M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour un rappel au règlement.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, je vous remercie de me donner la parole pour un rappel au règlement fondé sur l’article 26 de notre règlement.
Monsieur le secrétaire d’État, vous étiez déjà dans cet hémicycle pour débattre du Pacte européen de stabilité. Malgré la solidarité du Gouvernement et votre capacité multiple à le représenter, je regrette que la ministre de la cohésion des territoires, le ministre de l’agriculture ou encore le secrétaire d’État chargé de la ruralité ne soient pas présents ce matin pour nous répondre.
Votre présence nous encourage à continuer de travailler dans nos départements, où nous manquons de haut débit et où la fibre ne passe pas partout. Vous nous avez fait des déclarations sur ce sujet, qui est le vôtre. Nous les acceptons bien volontiers au comptant. Néanmoins, sur ces sujets, en matière de haut débit et de téléphonie mobile, le compte n’y est pas ; mes collègues seront probablement d’accord avec moi.
On a beaucoup parlé d’un équilibre entre les territoires. Il aurait été intéressant d’entendre le ministre directement en charge de ces questions qui nous posent à tous énormément de problèmes notamment en matière d’urbanisme.
Je souhaitais donc signaler, monsieur le président, ce que je considère, sinon comme un dysfonctionnement, du moins comme une marque de mépris envers le Sénat,…
M. Laurent Burgoa. Tout à fait !
Mme Nathalie Goulet. … sur un sujet aussi important que l’agenda rural, auquel nous sommes évidemment tous attachés. (MM. Laurent Burgoa, Jean-Claude Anglars et Daniel Chasseing applaudissent.)
M. le président. Acte est donné de votre rappel au règlement, ma chère collègue.
La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État. Madame Goulet, je ne réagirai pas pour ce qui concerne la continuité de l’exercice de l’État. Il reviendra, le cas échéant, à Joël Giraud d’expliquer les raisons de son absence d’aujourd’hui.
Sur la question de la fibre et du mobile, je vous entends avec beaucoup d’humilité et je conçois que, pour les Français, les choses soient toujours trop longues. Toutefois, comme le disait Talleyrand, « quand je me compare, je me console ».
Il n’y a pas un pays qui soit mieux couvert en fibre que la France ! Il arrive parfois aux parlementaires de comparer la situation de notre pays avec celle des autres grands pays européens. En France, deux Français sur trois peuvent demander la fibre. C’est le cas d’un Anglais sur dix et d’un Allemand sur dix. La France est aujourd’hui, par habitant, le pays le mieux couvert en fibre de l’Union européenne. Probablement n’allons-nous pas assez vite et sommes-nous très mauvais. Considérez toutefois que nous sommes un peu moins mauvais que les vingt-six autres pays de l’Union européenne.
Mieux encore, alors même que nous sommes déjà les premiers, nous continuons d’aller plus vite que les autres. La moitié de la fibre installée en Europe est installée en France. Si vous étiez au pouvoir, vous feriez sans doute beaucoup mieux ! (Sourires sur les travées du groupe RDPI.) Mais pouvez-vous expliquer comment, non contents d’être déjà les premiers dans l’Union européenne, nous pourrions être encore meilleurs ?
S’agissant du mobile, à peu près 600 pylônes ont été financés par l’État en quinze ans, sous les majorités précédentes.
Mme Nathalie Goulet. Et par les régions et les départements !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Nous pourrons examiner les chiffres ensemble, madame la sénatrice ! Et ce gouvernement, qui ne serait pas au rendez-vous, en a déjà construit 1 100 en trois ans et demi et en aura installé 12 000 d’ici à 2026…
Encore une fois, comme le dirait Talleyrand, « quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console. » (Mme Patricia Schillinger applaudit.)
Vote sur l’ensemble
M. le président. Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution, en application de l’article 34-1 de la Constitution, demandant la mise en place d’un agenda rural européen.
La conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explication de vote.
Je mets aux voix la proposition de résolution.
(La proposition de résolution est adoptée.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à midi, est reprise à midi cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
3
Respect des principes de la démocratie représentative
Adoption d’une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi constitutionnelle garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l’État de droit en cas de législation par ordonnance, présentée par M. Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues (proposition n° 795 [2020-2021], texte de la commission n° 108, rapport n° 107).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que j’ai l’honneur de vous présenter ce matin porte sur les droits du Parlement et, par conséquent, sur la séparation des pouvoirs, sur l’équilibre entre ces derniers et sur l’esprit républicain.
