inconstitutionnelle, car elle est attentatoire aux principes qui fondent notre République, dangereuse, car elle est facteur de division au moment où le pays a besoin de cohésion, et inefficace dans la lutte contre l’immigration clandestine. Voilà, mes chers collègues, trois bonnes raisons de voter cette exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)
Mme Florence Lassarade, rapporteure. Les auteurs de cette exception d’irrecevabilité contestent la constitutionnalité de la mise en place d’une durée de résidence de deux ans pour le bénéfice de certaines prestations sociales.
Lors de nos travaux, nous avons évidemment été très attentifs à la constitutionnalité de cette proposition de loi. Le droit constitutionnel est une matière complexe, ce que n’ont pas manqué de nous rappeler les professeurs de droit constitutionnel que nous avons entendus.
Dans sa décision sur la proposition de loi référendaire des députés du groupe Les Républicains, le Conseil constitutionnel se fondait – je cite ses propres termes –, sur le fait que la « condition de résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans […] port[ait] une atteinte disproportionnée [aux] exigences » constitutionnelles.
En revanche, il précisait que « les exigences constitutionnelles précitées ne s’opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité ». Cela semble clair pour moi et cela justifie en soi le rejet de cette exception d’irrecevabilité.
Par ailleurs, je rappelle que le droit en vigueur prévoit un délai de neuf mois pour que les ressortissants étrangers aient accès aux prestations sociales. Il nous a semblé que passer de cette durée à deux ans était tout à fait proportionné et adéquat.
Je rappelle au passage que, pour le RSA, il existe une exigence de durée de résidence de cinq ans, et même de quinze ans à Mayotte, sans que le juge constitutionnel se soit jamais prononcé contre de telles dispositions.
Enfin, afin d’éviter le moindre doute quant à la constitutionnalité de la présente proposition de loi, nous avons supprimé de son périmètre le droit au logement opposable. Le Dalo semble en effet faire l’objet d’une protection spécifique par la Constitution, à la fois en tant que besoin fondamental et en tant que voie de recours.
Pour toutes ces raisons, la commission a émis un avis défavorable sur cette motion.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. Tout d’abord, il est nécessaire que le débat puisse avoir lieu, on voit à quel point il est vif.
M. Ian Brossat. Il est vrai que c’est un beau débat…
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre déléguée. Ensuite, Mme la rapporteure l’a montré, la conformité ou la non-conformité du texte à la Constitution n’est pas évidente. Je rappelle à cet égard que les parlementaires peuvent toujours, tout comme le Gouvernement, soumettre pour avis une proposition de loi au Conseil d’État, afin d’en examiner la constitutionnalité.
Le Gouvernement émet donc lui aussi un avis défavorable.
Mme Laurence Rossignol. Le Conseil d’État n’est pas le Conseil constitutionnel !
M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat, pour explication de vote.
Mme Frédérique Puissat. Cela ne vous surprendra pas, nous ne partageons pas la position catégorique de nos collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain sur ce texte et nous considérons que le Conseil constitutionnel non plus. (Mme Laurence Rossignol s’esclaffe.)
En effet, au considérant n° 12 de sa décision du 11 avril 2024, portant précisément sur la question discutée aujourd’hui, le Conseil rappelle que « les exigences constitutionnelles […] ne s’opposent pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité ».
C’est d’ailleurs parfaitement cohérent, et vous le savez, avec l’existence d’une condition de résidence pour certains dispositifs, comme le RSA.
Suivant sa démarche habituelle, le Conseil a mis en balance, dans sa décision, les exigences nées des différents droits et libertés fondamentaux reconnus par les textes constitutionnels avec l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Il a donc procédé à un contrôle de proportionnalité des dispositions législatives proposées, qui doivent concilier les deux.
Or la présente proposition de loi tire précisément les conséquences de cette décision, en abaissant substantiellement la durée de résidence requise, et son dispositif a encore été affiné grâce à la qualité du travail des rapporteurs. Les conditions ainsi posées répondent aux exigences constitutionnelles liées aux droits individuels en cause.
On peut ne pas souhaiter l’existence même de telles conditions – c’est une position politique, la vôtre, chers collègues, et nous la respectons –, mais il ne s’agit pas d’une atteinte à la Constitution.
En outre, je relève le raisonnement curieux figurant dans l’exposé des motifs de la motion, selon lequel l’existence de nombreuses conventions dans ce domaine rendrait sans objet l’action du législateur.
La France n’ayant pas entendu subordonner l’intégralité de sa politique en matière de solidarité à d’hypothétiques accords avec des pays tiers, ce qui serait au reste contraire à l’article 34 de la Constitution, l’action du législateur est ici tout sauf inutile. L’abondance des exceptions à une règle ne suffit pas à faire disparaître celle-ci. Il ne faut pas s’interdire d’agir. Or tel est l’objet de ce texte.
Nous voterons donc contre cette motion, afin que la discussion puisse se tenir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge, pour explication de vote.