M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes, pour la réplique.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le ministre, je reviens sur un point que j’ai soulevé avec Jean-François Husson, à savoir les crédits non utilisés des fonds de cohésion. Ceux-ci permettraient pourtant de « booster » les économies régionales. De nombreuses régions sont en train de bouger sur cette question ; il faudra les entendre.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly. (MM. Jean-François Longeot et Laurent Somon applaudissent.)

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Conseil européen qui se tiendra les 20 et 21 mars prochain revêt une importance toute particulière.

En quelques semaines, le président des États-Unis et ses acolytes ont, hélas ! plongé le monde dans une instabilité dangereuse.

Il y a eu la séquence ahurissante du 28 février dernier, au cours de laquelle nous avons été témoins de l’humiliation infligée par Donald Trump à Volodymyr Zelensky, suivie du lâchage en pleine guerre des Ukrainiens, le tout assorti d’un narratif scandaleux et de leçons de morale données par J.D. Vance aux Européens à Munich sur la liberté d’expression. Je n’oublie pas les déclarations tonitruantes sur l’annexion du Groenland et du Canada.

Faut-il être surpris de voir l’homme de la Maison-Blanche aujourd’hui brutaliser ses concitoyens au mépris de la Constitution, désarmer tous les contre-pouvoirs, laisser son double maléfique, Elon Musk, s’attaquer au démantèlement de l’État et des agences fédérales, tout en se mêlant de nos affaires ?

En trahissant ou agressant les traditionnels alliés des États-Unis, en s’alignant sur le Kremlin, Donald Trump a fait voler en éclats l’ordre issu de la Seconde Guerre mondiale. Comme si cela ne suffisait pas, il est par ailleurs en train de plonger les échanges et les paiements mondiaux dans le chaos, tout en déstabilisant l’économie américaine qui, pourtant, se portait plutôt bien.

La collusion du pouvoir avec les illuminés de la tech, qui font désormais la loi, accentue encore un peu plus ce que nous avons maintes fois dénoncé ici : ce capitalisme de prédation et de surveillance, hors de toute règle et de toute éthique, qui a poussé l’Union européenne à poser des règles pour son propre territoire.

L’Europe est donc aujourd’hui renvoyée à elle-même, prise en tenaille entre la Russie, la Chine et les États-Unis. Désormais, c’est le sursis ou le sursaut ! Il n’y a pas d’autre choix que de se réarmer militairement, mais aussi politiquement et économiquement.

Notre ministre des armées dit juste : pour commencer à se réarmer, il faut que chacun des États membres trouve les voies et moyens de faire les efforts qui s’imposent, tout en pensant une nouvelle architecture de sécurité comprenant, bien évidemment, le Royaume-Uni qui, comme la France, dispose de la dissuasion nucléaire.

Dans ce contexte, je salue l’annonce d’Ursula von der Leyen du lancement du programme ReArm Europe, qui pourrait mobiliser près de 800 milliards d’euros.

En attendant, l’urgence, c’est de collectivement soutenir l’Ukraine avec nos alliés. À ce jour, l’Union européenne lui a fourni 135,4 milliards d’euros, dont 49,2 milliards d’euros de soutien militaire, de subventions, d’aides en nature et de prêts à des conditions très favorables. En 2025, elle fournira 30,6 milliards d’euros au titre de la facilité pour l’Ukraine et au titre du prêt extraordinaire accordé par le G7 et financé par les avoirs russes gelés.

Vous avez raison, monsieur le ministre, alors que Donald Trump et Vladimir Poutine continuent à discuter d’une possible trêve, la France doit réaffirmer que toute trêve ou tout cessez-le-feu ne peut avoir lieu que dans le cadre d’un processus menant à un accord de paix global. Il ne peut y avoir de négociations affectant la sécurité européenne sans la participation de l’Europe. Il ne peut y avoir de négociations sur l’Ukraine sans l’Ukraine. Celle-ci ne saurait d’ailleurs payer au prix fort une guerre qu’elle n’a pas déclenchée.