Je me réjouis d’emblée, monsieur le garde des sceaux, que vous soyez venu pour défendre, je n’en doute pas, les droits du Parlement, la séparation des pouvoirs et l’esprit républicain. (Sourires.)
Mes chers collègues, vous savez tous que, le 28 mai et le 3 juillet 2020, par deux décisions, le Conseil constitutionnel a considéré que des ordonnances non ratifiées, dès lors que la date prévue dans la loi d’habilitation était passée, se trouvaient mécaniquement dans la situation d’avoir valeur législative.
Cela pose un problème considérable. En effet, vous le savez tous, mes chers collègues, le Congrès a décidé en 2008 de changer la Constitution, notamment son article 38, pour écrire noir sur blanc que la ratification des ordonnances ne pouvait qu’être expresse, c’est-à-dire qu’elle nécessitait une décision du Parlement.
Je n’ignore rien des considérants du Conseil constitutionnel, qui a fait valoir que, de ce fait, il serait possible que des concitoyens saisissent au titre d’une QPC, c’est-à-dire d’une question préalable de constitutionnalité, une ordonnance non ratifiée.
Une telle hypothèse ne résiste vraiment pas à l’examen. Le Conseil constitutionnel étant, chacun le sait, le gardien de la Constitution, il ne peut ignorer la règle manifeste et évidente que je viens de rappeler, inscrite noir sur blanc : la ratification des ordonnances est expresse.
Dès lors, il nous a paru nécessaire de présenter une proposition de loi constitutionnelle rappelant tout simplement, au sein de la Constitution, cette réalité. Je vois mal comment l’on pourrait s’y opposer, puisque cela correspond à la volonté du constituant.
Le rapport de M. Philippe Bas, que je tiens à saluer et à remercier, évoque, chiffres à l’appui, l’abus du recours aux ordonnances auquel nous assistons.
Monsieur le garde des sceaux, vous ne pouvez l’ignorer, 318 ordonnances ont été prises depuis le début du quinquennat. C’est un record absolu si l’on remonte jusqu’aux origines de la Ve République. Sur ces 318 ordonnances, 21 % ont donné lieu à ratification, j’ai vérifié ce chiffre ce matin.
Ainsi, l’on assiste subrepticement – encore ai-je tort d’employer cet adverbe, car, finalement, c’est manifeste –…
Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Sueur. … à un changement : nous allons vers un régime des ordonnances, parce que les dispositions législatives « adoptées », si l’on peut dire, par voie d’ordonnance sont plus nombreuses que celles qui le sont au sein de nos enceintes.
Le rapport de M. Bas est extrêmement clair. Je remercie mon collègue d’avoir proposé d’aller plus loin. En effet, sous l’égide de M. Gérard Larcher, président du Sénat, un groupe de travail pluraliste s’est mis en place, qui a formulé des propositions concrètes pour la réforme de l’article 38 de la Constitution.
Ces réformes portent sur la référence au programme du Gouvernement et sur la définition des conditions dans lesquelles il est légitime d’avoir recours aux ordonnances : urgence, transposition, codification ou dispositions relatives à l’outre-mer. M. Philippe Bas nous propose, avec mon total accord, car cela va exactement dans le sens de la proposition de loi constitutionnelle que j’ai rédigée avec mes collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de fixer également des délais pour la ratification. Tout cela est extrêmement clair et précis.
Mes chers collègues, nous avons assisté à la mise en place d’une ordonnance réformant la haute fonction publique, l’École nationale d’administration (ENA), le corps des préfets, ce qui n’est tout de même pas rien dans la République française, et le corps des inspections générales. Tout cela est très important.
Or, monsieur le garde des sceaux, quand j’ai eu l’occasion de demander à votre collègue du Gouvernement chargée de la fonction publique si elle estimait normal que ni l’Assemblée nationale ni le Sénat ne fussent saisis de ces questions lors d’un débat, elle m’a répondu que cela relevait d’une ordonnance, dispositif prévu par la Constitution. Nous connaissons le discours, mais tout de même !
Si bien que nous avons pris l’initiative de déposer une proposition de loi, signée par quatre présidents de groupe, qui a été adoptée à une large majorité ici, tout simplement pour pouvoir aborder ce sujet. Ce n’est tout de même pas exorbitant !
