Mme la présidente. La parole est à M. Henri Cabanel. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

M. Henri Cabanel. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, un jour, peut-être, nous examinerons un texte sur l'avenir de notre agriculture qui pense vraiment l'avenir de cette profession dans sa globalité. Un jour, peut-être, mais pas aujourd'hui !

Les textes se suivent, et toujours aussi peu de transversalité… Pourtant, dans nos exploitations, dans nos fermes, les enjeux pour l'avenir de nos entreprises, nous les connaissons. Il y a le revenu, avec l'analyse des coûts de production, le marketing, les marchés, la vente, le foncier, etc. Il y a la diversification des modes de production, avec le choix d'un modèle, la gestion des crises économiques, climatiques, sanitaires, et la transmission de l'outil.

Mais, à l'échelon supérieur, on ne sait que travailler en silo, sans transversalité. Ne nous contentons pas de traiter l'urgence : interrogeons-nous sur le fond. La loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, portée par Stéphane Le Foll en 2014, avait ouvert la voie, confortée par les lois Égalim.

Initialement conçu pour relever les défis liés à la préservation de notre souveraineté alimentaire, ébranlée par le dérèglement climatique et la crise des vocations, ce projet de loi incarne désormais la réponse de l'exécutif à la colère de nos agriculteurs, en attente de mesures concrètes simplifiant, valorisant et sécurisant l'exercice de leur activité.

Il faudrait par exemple changer de paradigme, et faire en sorte que les services de l'État mettent fin à la suspicion, qu'ils soient davantage dans leur rôle d'accompagnement et de conseil. La confiance, j'en suis sûr, peut régler beaucoup de maux.

Ce texte s'est éloigné d'un de ses objectifs initiaux, à savoir rebâtir notre souveraineté alimentaire en répondant notamment aux défis du changement climatique. Mais répond-il à la colère de nos agriculteurs ? J'en doute, mes chers collègues.  Quid du revenu ? Quid du foncier ? Quid de la sensibilisation des Français à l'importance de notre agriculture dans leur quotidien ? Je pense notamment à ce que l'on appelle les aménités environnementales.

Il faut développer les paiements pour services environnementaux territoriaux, qui peuvent apporter des revenus pour les services induits, comme la lutte contre les incendies ou les inondations. Les agriculteurs maintiennent les milieux ouverts, ils entretiennent nos paysages, que les urbains savent apprécier le week-end sans avoir conscience du travail que font ceux-ci sur leur environnement.

L'agriculture est l'un des secteurs d'activité les plus sensibles à l'évolution du climat et les plus dépendants du fonctionnement des écosystèmes. L'objectif d'une agriculture économiquement et écologiquement viable, rémunératrice, diversifiée, durable, répartie sur l'ensemble du territoire, doit prédominer et servir de mise en garde contre la stérilité de l'opposition entre modèles agricoles.

Je l'ai encore dit la semaine dernière : nous avons tout à perdre à faire de la politique sur le dos de nos paysans. Nous sommes confortablement installés dans nos fauteuils quand de nombreux agriculteurs agonisent sous les lourdeurs administratives, les surtranspositions, sans parler des crises qui se succèdent et qui les affaiblissent régulièrement. Certains préfèrent se donner la mort… Et nous, nous clivons nos propos, nous cherchons le buzz ! D'un côté, certains collègues attisent les flammes, en diffusant de fausses informations dans les médias. Non, par exemple, les néonicotinoïdes n'ont pas été réautorisés !

M. Henri Cabanel. Ils sont toujours interdits, sauf dérogation pour certaines filières menacées de disparaître en l'absence de traitements de substitution.

Ces mêmes collègues savent hurler contre les surtranspositions, mais composent en en acceptant certaines pour aller dans le sens du vent.

Il y a un parti pris en faveur de la compétitivité, au détriment de l'environnement et de nos ressources. C'est dommage ! Face au déclin de notre agriculture, l'urgence d'un sursaut est nécessaire, dans un équilibre constructif.