L’Europe devra surtout s’assurer que les accords de paix soient respectés pour ne pas subir un nouveau conflit à court terme. Souvenons-nous des accords de Minsk en 2014 ! Il faut des garanties de sécurité robustes et crédibles pour l’Ukraine, et au-delà pour nous-mêmes, car, ne nous leurrons pas, le plan de Poutine est de revenir au partage du monde décidé à Yalta.

Selon les évaluations de l’Otan, de l’Allemagne, de la Pologne, du Danemark et des États baltes, la Russie pourrait être prête à attaquer un pays de l’Union européenne d’ici trois à dix ans. Alors, il s’agit bien de dissuader Poutine de revenir à la charge.

Pour cela, l’Union doit aussi se réarmer politiquement. Pour être efficace, compétitive et répondre aux défis du moment, elle doit être plus politique que bureaucratique, plus stratège que tatillonne. À cet égard, je vous renvoie, monsieur le ministre, au rapport que nous avons réalisé avec le président Rapin sur la dérive normative de l’Union, également pointée du doigt par MM. Draghi et Letta.

Il est malheureux qu’il ait fallu attendre la crise du covid-19, l’attaque de l’Ukraine par la Russie, la crise économique et, enfin, les derniers événements pour mesurer la dangerosité de nos dépendances, en particulier technologiques, faute d’avoir voulu mener les politiques industrielles nécessaires. Ces dépendances conditionnent le reste de notre vie économique.

Personnellement, j’alerte depuis plus de dix ans sur l’urgence à construire autre chose qu’une simple Europe des consommateurs : une Europe des acteurs.

Qu’on le veuille ou non, l’internet est un terrain d’affrontement mondial pour la domination du monde par l’économie et la connaissance. Théâtre de cyberattaques en tout genre, toujours plus nombreuses, c’est un terreau fertile pour la guerre informationnelle et les ingérences étrangères. Si ses chars ne sont pas aux portes de Paris, la Russie nous livre bien une guerre cyber souterraine.

L’Union a enfin légiféré utilement ces dernières années pour protéger les données des Européens, un actif stratégique majeur, pour créer les conditions d’un marché plus équitable pour nos propres entreprises face à la concurrence des big tech, pour réguler les services proposés par ces plateformes au modèle toxique, pour soutenir le développement d’une intelligence artificielle de confiance, mais elle a failli industriellement, empêchant ainsi toute souveraineté numérique.

Alors, monsieur le ministre, je reprends la formule de l’un de mes nombreux rapports : il est plus que temps de reprendre en main notre destin numérique !

Nous venons d’adopter le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, transposition de la directive NIS 2, qui établit une véritable architecture de sécurité pour notre pays, nos entreprises, nos collectivités territoriales et entités critiques.

C’est très bien d’appliquer certains standards, encore faut-il le faire en ayant recours à des entreprises françaises et européennes imperméables aux lois extraterritoriales américaines ou chinoises et dont nous serons sûrs. Rehausser notre sécurité en ligne, c’est aussi du réarmement : à ce titre, les dépenses effectuées devraient pouvoir échapper aux règles du pacte de stabilité et de croissance.

Le marché va se développer : il faut en profiter pour soutenir notre filière cyber, notamment par le levier de la commande publique avec la réforme annoncée de la directive sur les marchés publics en 2026. C’est bien ce qu’ont su faire les Américains, les Russes et les Chinois.

Ma collègue Florence Blatrix Contat et moi-même l’avons encore martelé ces derniers jours en proposant au vote de la commission des affaires européennes plusieurs propositions.

Nous avons notamment appelé à la création d’outils souverains fondés sur des règles éthiques rigoureuses et sur le mode open source qui soient de véritables substituts aux modèles toxiques des plateformes, ainsi qu’à un investissement massif dans les dernières technologies, l’intelligence artificielle et le quantique, dans le cadre du programme Horizon Europe.

Nous demandons aussi la stricte et rigoureuse application des règlements européens portant sur la régulation du numérique, n’en déplaise à MM. Musk et Zuckerberg, dont le combat au nom de la prétendue liberté d’expression justifie le non-respect de la loi et toutes les dérives sur les réseaux sociaux, y compris les plus graves : celles qui mettent en danger nos enfants, conduisent à l’assassinat d’un professeur, ou encore menacent nos démocraties au travers de la manipulation des opinions et des élections.