Bien sûr, à une grande majorité, nous n’avons pas accepté de ratifier ce texte. J’ai demandé à votre collègue du Gouvernement quelle conclusion elle tirait de tout cela. J’attends toujours sa réponse…
Ensuite, je remercie nos collègues et amis du groupe du RDSE, qui ont présenté une proposition de loi visant à préciser, ce qui est recevable, que les parlementaires avaient le droit, en tant que tels, et non seulement en tant qu’usagers de la télévision ou de La Poste (Sourires.), de saisir le Conseil d’État sur une ordonnance non ratifiée et ayant donc valeur administrative. Je tiens à saluer le vote qui a eu lieu à ce sujet.
Nous espérons que le Gouvernement comprendra notre message. Cette présente proposition de loi traite de l’équilibre des pouvoirs et des droits du Parlement. Aujourd’hui, la quasi-généralisation du recours à la procédure accélérée est désastreuse, car elle ne nous permet pas de rédiger la loi comme il le faudrait ; les navettes permettent de peaufiner l’écriture.
Nous sommes donc soumis à la précipitation constante qui nous est dictée par la procédure accélérée. J’ajoute que nous sommes dépités de constater que tant d’amendements sont refusés, alors même que l’article 45 de la Constitution, dont il est beaucoup question ces temps-ci, dispose que « tout amendement est recevable […] dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte ».
J’ai entendu les propos de M. le Président de la République à ce sujet, et ils ont pu nous inquiéter par rapport au droit d’amendement. Mes chers collègues, tout cela va dans le même sens, celui de la verticalité du pouvoir. (M. le garde des sceaux s’esclaffe.)
Monsieur le garde des sceaux, je suis sûr que vous serez à nos côtés pour défendre l’équilibre et la séparation des pouvoirs, ainsi que les droits du Parlement ! (Applaudissements sur l’ensemble des travées, à l’exception de celles des groupes RDPI et INDEP.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux – je vous salue très respectueusement –, mes chers collègues, c’est une très bonne initiative qui a été prise par notre collègue Jean-Pierre Sueur : elle nous ouvre la possibilité de refondre intégralement l’article 38 de la Constitution pour rétablir dans son application l’esprit de la Constitution de la Ve République.
Ce faisant, nous nous inscrivons dans la continuité des travaux du Sénat. En effet, je rappelle que, en janvier 2018, à la demande du Président de la République, le président du Sénat, après avoir réuni un groupe de travail pluraliste au sein de notre assemblée, a présenté quarante propositions de réformes constitutionnelles, parmi lesquelles, justement, celle qui est relative à l’article 38 de la Constitution.
Il s’agit pour nous de préserver cette faculté donnée au Parlement d’habiliter le Gouvernement à prendre par ordonnance des mesures qui relèvent normalement du domaine de la loi, et, dans le même mouvement, de nous assurer que ce dernier n’a pas fait un usage abusif de ces dispositions.
Or que constatons-nous aujourd’hui sinon un développement presque exponentiel du recours aux lois d’habilitation ? Ce mouvement n’est certes pas le fait de cette seule mandature, mais il s’est encore amplifié sous celle-ci.
Chaque année, 14 ordonnances ont été publiées entre 1984 et 2007 ; quelque 30 entre 2012 et 2017 ; et 64 depuis 2017. Au cours de la seule session 2019-2020, quelque 100 ordonnances ont été publiées, contre 59 lors de la session précédente.
Il est vrai que, parmi ces 100 ordonnances, 67 étaient dédiées au traitement de la crise sanitaire. Il me semble qu’il est juste de permettre au Gouvernement de légiférer par ordonnances quand il s’agit de répondre à des situations urgentes d’intérêt national.
Dans le même temps où le Parlement était sollicité pour déléguer son pouvoir législatif de plus en plus massivement, le Gouvernement renonçait de plus en plus systématiquement à faire ratifier par le Parlement ces ordonnances. Au cours du présent quinquennat, quelque 55 ordonnances ont été publiées et ratifiées, soit 21 % des ordonnances publiées. La ratification devient donc assurément l’exception !
Non seulement le Parlement abandonne son droit de légiférer en faveur du Gouvernement, mais il renonce aussi, forcé par la maîtrise de l’ordre du jour prioritaire qui est la prérogative du Gouvernement, à légiférer pour ratifier les ordonnances. C’est grave !