Que faire, donc ? Le RDSE a voulu, une fois encore, que l'agriculture soit cause nationale. C'était la première proposition du rapport intitulé Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse, que j'ai rédigé avec notre ancienne collègue Françoise Férat en 2021. Plus qu'un symbole…

Ce projet de loi reflète la consécration d'une programmation pluriannuelle de l'agriculture. Celle-ci devra être établie avant le 1er juillet 2025, puis tous les dix ans, et définir les modalités d'action des pouvoirs publics, en complément des politiques déterminées par l'Union européenne. Elle précisera en outre, par filière, des objectifs nationaux de production compatibles avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, la stratégie bas-carbone et la stratégie nationale pour la biodiversité.

Je m'en réjouis. Mais ces objectifs de production par filière, à quels revenus correspondront-ils ? Avec quelle politique foncière ? Et quelle résilience face aux changements climatiques ? Pour les sols, par exemple, si l'on fait preuve d'honnêteté, on sait que tous les agriculteurs n'auront pas l'irrigation. Mais la reconstitution des sols de manière durable donne de meilleurs rendements, tout autant qu'une rétention d'eau et une capture de carbone. Il faut le dire.

Avec quels moyens, enfin ? Une programmation sans budget, c'est une parole sans actes. Et les coupes sombres de dernière minute au projet de loi de finances ne nous ont pas rassurés. Madame la ministre, même en étant le plus optimiste possible, on voit mal le budget s'améliorer l'année prochaine, ou les années suivantes, au regard du contexte contraint. J'espère sincèrement me tromper.

En ce qui concerne la transmission, nous pouvons nous réjouir du guichet unique : c'est un grand pas vers la simplification. Mais pensez-vous honnêtement qu'il faille privilégier la formation et la transmission alors qu'aucun levier pour l'attractivité n'est actionné ? Qu'est-ce qui va motiver un agriculteur à transmettre son outil à ses enfants ? Il s'agit de son objectif premier et de sa plus grande fierté. Mais s'il sait que cela va être la galère, il ne fera pas le choix de transmettre. Qu'est-ce qui va motiver un jeune à devenir agriculteur ? C'est à ces questions qu'il fallait répondre.

Ce projet de loi donne un sentiment d'inachevé. Madame la ministre, je souhaite cependant rester positif. Nous verrons si l'essai peut être transformé… Je souhaite que nos débats soient aussi constructifs que possible, car, dehors, les paysans attendent beaucoup de ce texte, tout comme moi – trop, sans doute. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Guislain Cambier. (Mme la présidente de la commission et M. Franck Menonville, rapporteur, applaudissent.)

M. Guislain Cambier. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je viens de l'Avesnois, territoire rural au sud du département du Nord. Le nombre d'exploitations agricoles y a été divisé par deux en quarante ans. Je mesure donc les enjeux de ce projet de loi et je connais les attentes fortes qu'expriment nos agriculteurs à propos de ce texte – comme partout en France.

Le travail législatif et les orientations du ministère de l'agriculture doivent apporter des réponses concrètes à leurs inquiétudes. Nous avons ensemble, tous ensemble, l'ambition de répondre au malaise agricole, alors que près de 40 % d'entre eux évoquent un sentiment d'abandon et un système à bout.

Pour cela, le bon sens paysan, fait de sens pratique et de la capacité à résoudre les problèmes de manière simple, pratique et efficace, peut inspirer un Discours de la méthode.

Les mots ont un sens. Le bon sens paysan doit nous guider et soulager les maux de nos agriculteurs. Une exploitation agricole n'est pas une entreprise comme les autres, en effet. Le rideau de fer n'est pas baissé à dix-huit heures pour être rouvert le lendemain à sept heures. Ce sont des entreprises familiales, qui vivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où femmes, hommes, conjoints, enfants vivent l'exploitation au quotidien.

La main-d'œuvre familiale ne doit donc pas être considérée comme du travail dissimulé. L'entraide rurale n'est pas du travail au noir. Il faut plus de souplesse dans la gestion de la main-d'œuvre.