Il faut à cet égard que le bouclier européen de la démocratie annoncé par la Commission européenne soit adopté rapidement. Il devra renforcer les moyens de contrôle des plateformes numériques, en particulier en fixant des normes éthiques minimales pour tous les algorithmes de recommandation, et ce dès leur conception. Il faut aussi qu’il garantisse la pérennité et la vitalité de nos médias et du journalisme professionnel. Il y va de la protection du droit à l’information.

Enfin, compte tenu du contexte géopolitique, pouvez-vous faire en sorte, monsieur le ministre, que soit reprise la réflexion sur la certification européenne pour les services cloud, dite EUCS ? Nos données ne sauraient être confiées, comme l’a toujours plaidé la France, qu’à des entreprises justifiant d’un haut niveau d’exigence, c’est-à-dire High +, garantissant leur immunité par rapport aux législations extraterritoriales. Malheureusement, certains pays européens ne semblaient pas être convaincus de cette menace. Le nouveau contexte géopolitique va peut-être aider à les convaincre…

En conclusion, si le défi devant nous paraît immense, le groupe Union Centriste est convaincu que l’Union européenne est capable de le relever si elle se montre soudée, stratège et volontaire. (MM. Jean-François Longeot, Laurent Somon et Jacques Fernique applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Madame la sénatrice, vous le savez, nous partageons vos ambitions et vos préoccupations concernant la défense de l’espace démocratique européen face aux menaces d’ingérence. C’est pourquoi nous avons demandé à la Commission européenne de faire appliquer le règlement sur les services numériques (DSA) en menant à leur terme les enquêtes en cours, que ce soit sur X ou sur TikTok, et, le cas échéant, de prononcer les sanctions qui s’imposent.

Nous avons encore pu constater l’influence de la Russie lors de l’élection présidentielle en Roumanie, où je me suis rendu voilà quelques semaines. La Russie a réussi à amplifier de façon totalement artificielle le discours d’un candidat complotiste d’extrême droite prorusse en intervenant massivement sur TikTok : le nom de ce dernier a ainsi été le huitième nom le plus partagé au monde sur le réseau en question pendant l’élection présidentielle roumaine ! Voilà pour la partie défensive, c’est-à-dire la lutte contre les ingérences, la haine en ligne, la manipulation des algorithmes.

Par ailleurs, pour éviter d’être dépendants dans le cadre des prochains champs informationnels – et je pense bien évidemment à l’intelligence artificielle –, soutenons nos entreprises innovantes en mettant le paquet sur les investissements pour développer des solutions européennes. Cela passe notamment par l’affirmation de la préférence européenne.

Vous avez justement évoqué la protection des données : vous connaissez notre position très ferme sur le sujet.

Je le répète, je suis frappé de voir l’évolution du débat chez certains de nos partenaires, que ce soit sur la défense ou la tech. Quand on parle de préférence européenne dans l’intelligence artificielle, c’est-à-dire du soutien des acteurs européens pour ne pas être dépendants des Américains ou des Chinois, avec des solutions décarbonées et souveraines, nous sommes rejoints par nombre de nos partenaires pour ne pas reproduire les erreurs faites avec les réseaux sociaux. Il s’agira d’une priorité pour nous dans les prochaines années.

M. le président. La parole est à Mme Cathy Apourceau-Poly.

Mme Cathy Apourceau-Poly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’heure où l’Europe s’apprête à se réunir pour un Conseil déterminant, une certitude s’impose : l’avenir du continent se joue sous nos yeux. Et ce futur, nous dit-on, se résume en un seul mot, martelé avec solennité et gravité : réarmement. Mais que trouve-t-on derrière cette injonction ? Une politique au service de qui ? Une Europe au bénéfice de quels intérêts ?