Durant la même période, le taux de ratification des ordonnances s’élevait à 62 % pour le quinquennat 2007-2012 et à 30 % pour le quinquennat 2012-2017. La situation ne cesse donc malheureusement de se dégrader. D’ailleurs, on constate que, simultanément, le nombre des ordonnances publiées est devenu supérieur au nombre des lois promulguées. Quand j’ai découvert les chiffres, mes chers collègues, je n’en revenais pas !
Figurez-vous que, au début des années 2000, la proportion de textes intervenus dans le domaine de la loi correspondant à des ordonnances se situait autour de 25 %. Les ordonnances représentaient en moyenne 51 % des textes intervenus dans le domaine de la loi sur la période comprise entre 2007 et 2020 ; et ce taux a été supérieur au nombre de lois à six reprises depuis 2007, avec une proportion inégalée de 73 % en 2020.
La hausse du nombre d’ordonnances ne se traduit pas, comme on aurait pu l’espérer, par des textes plus concis. L’inflation législative continuait à galoper pendant la même période. Les lois comptaient 1 584 articles en 2019, contre 1 312 en 2002. Il y a donc à la fois plus d’ordonnances et plus de dispositions législatives adoptées par le Parlement. L’espace juridique est de plus en plus saturé par la multiplication des dispositions législatives, quelle qu’en soit l’origine.
Mes chers collègues, monsieur le ministre, la proposition de notre collègue Jean-Pierre Sueur vise tout d’abord à ce que les dispositions prises par voie d’ordonnance ne reçoivent pas un statut législatif sans que soit intervenu un vote du Parlement. C’est le bon sens, et c’est aussi pour nous une question très importante de principe.
Avec l’accord de M. Sueur, la commission des lois a adopté d’autres dispositions. Elles concernent soit la loi d’habilitation, soit la loi de ratification.
S’agissant de la loi d’habilitation, il nous paraît convenable de déterminer la durée de cette habilitation au travers d’une disposition constitutionnelle, afin qu’elle ne dépasse pas douze mois. Il s’agit aussi de préciser les finalités et l’objet des ordonnances qui seront prises, le Conseil constitutionnel ayant l’habitude d’exercer un contrôle peu précis en matière d’habilitation. Il importe que ce contrôle soit plus rigoureux et précis.
Pour autant, il s’agit surtout, comme je l’ai souligné tout à l’heure, de rétablir l’esprit de la Constitution de la Ve République et de redonner vie à la notion de programme, qu’il convient de préciser.
Le programme n’est-il pas l’essentiel de l’action gouvernementale ? Il doit donc être clairement affiché par le Gouvernement au moment de son entrée en fonctions, par exemple dans sa déclaration de politique générale. Les mesures n’étant pas présentées comme essentielles ne devraient pas pouvoir faire l’objet d’une ordonnance. C’est ce qui a été voulu en 1958 et c’est ce que nous devons rétablir aujourd’hui.
J’ajoute que nous devons également tenir compte de certaines situations particulières pouvant justifier un recours aux ordonnances. J’ai cité tout à l’heure l’urgence ou l’intérêt national, mais on peut aussi penser à la codification et aux mesures d’adaptation aux outre-mer de certaines dispositions.
Reconnaissons cette faculté au Parlement d’habiliter le Gouvernement à légiférer par ordonnance, mais à la condition qu’il exerce un contrôle régulier de ce travail législatif délégué au Gouvernement.
Quant à la ratification, réalisons une avancée importante pour les droits du Parlement en exigeant qu’elle soit expresse et ait lieu dix-huit mois après la fin du délai d’habilitation. Je tiens à rassurer le Gouvernement, qui pourrait s’inquiéter qu’un segment trop important de l’ordre du jour soit occupé à la discussion parlementaire d’ordonnances déjà publiées : le Sénat a su innover au cours des dernières années – l’Assemblée nationale, d’ailleurs, l’a rejoint –, et nous pouvons fort bien, quand il s’agit de dispositifs très techniques, adopter la procédure de délibération en commission de certaines lois de ratification.
Voilà, mes chers collègues, l’économie générale du texte qui a été adopté par la commission des lois, sur une initiative de Jean-Pierre Sueur, avec lequel j’ai réalisé un travail très approfondi.
Je dois vous dire que, étant un partisan actif, convaincu et engagé des institutions de la Ve République, je n’en suis pas moins partisan de corriger certains excès de la pratique, qui ont donné au Gouvernement des pouvoirs excessifs, lesquels ne sont nullement nécessaires pour lui permettre d’assumer sa mission exécutive et qui viennent réduire la capacité d’action de la représentation nationale.