Dans les régions transfrontalières comme la mienne, la distorsion de concurrence est aussi une réalité vécue au quotidien. Alors, revenons au bon sens paysan, encore lui, et appliquons tout simplement les mêmes règles à tous ceux qui vendent les produits agricoles sur notre territoire. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Au nom de quel paradoxe peut-on exiger de nos producteurs l'exemplarité sanitaire et environnementale, tout en nous montrant laxistes pour les produits que nous importons ?

Dans ma région, on produit notamment de la betterave à sucre. Comment expliquer à mes agriculteurs – et aux agriculteurs français en général – que les producteurs ukrainiens ont toujours accès à vingt-huit matières actives interdites chez nous, mais qui sont transformées sans contrainte et qui continuent à être distribuées par les industries agroalimentaires ? Il faut donc poursuivre et intensifier le travail sur les clauses miroirs.

Le foncier est aussi un enjeu déterminant. Trop souvent, dans ma région, la spéculation foncière pénalise nos exploitants, qui doivent faire face à la pression des agriculteurs belges. Il faut à nouveau remettre l'ouvrage sur le métier, notamment avec les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer).

La simplification administrative sera au cœur de nos débats. Là encore, le bon sens paysan, toujours lui, doit nous animer plus que jamais. Soyons pragmatiques et travaillons en confiance. Hélas ! hélas ! trois fois hélas ! la complexité administrative alourdit notre quotidien et nuit à la rentabilité de nos exploitations.

Je prendrai pour exemple l'irrigation. On impose à nos agriculteurs de noter jour par jour l'eau consommée, alors que nos dispositifs de pompage sont équipés de compteurs. Pourquoi ne pas simplement relever ces compteurs avant et après la saison, pour connaître précisément la consommation ? Ces contrôles excessifs sont inutiles et doivent être simplifiés.

Même remarque sur la PAC : les aides sont devenues un labyrinthe bureaucratique. Par exemple, la valeur des points d'écorégime est totalement déconnectée du terrain. La betterave et la pomme de terre, particulièrement cultivées dans mon département, sont considérées comme une seule et même culture. Pourtant, je mets au défi quiconque de faire des frites avec des betteraves ou du sucre avec des pommes de terre ! (Sourires.) Il est urgent d'adapter les critères aux réalités agricoles.

Ce projet de loi d'orientation agricole arrive enfin au bout de son parcours. En l'adoptant, comme nous l'espérons, le Sénat enverra un signal positif à nos agriculteurs. Ils l'attendent depuis huit mois. Ce n'est pas encore une loi-cadre, mais, même s'il reste beaucoup à faire pour en faire une vraie orientation, une ambition, elle est nécessaire. Vous pourrez compter sur les élus du groupe Union Centriste pour faciliter la vie de celles et de ceux qui nous nourrissent. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures,

est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de Mme Sylvie Vermeillet.)

PRÉSIDENCE DE Mme Sylvie Vermeillet

vice-présidente

Mme la présidente. La séance est reprise.

Nous poursuivons la discussion du projet de loi d'orientation pour la souveraineté alimentaire et agricole et le renouvellement des générations en agriculture.

Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Gérard Lahellec. (M. Jacques Fernique applaudit.)

M. Gérard Lahellec. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, les lois d'orientation sont élaborées pour répondre aux défis et aux enjeux spécifiques rencontrés par tel ou tel secteur.

Or la première question que nous devons nous poser est de savoir si ce texte contribuera à ce que nos territoires puissent répondre aux demandes alimentaires des populations de demain. La décarbonation de notre agriculture, qui est la condition pour pérenniser le développement d'une agriculture nourricière tout en répondant aux défis climatiques, sera-t-elle suffisamment encouragée ? Le renouvellement des générations sera-t-il suffisamment soutenu ? La question du renouvellement des générations et de l'installation de jeunes en agriculture peut-elle s'envisager sérieusement sans traiter la question du foncier ?

C'est vraisemblablement pour éviter des querelles sur ce sujet que la question du foncier est très peu abordée dans ce texte. Elle est pourtant centrale pour favoriser le renouvellement des générations, et la Safer pourrait ici jouer un rôle déterminant.