Si nous approuvons la nécessité de soutenir le peuple ukrainien, victime d’une guerre atroce et injustifiable choisie par Vladimir Poutine, nous affirmons aussi que la paix ne se construit pas dans l’escalade. Pourtant, c’est bien cette voie qui est choisie, avec une nouvelle annonce du ministre des armées évoquant un « poids de forme » de l’armée à 90 milliards d’euros, contre 50 milliards aujourd’hui, un triplement annoncé des dépenses militaires européennes, des prêts garantis par l’Union européenne à hauteur de 180 milliards d’euros et une obsession martiale qui fait écho aux mots glaçants de Mme von der Leyen : « Le temps est venu d’assurer la paix par la force. »

Nous soulignons le paradoxe suivant : à l’heure où la paix se construit difficilement dans une ébauche de cessez-le-feu, l’Union appelle au surarmement, avec 800 milliards d’euros mobilisés sur plusieurs années, soit 5 % du PIB européen. Le décalage est surprenant !

Ce chiffre résonne étrangement avec les exigences de Donald Trump, qui veut voir l’Otan financée par l’Europe, tout en conservant la suprématie américaine. Mme von der Leyen lui offre finalement sur un plateau ce qu’il réclamait depuis des années.

Autre coïncidence, c’est aussi le montant avancé par Mario Draghi pour sauver la compétitivité européenne. Vous ne pourrez pas cacher éternellement cette réalité : l’Europe est addict aux armes américaines. Les importations d’armes par les pays européens membres de l’Otan ont plus que doublé entre les périodes 2015-2019 et 2020-2024. Dans le même temps, les États-Unis nous ont fourni 64 % de ces armes, contre 52 % auparavant. En clair, nous importons deux fois plus d’armes et nous sommes toujours plus dépendants des États-Unis.

Monsieur le ministre, dans l’attente d’une Union pour l’épargne et l’investissement, devrons-nous compter sur BlackRock et consorts pour accompagner la base industrielle et technologique de défense française ?

Nous ne croyons pas en cette doctrine qui transforme l’Europe en machine de guerre. Nous ne croyons pas à cette fuite en avant, où les dividendes des marchands d’armes explosent pendant que l’on demande aux peuples de se serrer la ceinture. En un an, le cours de l’action Dassault a grimpé de 66 %, le titre Rheinmetall de 125 %.

La France ne doit pas être l’otage de cette stratégie de militarisation à marche forcée. Il est temps d’engager une autre voie, celle d’une conférence d’Helsinki 2 imaginant une nouvelle sécurité collective qui ferait de l’Europe non pas un terrain de manœuvres militaires, mais un pôle de stabilisation et de diplomatie.

La question ukrainienne ne peut évidemment occulter les grandes tensions qui traversent le monde, à commencer par le Proche-Orient et le Moyen-Orient.

La situation en Syrie, avec le massacre de plus d’un millier de civils alaouites, mais aussi de chrétiens, ne laisse pas de nous interroger sur la fiabilité des nouvelles autorités de ce pays et sur la crédibilité de la conversion à la démocratie de leurs dirigeants.

C’est bien sûr la situation en Palestine, à commencer par Gaza, qui continue à nous préoccuper au plus haut point. Les trêves se suivent, sans lendemain, et le sort des derniers otages, ou de leurs cadavres, n’est toujours pas réglé. La responsabilité porte à la fois sur le gouvernement Netanyahou, allié à l’extrême droite, et sur l’islamisme radical, qui pollue la juste cause palestinienne.

Comment la diplomatie européenne peut-elle, dans cette situation inextricable, agir de façon efficace, si ce n’est, comme l’a déjà fait l’Espagne, en reconnaissant deux États, Israël et la Palestine ?

Enfin, je veux conclure sur ceux qui, chez nous, subissent les logiques d’intérêts à courte vue de l’Union européenne. Les salariés du Pas-de-Calais, des Hauts-de-France et d’ailleurs savent ce que veut dire le mot « compétitivité ». Ce fut l’argument pour briser les mines, le textile, la sidérurgie. Aujourd’hui encore, c’est l’excuse parfaite pour justifier la fermeture d’usines, les suppressions de postes, la disparition des savoir-faire et l’allégement du devoir de vigilance, comme le prévoit d’ailleurs la nouvelle directive omnibus. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – MM. Marc Laménie et Michel Masset applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Madame la sénatrice, à vous entendre, j’ai l’impression que les Européens n’ont à faire face aujourd’hui à aucune menace et que l’augmentation des investissements dans notre outil militaire se fait de façon totalement décorrélée de l’environnement géopolitique dans lequel nous évoluons.