Il existe une grande différence entre l’exécutif et la représentation nationale : l’exécutif représente une majorité, alors que la représentation nationale, elle, représente tous les Français !
Le dialogue entre le Gouvernement et la représentation nationale dans le cadre de la séparation des pouvoirs est donc une nécessité absolue, que notre constitution doit désormais mieux reconnaître. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, RDSE, INDEP et SER.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission les lois, monsieur le rapporteur, monsieur le sénateur Sueur, mesdames, messieurs les sénateurs, le Sénat examine aujourd’hui la proposition de loi constitutionnelle déposée par M. Jean-Pierre Sueur.
Son objet est, selon son intitulé, de « garantir le respect des principes de la démocratie représentative et de l’État de droit en cas de législation par ordonnance ». Il s’agit, indiscutablement, d’un objectif louable, et je partage vos propos sur les excès de verticalité, monsieur Sueur. (Marques de satisfaction sur les travées du groupe SER, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. Philippe Bas, rapporteur. Très bien !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Toutefois, je tiens à dire d’emblée, au risque de gâcher un insupportable suspense (Sourires.), que je ne crois pas que le contenu de cette proposition soit nécessaire pour atteindre un tel objectif.
Dans sa version modifiée par le rapporteur de votre commission, M. Philippe Bas, cette proposition de loi vise, dans un premier temps, à écraser la jurisprudence du Conseil constitutionnel issue de deux décisions des 28 mai et 3 juillet 2020, par lesquelles ce dernier s’est reconnu compétent pour examiner la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des ordonnances non ratifiées dès lors que le délai d’habilitation a expiré.
Votre proposition vise, dans un second temps, à restreindre le recours aux ordonnances par différents moyens, que je détaillerai plus loin et auxquels je répondrai précisément.
Vous proposez tout d’abord de réaffirmer plus explicitement à l’article 38 que seule une ratification expresse permet à une ordonnance d’acquérir valeur législative et que ce texte n’a jusqu’alors qu’une valeur réglementaire.
Cette modification ne semble pas utile : comme vous le savez, la révision constitutionnelle de 2008 a déjà prévu que seule la ratification expresse d’une ordonnance permet de lui conférer valeur législative.
Le Conseil constitutionnel l’a lui-même précisé avec clarté dans les deux décisions évoquées précédemment. C’est donc seulement au sens et pour l’application de l’article 61-1 de la Constitution, c’est-à-dire pour déterminer si une QPC est recevable devant lui, que le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions d’une ordonnance relevant du domaine de la loi doivent être regardées, dès l’expiration du délai d’habilitation, « comme des dispositions législatives ».
Il est donc excessif d’y voir une remise en cause de la hiérarchie des normes ou des prérogatives du Parlement. En effet, cette jurisprudence a eu pour principal effet de modifier la répartition des compétences entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des ordonnances non ratifiées.
Auparavant, c’était le Conseil d’État, cour administrative suprême, qui contrôlait la conformité des ordonnances non ratifiées aux droits et libertés que la Constitution garantit.
Désormais, c’est le Conseil constitutionnel qui le fait, et il paraît cohérent qu’un seul et même juge, a fortiori le juge constitutionnel, soit compétent à cet égard.
Vous l’avez vous-même souligné, monsieur le sénateur Sueur, puisque, dans votre exposé des motifs, vous indiquez que cette évolution pouvait être présentée comme « une pierre supplémentaire à l’édifice d’un État de droit en constante construction ».
J’observe d’ailleurs que le Conseil d’État a tiré les conséquences de l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel par une décision d’assemblée du 16 décembre 2020, dans laquelle il acte la nouvelle organisation du contentieux relatif aux ordonnances. La répartition des compétences entre ces deux hautes juridictions, désormais modifiée, est donc harmonieuse.
Les critiques et craintes selon lesquelles cette jurisprudence porterait atteinte au débat démocratique, à la sécurité juridique, à la répartition du domaine de la loi et du règlement, aux prérogatives du Parlement ou à la séparation des pouvoirs ne me semblent donc pas fondées.
Pour le Parlement, cette nouvelle jurisprudence ne change rien, puisque le Conseil constitutionnel a pris soin de rappeler très précisément, dans sa décision du 3 juillet 2020, les deux principes qui résultent de l’article 38 de la Constitution et qui ne sont pas modifiés.