Ce n'est pas une question secondaire. Comme le titrait récemment dans son éditorial un grand hebdomadaire national de l'agriculture, un montage sociétaire assez connu en France « a franchi le Rubicon » en installant dans une exploitation agricole un « régisseur » dont le métier ne sera pas celui de paysan. Il n'y a pas si longtemps, près de chez nous, en Bretagne, il n'y avait de régisseur que celui qui régissait le domaine du château auquel était adossée une grande ferme.

En outre, toujours en matière de répartition des terres, il y aurait lieu de faciliter les échanges fonciers et de lever les obstacles aux échanges quand ceux-ci résultent de qualifications différentes de l'usage des terres.

Nous sommes en droit de douter, car ces questions sont centrales, plus encore dans une région comme la nôtre, la Bretagne, qui est d'abord une région d'élevage. Or nos élevages laitiers et bovins sont en souffrance et les filières du porc et de la volaille enregistrent des reculs sensibles de production.

Certes, cette loi d'orientation agricole (LOA) comporte, je n'en doute pas, des dispositions très spécifiques pour répondre ponctuellement à un certain nombre de situations. Les amendements que nous avons adoptés en commission et qui ont été travaillés par nos rapporteurs y ont beaucoup contribué. Mais la principale faiblesse de ce texte réside dans le fait que nous n'abordons pas le sujet de fond : l'activité agricole est une activité humaine de production nourricière vitale pour le devenir de l'humanité.

En second lieu, le fait d'avoir versé l'activité agricole dans la mondialisation des échanges et des prix conduit à des pertes de souveraineté dans le domaine alimentaire, car, quoi que l'on fasse, le poulet brésilien sera toujours moins cher à produire que le poulet de chez nous. Cela devrait donc nous inciter à rechercher de nouveaux dispositifs.

S'il est vrai que les normes et autres contrôles tatillons ont de quoi exacerber les mécontentements, la chute de nos productions et les départs non compensés dans de nombreuses filières ont pour cause la rémunération insuffisante du travail paysan et son manque de lisibilité dans le temps. Ce n'est pas en renonçant à des ambitions agroécologiques visant à protéger la santé que nous garantirons l'avenir de notre agriculture. (M. Daniel Salmon applaudit.)

Après les lois Égalim, cette LOA n'infléchit pas la tendance lourde qu'impose la loi de modernisation de l'économie (LME) de 2008, qui privilégie l'aval plutôt que l'amont, c'est-à-dire la distribution plutôt que la production. Et pourtant, la question de fond devrait être celle du retour de la valeur ajoutée à la production, c'est-à-dire à la ferme.

C'est cette course effrénée, consistant à tirer toujours les prix vers le niveau le plus bas, qu'il faut, d'une manière ou d'une autre, remettre en cause. Et cela est sans doute d'autant plus nécessaire dans le contexte de cet univers mondialisé que vous avez comparé, madame la ministre, à la tectonique des plaques. Belle comparaison selon moi et qui me convient même si tout le monde n'est pas forcément avisé de ce qu'est la tectonique des plaques.

Les éléments sur la transition agroécologique et l'adaptation au changement climatique ont disparu du texte, alors que ces défis sont déterminants. La place accordée aux enjeux de revenus et de juste rémunération des agriculteurs, déjà faible initialement, a encore été réduite. L'ambition de renouvellement des générations, pourtant à l'origine de ce projet de loi, est considérablement amoindrie. Enfin, du point de vue de la souveraineté alimentaire, le texte aurait sans doute gagné à faire tant soit peu référence aux activités de pêche, qui participent aussi de la souveraineté alimentaire. C'est une filière importante, forte de 12 458 marins pêcheurs, dont 9 300 exercent leur activité en métropole et un peu plus de 3 000 outre-mer. Vous comprendrez que, venant de Bretagne, il fallait que je la mentionne.