Vous avez évoqué la possibilité de réunir une conférence Helsinki 2. Sachez que, en 1975, au moment de la première conférence d’Helsinki, la France consacrait plus de 3 % de son PIB à l’outil de défense. C’était aussi le cas de la plupart de nos partenaires européens. Il n’y a pas d’incompatibilité entre la volonté de dialoguer par la voie diplomatique et le souhait de se donner les moyens d’assurer notre sécurité. Ces deux aspects se renforcent même mutuellement.

Nous devons faire face aux conséquences, aux portes de l’Union européenne, de la guerre d’agression de la Russie sur l’Ukraine, aux ingérences massives de la Russie dans nos processus démocratiques, aux attaques cyber et aux offensives contre nos intérêts en Afrique et ailleurs. Nous voyons les États-Unis s’éloigner, et avec eux les garanties de sécurité qu’ils fournissaient dans le cadre des relations transatlantiques.

L’Union européenne nous a permis de créer un continent de paix, de coopération, remplaçant des siècles de violences, de conflits, de nationalismes par le dialogue, le droit et la régulation, mais nous avons toujours des voisins qui nous menacent et nous évoluons dans un environnement géopolitique de plus en plus instable. Nous devons en tirer les conclusions en nous donnant les moyens de défendre nos valeurs de liberté, de paix et les institutions européennes que nous avons fondées.

Je le répète, il n’y a pas d’incompatibilité, et l’exemple d’Helsinki, que vous avez vous-même donné, le démontre.

M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Jacques Fernique. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis la fin du mois de février, on assiste à un déferlement d’électrochocs violents : alignement Trump-Poutine ; vote groupé à l’ONU des États-Unis, de la Russie et de la Corée du Nord ; traquenard du bureau ovale ; suspension temporaire du soutien américain à l’Ukraine ; tarifs douaniers hostiles !

Avec ces électrochocs, les illusions géopolitiques se volatilisent et les logiques souverainistes de fragmentation qui ont tant entravé notre Union européenne reculent enfin. Ces toutes dernières semaines, en ce moment de bascule historique, la succession rapide des réunions extraordinaires par lesquelles les responsables européens, saisis par l’urgence, répondent à ces défis correspond bien peu au rythme ordinaire du suivi par notre assemblée des réunions du Conseil européen, par le biais de ce traditionnel débat préalable.

Assurément, cet après-midi, nous interrogeons sans doute bien moins l’ordre du jour précis du Conseil européen des 20 et 21 mars que la démarche engagée par l’Union depuis le 27 février, qu’illustre particulièrement le plan Réarmer l’Europe présenté le 4 mars.

Les illusions se dissipent et chacun voit bien que c’est le principe même de l’Union européenne qui est attaqué au travers de l’agression et des prétentions russes contre la liberté du peuple ukrainien. Avec cette montée du recours à la force et à la violence comme méthode principale d’acteurs étatiques et non étatiques, c’est notre modèle européen fondé sur la coopération, la régulation et le droit, modèle porteur de nos valeurs de démocratie et de liberté, qui est attaqué. Voilà ce à quoi les États-Unis d’Amérique et leur Président erratique et autoritaire sont dorénavant hostiles !

L’Europe est au pied du mur, condamnée à l’impuissance, voire à la dislocation, si elle n’accomplit pas l’indispensable saut fédéral seul à même d’assurer sa sécurité collective et celle de l’Ukraine en première ligne, si elle n’engendre pas cette Europe de la défense – défense de ses valeurs, défense de ses intérêts.

L’écologie politique porte le pacifisme au cœur de son histoire. Nous ressentons donc l’anxiété populaire face à cet engrenage militaire, mais nous affirmons d’autant plus nettement qu’il nous faut admettre le rapport de force pour préserver notre sécurité et nos idéaux, pour préserver l’espérance du droit international et du multilatéralisme.

Les fortes paroles et les résolutions prises nécessitent que des actes soient engagés. C’est ce que nous attendons de ce Conseil européen. Il ne peut être question de « limiter notre niveau de préparation à ce qui est aisé à obtenir politiquement » ; il convient de répondre aux besoins pour faire face aux scénarios les plus graves.