Premièrement, passé le délai d’habilitation, les dispositions d’une ordonnance qui relèvent du domaine de la loi ne peuvent être modifiées que par le législateur.
Deuxièmement, une ordonnance n’acquiert une valeur législative qu’à compter de sa ratification, laquelle doit être expresse, conformément à la volonté du constituant.
C’est pourquoi votre proposition de modification ne nous paraît pas nécessaire. En somme, vous ne faites que revenir à l’état du droit précédent, en écrasant purement et simplement les deux jurisprudences du Conseil constitutionnel évoquées précédemment.
Je note avec étonnement, monsieur le sénateur Sueur, que vous vous êtes rallié à la position du rapporteur Bas, alors même que vous indiquiez dans l’exposé des motifs de la proposition de loi initiale ne pas vouloir « un retour pur et simple au statu quo ante ».
M. Jean-Pierre Sueur. Il faut lire l’ensemble de l’exposé des motifs, monsieur le garde des sceaux, et ne pas se contenter de certains passages !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Sur ce point, c’est donc finalement un retour à la case départ, ou presque.
Dans un second temps, cette proposition envisage de restreindre drastiquement certaines conditions du recours aux ordonnances.
Mesdames, messieurs les sénateurs, par cette proposition de loi, vous entendez rappeler la prééminence du Parlement dans le vote de la loi et, encore une fois, cet objectif est parfaitement louable.
M. Christian Redon-Sarrazy. Pas louable, constitutionnel !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Le Gouvernement, je le rappelle, est soucieux que chaque institution tienne la place qui est la sienne, dans le respect de notre Constitution.
En revanche, le chemin emprunté pour « rappeler cette prééminence » soulève de sérieuses difficultés.
En premier lieu, comme vous le savez, la Constitution impose déjà que la loi d’habilitation fixe le délai d’adoption de l’ordonnance. Votre proposition prévoit de graver dans le marbre de la Constitution un délai maximal de douze mois.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Or je ne vois aucune raison d’imposer un délai couperet strict, impératif et uniforme, qui ne prendrait pas en compte la particulière difficulté de certaines missions de codification ou de transposition.
Il est préférable de laisser au Parlement le choix, plein et entier, d’adapter aux circonstances de complexité ou d’urgence le délai laissé au Gouvernement pour prendre l’ordonnance.
En deuxième lieu, vous proposez que, en matière de codification, les ordonnances ne soient possibles qu’à droit constant.
Une telle orientation ne me semble pas souhaitable, car elle conduirait en fait à arrêter net le travail de recodification par ordonnance qui, vous le concéderez, contribue grandement à l’amélioration de la qualité du droit. En effet, les recodifications ne se font quasiment jamais entièrement à droit constant. Il faut toujours adapter et moderniser les règles que l’on codifie de nouveau.
En troisième lieu, et enfin, je ne puis qu’être défavorable à l’idée de prévoir que les ordonnances deviennent caduques faute de ratification dans un délai déterminé.
Vous le savez, la Constitution prévoit un tel dispositif en son article 74-1 pour adapter la législation dans les collectivités d’outre-mer. Or l’expérience a révélé que cela présente un risque élevé pour la sécurité juridique, compte tenu des incertitudes sur le calendrier parlementaire et de l’adoption définitive de la loi de ratification.
Je suis particulièrement sensible à votre volonté de veiller à la qualité des textes adoptés, de préserver les prérogatives du Parlement dans le travail législatif et donc le bon fonctionnement démocratique, dans le respect de l’état de droit et des libertés qu’il garantit.
Toutefois, vous l’aurez compris, la méthode proposée par cette initiative de réforme constitutionnelle ne me semble ni nécessaire ni de nature à renforcer les prérogatives du Parlement, qui doivent en tout temps et en tout lieu être respectées. Je ne puis donc être favorable à ces modifications de la Constitution.
Enfin, et c’est peut-être par là que j’aurais dû commencer, s’il s’agit aujourd’hui d’interroger l’usage fait par le Gouvernement de l’article 38.
Je tiens à rappeler quelques faits. Le recours aux ordonnances n’est pas nouveau – ces murs ont des oreilles, mais aussi une mémoire… C’est une pratique ancienne, qui obéit à un cadre juridique bien établi.
Messieurs les sénateurs Bas et Sueur, je ne voudrais pas être malicieux, car vous m’en feriez grief (Sourires.), mais…