Mme Annie Genevard, ministre. Ce n'était hélas ! pas dans le périmètre…

M. Gérard Lahellec. Ainsi, selon nous, en l'état, ce texte ne permettra ni d'installer massivement de nouvelles exploitations demain, ni de lutter contre l'effondrement du nombre de celles qui existent, ni d'accompagner et de préparer correctement les futurs agriculteurs à leur métier. Il aura au contraire des conséquences en cascade, souvent irréversibles, qui accroîtront la vulnérabilité du secteur. Ce sont là autant de raisons qui nous conduisent à souhaiter un infléchissement sérieux de celui-ci et, par conséquent, à ne pas l'adopter en l'état. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST.)

Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Salmon. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Daniel Salmon. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en dix ans, 100 000 fermes ont disparu, soit 20 % d'entre elles. Un gigantesque plan social se déroule à bas bruit dans nos campagnes. Et si l'on ne fait rien, un tiers des fermes rescapées auront disparu d'ici à 2030. Cette alerte devrait à elle seule nous conduire à renverser la table. Le mal-être est général.

Qu'en est-il donc de cette loi ? Après un parcours contrarié, la LOA arrive enfin jusqu'à nous, avec pour orientation très claire – hélas ! – la fuite en avant.

Ce texte aurait pu être l'occasion de s'engager avec détermination dans les changements systémiques qui s'imposent et d'entrevoir la possibilité d'un avenir meilleur. Mais il se complaît dans l'inaction coupable et risque même d'accélérer le processus de destruction du tissu agricole et rural.

Une poursuite de la course mortifère, telle est la trajectoire choisie par les rapporteurs, avec comme seule boussole la compétitivité de l'agriculture et le triptyque « robotique, génétique, numérique » pour produire toujours plus ou, en réalité, pour limiter la baisse des rendements d'une agriculture qui altère les fertilités.

La conception de la souveraineté envisagée dans cette loi est très éloignée des droits individuels et collectifs au cœur des principes définis par le mouvement altermondialiste Via Campesina, en 1996, à Rome.

En réalité, mes chers collègues, vous défendez une souveraineté stratégique qui se moque des droits individuels et collectifs, ici, comme à l'autre bout de la planète. De quelle souveraineté s'agit-il donc ? Nous y reviendrons au cours des débats.

S'il est essentiel de produire, encore faut-il savoir comment, quoi et pour qui. Devons-nous produire en lâchant sur les normes et sur les droits, pour répondre à cette compétitivité internationale qui alimente le moins-disant social et environnemental, ce modèle agricole qui détruit les conditions mêmes de sa survie, au profit de quelques gagnants temporaires à la tête des plus grosses industries agroalimentaires et au détriment de la majorité de nos agriculteurs ?

Nous sommes également loin de l'ambition initiale du texte, qui devait apporter des solutions au défi du renouvellement des générations. Largement aggravé par le travail en commission, le résultat est caricatural. En vous acharnant contre toutes les solutions qui permettraient aux agriculteurs de devenir plus autonomes et de se passer des intrants chimiques, c'est notre souveraineté que vous attaquez.

Quasiment toutes les références et les objectifs relatifs à l'agroécologie et à l'agriculture biologique ont été supprimés.

C'est particulièrement le cas dans le volet du texte portant sur la formation et l'enseignement agricole, qui passe complètement à côté des besoins et de la demande alors qu'entre 30 % et 50 % de futurs agriculteurs veulent s'installer en bio. L'enseignement supérieur agricole devrait être un véritable outil stratégique de notre politique agricole. Vous préférez promouvoir un « Bachelor » que la plupart des établissements n'ont pas les moyens de mettre en place.

Nous passons d'une crise à l'autre, mais il n'y a toujours rien sur le revenu ! À peine cité dans l'article 1er, le revenu digne est pourtant la demande principale du monde agricole – vous en avez parlé, monsieur le rapporteur. Le sujet sera-t-il traité un jour ?

Concernant les défis environnementaux, aucun levier structurant n'est prévu pour y faire face en favorisant l'adaptation au changement climatique et la transition vers l'agroécologie.