Si la Hongrie ou la Slovaquie s’obstinent à se désolidariser de l’aide à l’Ukraine et à contrecarrer la construction de l’Europe de la défense, il faudra bien que les autres États membres fassent progresser le vote à la majorité qualifiée, au lieu de l’unanimité aujourd’hui requise dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité.

Pour répondre aux défis du temps présent, il nous faut sans doute remettre en cause le cadre de gouvernance qui limite les ressources financières : il s’agit de garantir une sécurité de financement à long terme pour renforcer les capacités de production de défense européenne, développer les infrastructures à double usage et soutenir les investissements dans la transition juste.

Le temps est donc venu, comme pour la relance après la crise du covid-19, de procéder à un emprunt commun européen. Sur ce sujet, des pays comme l’Allemagne, la Finlande ou encore l’Estonie évoluent ; de meilleures perspectives s’offrent à la France pour faire aboutir ce choix collectif décisif.

En outre, il faudra bien faire contribuer les super-riches, mais aussi soumettre à l’impôt les bénéfices exceptionnels des acteurs systémiques du secteur de la défense. Pour financer le plan de 800 milliards d’euros annoncé, il faudra avant tout créer de nouvelles ressources propres plutôt que de chercher ces sommes dans les fonds de cohésion ou dans ceux de la politique agricole. Il serait désastreux de s’aliéner nombre de citoyens européens en mettant en concurrence les investissements dans la défense avec les dépenses sociales, la cohésion territoriale et la transition climatique.

Seul le renforcement du tissu social et économique de l’Europe renforcera la capacité de l’Union à se défendre contre la désinformation et l’influence étrangère. Ne donnons pas davantage de grain à moudre au réseau X, aux médias Bolloré, ou encore à des forces politiques fascinées par Poutine ou par Trump !

Bâtir notre autonomie stratégique n’est pas seulement une question d’armes et de munitions. Il importe de sortir de cette logique contre-productive qui a fait que, en 2024, alors que nous donnions d’une main 19 milliards d’euros à l’Ukraine, nous en versions de l’autre 22 milliards à la Russie en échange de ses énergies fossiles ! La transition énergétique et le Pacte vert pour l’Europe ne sont pas en concurrence avec la défense : ils sont partie intégrante de l’établissement d’une véritable souveraineté européenne. S’émanciper du gaz russe, des engrais azotés et du gaz naturel liquéfié (GNL) américain est aussi important que de réduire la part de nos acquisitions militaires auprès des États-Unis.

En ce sens, le revirement de la Commission européenne, dont le projet de paquet législatif omnibus revient sur plus d’une décennie d’avancées environnementales et sociales, arrive selon nous au pire moment, alors que le dérèglement climatique s’accélère et qu’il faudrait déployer de nouveaux outils de souveraineté économique plutôt que d’affaiblir ceux dont nous disposons !

La tâche est considérable. Que ce Conseil européen sache avancer, en actes et en cohérence, de manière efficace ! (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. le président. La parole est à Mme Audrey Linkenheld. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Audrey Linkenheld. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’approche du Conseil européen des 20 et 21 mars, ce débat préalable devant la représentation nationale est d’autant plus essentiel que l’actualité internationale ne cesse de se dégrader. Les défis majeurs qui attendent l’Europe sont ainsi amplifiés, comme l’a déjà montré le Conseil européen extraordinaire présidé par Antonio Costa le 6 mars dernier.

Au cœur des débats européens figurent évidemment la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et la question de la défense européenne, mais aussi la politique migratoire et, plus largement, notre politique extérieure.

Malgré la poursuite des pressions russes et une position américaine instable, tournée d’abord vers ses propres intérêts, l’Ukraine continue de se battre vaillamment pour sa souveraineté. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain tient à réaffirmer ici son plein soutien à la résistance ukrainienne et à sa mobilisation pour une paix juste et durable.

Les sénateurs et députés socialistes restent favorables à la saisie sans délai des 210 milliards d’euros d’avoirs russes gelés et immobilisés, ainsi qu’à l’affectation intégrale à l’Ukraine des intérêts qu’ils produisent. C’est aussi la position adoptée par la majorité de l’Assemblée nationale. Laisser fléchir notre engagement aux côtés de l’Ukraine serait non seulement trahir un peuple agressé, mais aussi exposer toute l’Europe à de nouvelles menaces, physiques et cyber.