La question de la biodiversité est totalement absente du texte. Si la puissance publique n'agit pas pour renforcer la résilience de nos exploitations, le surcoût annuel lié à l'augmentation des aléas climatiques s'élèvera à 1 milliard d'euros, selon le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER).

En ce qui concerne le diagnostic modulaire, seul outil prévu pour la transition, vous en avez restreint l'aspect environnemental pour l'orienter uniquement vers la recherche du développement économique de l'exploitation, adoptant ainsi une focale étroite et révélatrice.

Limité dans son périmètre par l'application de l'article 45 de la Constitution, le projet de loi ne permet pas de traiter la question essentielle du foncier. Les rapporteurs s'opposent même à l'idée d'imposer au Gouvernement de s'emparer du sujet. Aucun renforcement de contrôle n'est prévu, non plus qu'aucune mesure contre les montages sociétaires, l'accaparement, la spéculation et la financiarisation. Existe-t-il vraiment une volonté de mettre fin à ce grand plan social en cours ? La question se pose légitimement.

Sur l'agriculture bio, alors que la filière subit la pire crise de son histoire, vous avez supprimé les objectifs chiffrés du texte initial : laissons faire le marché, notre santé passera après ! Nous sommes encore une fois dans une vision très aboutie des demandes de l'agrobusiness.

Quelques mots sur l'installation de nouvelles exploitations. Si un cap est enfin donné, avec un objectif de 400 000 exploitations et de 500 000 exploitants agricoles d'ici à 2035, comme vous l'avez souligné, madame la ministre, cette promesse restera vaine si les politiques publiques mises en œuvre sont totalement inadaptées à la cible visée.

Enfin, nous souhaitons dénoncer les reculs en matière de droit de l'environnement, encore aggravés par le passage du texte en commission, notamment à l'article 13. En portant atteinte au droit de recours ou en ajoutant un critère d'intentionnalité presque impossible à prouver, dans les faits, vous dépénalisez la destruction d'espèces protégées. Cela constitue des régressions inédites.

Désormais, c'est open bar : des promoteurs immobiliers, énergéticiens et chasseurs malintentionnés – je n'inclus pas tout le monde – pourront détruire des espèces menacées et plaider la non-intentionnalité, le tout sous couvert de « simplification administrative », bien évidemment.

À ce projet déshumanisé, nous en opposons un autre : protéger et nourrir. Car telle est notre vision, celle d'une agriculture qui nourrit les humains et qui protège la terre et le vivant, soit l'assurance vie des agriculteurs. La prise en compte de l'ensemble des enjeux cités suppose une transition systémique. Cette transition agroécologique est non seulement un rêve, mais aussi une réalité efficiente, vécue par de très nombreux agriculteurs qui sont productifs et fiers de leur indépendance, qui donnent envie et qui méritent d'être soutenus.

Tel est bien l'horizon vers lequel il faut tendre, un horizon égayé par de nombreuses haies – nous y reviendrons, comme l'a indiqué l'un de nos collègues, précédemment.

Ceux qui voulaient que rien ne change sont satisfaits de cette loi. Mais nous ne lâcherons rien. Nous continuerons à relayer la voix des scientifiques et à accompagner les innovations des agriculteurs pour engager la nécessaire transition. Partout, nous les encouragerons à partager la terre, à s'installer dans des projets agroécologiques, à se former, à transmettre, à coopérer.

Avec les élus du groupe GEST, nous nous opposerons avec force à ce texte indigent, voire dangereux dans certains de ses articles. Nous continuerons à nous battre pour des agriculteurs nombreux et heureux dans des campagnes vivantes. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST et sur des travées du groupe SER.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Tissot. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Jean-Claude Tissot. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, j'évoquais il y a quelques jours, lors de l'examen de la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur – qui vise, en réalité, à réintroduire l'usage des produits phytosanitaires – une fusée à deux étages sur les textes agricoles. Le deuxième étage de la fusée est là. Il s'est fait attendre, c'est le moins que l'on puisse dire.

Nous allons donc examiner aujourd'hui la grande loi de programmation agricole, d'abord promesse de campagne du candidat Macron en 2022, puis promesse en réponse à la crise agricole du printemps 2024.

Ce projet de loi d'orientation agricole se fonde sur trois constats implacables, dont tout d'abord celui d'une crise à la fois sanitaire et environnementale, ce qui va souvent de pair. Sur le plan sanitaire, la résurgence des épidémies d'influenza aviaire, de peste porcine africaine, de fièvre catarrhale ovine nous oblige à réfléchir à un meilleur accompagnement des filières en amont. Au niveau environnemental, le changement climatique met les facteurs de production sous pression : on le répète depuis longtemps déjà, et les conséquences sont de plus en plus visibles.

Les rendements sont soumis aux aléas climatiques de manière croissante, que ce soit le gel, la grêle, le vent, la sécheresse ou encore les inondations. Je citerai en exemple l'année 2022, représentative du climat futur, selon Météo-France, qui a vu les rendements des cultures d'été diminuer entre 4 % et 20 %. Toutes les projections scientifiques indiquent que la situation va encore se dégrader dans les prochaines années. Plusieurs filières de production sont menacées et nous n'en sommes qu'au début. Or ce n'est pas en proposant de supprimer l'Agence française pour la biodiversité et en revoyant à la baisse les objectifs de planification agroécologique que l'on résoudra cette crise.

Autre constat, celui d'une crise économique et commerciale. Hausse des coûts de production, concurrence étrangère, relations commerciales tendues et, surtout, revenus insuffisants sont autant de raisons qui expliquent le mécontentement de tout un secteur. Si, d'un point de vue global, la France demeure encore largement souveraine en matière alimentaire et agricole, la situation est souvent contrastée selon les filières. Ainsi, le Haut Conseil pour le climat indique dans un rapport de janvier 2024 que « la France importe 20 % de son alimentation » et que ses importations alimentaires ont été multipliées par deux en valeur depuis 2000. Je pense au blé, au riz, aux viandes de volaille, aux fruits et légumes. Certaines limites se font jour et il convient d'assurer une réelle souveraineté alimentaire.

Le troisième constat qui est aux prémices du projet de loi – il n'est pas de moindre importance – concerne la crise de renouvellement des générations. Le défi est de taille. Si nous regardons derrière nous, un tiers des fermes ont déjà disparu en vingt ans. Si nous regardons devant nous, la moitié des agriculteurs d'aujourd'hui partiront à la retraite d'ici à 2030 et seulement deux départs sur trois seront compensés par un remplacement. Or l'installation de paysans partout sur le territoire est un préalable indispensable à la souveraineté alimentaire, ce que résume bien le slogan : « Pas de pays sans paysans. »

L'étude d'impact associée au projet de loi indique que « pour maintenir notre capacité à produire et à se nourrir, il serait nécessaire d'installer 20 000 agriculteurs par an, contre 15 000 actuellement ». Elle indique également que le déficit en actifs agricoles est d'ores et déjà très marqué, avec 70 000 postes à pouvoir.

Ces trois constants sont alarmants. Nous ne pouvons qu'y souscrire. Ils expliquent en grande partie la colère légitime du monde agricole. Nous devons les garder en tête tout au long de nos débats, comme fil conducteur, et nous poser sans cesse cette question : comment y répondre ?

L'idée d'une grande loi programmatique, censée pallier ces difficultés, est une idée louable. Je dis « censée », car les réponses proposées sont loin d'être à la hauteur, et en tant qu'ancien agriculteur, j'en suis le premier déçu.

Telle qu'elle est rédigée, cette loi d'orientation agricole n'est que la prolongation de la politique libérale menée depuis de trop nombreuses années.

Le texte est particulièrement imparfait pour deux raisons principales. Il l'est tout d'abord par son contenu. Nous aurons largement l'occasion d'en discuter, mais je souhaite aborder quelques points qui me paraissent essentiels.

La portée de l'article 1er est par exemple difficile à saisir. Les notions de « potentiel agricole », d'« intérêt général majeur » et de « non-régression de la souveraineté alimentaire » sont floues et sujettes à interprétation. Elles sous-entendent en réalité une logique productiviste et elles pourraient à terme, notamment pour le principe de « non-régression », participer à la remise en cause des réglementations environnementales. Ces formules incantatoires doivent être revues.