Alors, monsieur le ministre, le Gouvernement compte-t-il, enfin, porter cette exigence de justice devant le prochain Conseil européen et soutenir plus fermement la confiscation des avoirs russes et leur réaffectation directe au renforcement militaire de la résistance et à la reconstruction de l’Ukraine ?

Nous observons évidemment les différents mouvements du Président de la République et les efforts qu’il a déployés conjointement avec le Premier ministre britannique. Mais pouvez-vous nous assurer que, au-delà de cette implication toute personnelle d’Emmanuel Macron, la France est bien à la recherche d’une position partagée tant à l’échelon national qu’à l’échelon européen, voire au-delà ?

En effet, c’est de l’implication de tous les États membres que dépendent l’autonomie et l’avancement de la défense européenne, ainsi que la crédibilité des garanties de sécurité qui peuvent être apportées.

Alors que le Brexit a malheureusement modifié la place des Britanniques dans l’Europe, pouvez-vous nous indiquer quelles seront les prochaines étapes du rétablissement de relations franco-allemandes plus fidèles à l’histoire de la construction européenne ? Face aux États plus frileux, le moteur franco-allemand nous paraît en effet stratégique pour renforcer, d’urgence, l’action politique, économique et militaire de l’Europe.

Celle-ci doit se placer en première ligne face aux conflits qui secouent le monde et aux menaces qui pèsent sur la paix globale. Quant à la France, elle doit peser de tout son poids pour que l’Europe se crée une place, non pas contre les États-Unis ou quiconque d’autre, mais pour elle-même, pour sa sécurité et notre avenir à tous.

C’est vrai des négociations d’une trêve éventuelle entre l’Ukraine et la Russie.

C’est vrai face à la situation sensible dans les Balkans.

C’est vrai aussi des prochaines étapes du cessez-le-feu au Proche-Orient. Les négociations entre Israël et le Hamas semblent piétiner et les États-Unis s’imposent dans la région et entendent y jouer un rôle dont chacun perçoit bien la dangerosité et la faible compatibilité avec nos valeurs.

Dans ce contexte, pouvez-vous nous dire, monsieur le ministre, quelle initiative précise la France entend prendre, en lien avec l’Union européenne, pour exercer une influence positive en faveur d’une résolution juste et rapide de ce conflit meurtrier pour les populations civiles de Gaza et pour les otages ?

J’en viens maintenant à un autre sujet de l’ordre du jour de ce Conseil européen : la réforme de la politique migratoire de l’Union, censée renforcer l’efficacité des expulsions.

La révision prévue de la directive Retour fragiliserait, de notre point de vue, les valeurs européennes : on prévoit l’allongement de la durée de rétention des migrants, jusqu’à deux ans, la suppression de l’effet suspensif des recours, ou encore l’externalisation, dans des conditions opaques, des expulsions vers des pays tiers.

Au regard de l’obsession migratoire de votre collègue ministre de l’intérieur Bruno Retailleau, il faut reconnaître, monsieur le ministre, que nous ne sommes malheureusement guère surpris du silence de la France sur les aspects les plus préoccupants de ce projet de règlement, qui comporterait de graves atteintes au droit d’asile et au principe de non-refoulement !

Allez-vous réellement laisser faire, ou pouvons-nous compter sur votre discernement pour que la France veille à ce que ce nouveau texte, préparé à la hâte, sans concertation réelle avec les ONG, ne viole pas les droits fondamentaux des migrants et ne comporte pas de mesures démagogiques directement inspirées de l’extrême droite ?

Si un nouveau règlement est, par certains aspects, nécessaire, il n’aura de sens que s’il permet des retours durables et dignes. L’Europe ne peut pas, d’un côté, prôner le respect des droits humains partout dans le monde et, de l’autre, accepter les « hubs de retour » et accréditer la thèse selon laquelle les migrants seraient d’abord des criminels devant être traités comme tels.

Bref, nous vous demandons plus que jamais, monsieur le ministre, de porter avec force et cohérence le projet européen et d’affirmer une position de la France qui soit claire et conforme à son histoire et à ses valeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)