Sur la notion de souveraineté alimentaire, je crois que nous passons complètement à côté de l'essentiel, à savoir qu'il s'agit d'assurer en premier lieu l'accès à une nourriture saine et diversifiée pour l'ensemble de la population. Le sens de cette notion est déformé, car le texte adopte un prisme assurément économique, laissant entrevoir en réalité un blanc-seing donné à l'agro-industrie, qui pourra continuer à produire toujours plus sans considération pour les plus petites structures agricoles ou pour l'environnement.

L'introduction, à l'article 13, du principe de « présomption de non-intentionnalité » face à la destruction illicite d'habitats naturels ou de sites protégés me semble problématique et ressemble, à s'y méprendre, à un « permis de détruire la nature ».

La Défenseure des droits s'est elle-même montrée très critique vis-à-vis de l'article 15, qui vise à accélérer la prise de décision des juridictions en cas de contentieux contre des projets d'ouvrage hydraulique agricole. Cela conduirait à une restriction disproportionnée du droit au recours.

Ces articles 13 et 15, auxquels j'ajouterai l'article 17, constituent des régressions marquées en matière environnementale et nous proposerons de les supprimer en quasi-totalité.

Je précise, à titre d'exemple, pour éclairer encore davantage cette tendance à la régression, que, entre le texte voté à l'Assemblée nationale et celui qui nous est proposé aujourd'hui, nous sommes passés de dix-sept occurrences du terme « agroécologie » à trois occurrences. Je ne fais là qu'un constat…

Mais, surtout, le projet de loi est imparfait au regard de toutes ses lacunes, de tous les manques et de toutes les thématiques restées sans réponse. Nombre de propositions cruciales qui constitueraient des réponses viables, concrètes et directes aux attentes des paysans ne sont pas évoquées dans le texte et seront considérées comme irrecevables durant nos discussions.

Ainsi, le texte ne prévoit aucune mesure sur le revenu agricole alors que, en trente ans, le revenu net de la branche agricole a baissé de près de 40 % en France en euros constants, avec une forte hétérogénéité en fonction des catégories d'exploitation. Les agriculteurs ne demandent qu'à vivre dignement de leur travail !

Aucune mesure non plus sur la construction des prix, reportée à une éventuelle cinquième loi Égalim, puisque nous avons cru comprendre qu'il en serait ainsi, madame la ministre. Toutefois, je ne sais pas quand ce texte nous sera soumis.

Aucune mesure sur le foncier pour lutter contre l'accaparement des terres. Il s'agit pourtant d'un élément indispensable à l'installation de nouvelles exploitations. Nous ne pourrons pas faire l'économie d'une grande loi foncière.

Aucune mesure de réorientation de la PAC, alors que nous savons très bien que 25 % des agriculteurs captent les deux tiers des aides à l'échelle française. Nous avons pourtant des leviers à travers le plan stratégique national (PSN), qui est à votre main, madame la ministre.

Aucune mesure non plus d'accompagnement à la transition agroécologique. Pis encore, nous constatons même une forme de régression dans le cadre des articles du titre IV ! Pourtant, nous ne sommes pas des fanatiques ni des « obscurantistes verts », comme certains d'entre vous aiment à nous qualifier, mes chers collègues : nous souhaitons simplement installer de jeunes agriculteurs sur des sols qui fonctionnent ; nous souhaitons simplement que l'exercice de leur métier ne les rende pas malades ; nous souhaitons simplement que les agriculteurs puissent produire une alimentation saine et accessible à tous ; nous souhaitons simplement permettre aux paysans de vivre de leur métier.

Comment peut-on concevoir une loi programmatique, qui s'appliquera à tout un secteur pendant les dix prochaines années sans aborder toutes ces questions ?

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, les élus du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain s'opposeront à ce projet de loi, qui n'est pas à la hauteur des attentes du monde agricole. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)