M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n'est pas adoptée.)
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi, par M. Badinter et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n°66.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la garde à vue (n° 316, 2010-2011).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n’est admise.
La parole est à M. Robert Badinter, auteur de la motion.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est la troisième motion que nous examinons, et je conçois que chacun commence à s’interroger sur la longueur de nos débats.
Je souhaite cependant synthétiser les incertitudes ainsi que les inquiétudes que suscite ce texte.
Personne ne discutera le fait que le projet de loi constitue un progrès, et Dieu sait que nous avons été ardents et nombreux à le réclamer ! Monsieur le rapporteur, nous avons, nous aussi, apprécié les efforts qui ont été faits et les avancées que la commission des lois a réussi à introduire dans le texte.
À titre personnel, j’ai été sensible à l’attention portée au respect de la dignité des personnes placées en garde à vue. Cet aspect n’est pas assez pris en compte dans le cadre de nos procédures et, plus communément, de nos pratiques. C’était particulièrement important en matière de garde à vue, mais nous avons assez parlé soutiens-gorges et lunettes pour ne pas recommencer le débat du début !
À cet égard, monsieur le garde de sceaux, qu’il me soit permis de dire, mais cette préoccupation nous est commune, que nos locaux de garde à vue ne sont pas dignes d’une grande nation comme la nôtre. Quelles que soient les améliorations récentes qui ont été apportées, nous sommes encore très loin du compte. Or il n’y a rien de plus humiliant, le Sénat l’a signalé, que de s’entendre rappeler par des institutions internationales objectives que la condition carcérale et, en l’occurrence, la condition des personnes placées en détention est, par certains degrés, inhumaine ou, en tout cas, dégradante.
Je laisse ce point de côté pour en venir à l’essentiel.
Cette motion est modeste quant à son objectif ; elle consiste à dire que la copie est faite, mais qu’elle n’est pas parfaite. Par conséquent, nous vous invitons à la compléter, ce qui permettra d’éviter certaines décisions, notamment, et à coup sûr, de la part de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est sur ce point que portera essentiellement mon propos.
Quelle est, à ce stade, la situation ?
Premièrement, le droit à l’assistance du conseil est un progrès considérable. Le système que nous avions si péniblement réussi à faire élaborer, et que, dans l’opposition, nous n’avons cessé de vouloir améliorer, ce système ne convient pas, l’avocat apparaissant et disparaissant régulièrement comme une sorte de « coucou » suisse. Non, ce n’était pas admissible.
Le droit à l’assistance de l’avocat étant ici consacré par ce texte, nous devons nous interroger sur son étendue – est-elle suffisante ? – et sur les moyens consacrés à l’exercice de ce droit, donc à cette assistance.
S’agissant de l’étendue, je vous le dis franchement, il me semble que vous méconnaissez grandement la portée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : limiter à la personne placée en garde à vue le droit à l’assistance de l’avocat est trop réducteur.
Je vous renvoie sur ce point à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Salduz contre Turquie du 27 novembre 2008 : « Pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment “concret et effectif” […], il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti – il s’agit d’une traduction de l’anglais, mieux vaudrait dire « satisfait » – dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police. » D’autres décisions disent la même chose.
L’idée profonde et essentielle est que toute personne suspectée d’avoir commis une infraction, qu’elle soit ou non placée en garde à vue, doit pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat, si elle le demande. C’est aussi simple que cela ! Ce principe général, qui ne vaut pas uniquement en cas de garde à vue, même si son respect revêt alors une importance particulière, devrait être consacré au travers de ce projet de loi et régir la procédure pénale ! Le présent texte ne satisfaisant pas à cette exigence fondamentale du procès équitable, il faut le reprendre et aller plus loin.
Au-delà de cet aspect, paradoxe inouï, le projet de loi prévoit la possibilité, pour le ministère public, partie poursuivante, de différer la présence de l’avocat pendant douze heures, voire jusqu’à la vingt-quatrième heure avec l’accord du juge des libertés et de la détention ! Je le redis, ce sont ici les principes du procès équitable qui sont en jeu ! Le 2 octobre 1981, jour dont je conserve un très grand souvenir, j’étais allé à Strasbourg lever les réserves qui privaient les justiciables français du droit de saisir la Commission européenne des droits de l’homme. À partir de ce moment, la jurisprudence que nous savons s’est développée, mais nous nous heurtons encore, des décennies plus tard, à une sorte de pesanteur, de défiance à l’encontre de ce qui constitue le cœur même de la procédure pénale contemporaine : le procès équitable avec l’égalité des armes. J’ajoute que la référence faite par le texte à la nécessité de justifier de « raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’enquête » pour différer la présence de l’avocat n’apporte pas de garanties à cet égard, car nous savons bien qu’aucun contrôle ne sera possible.
Cela m’amène à la deuxième question clé : celle du contrôle de la garde à vue.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez tenu à rappeler – était-ce nécessaire dans cette enceinte ? – que la magistrature, en France, est composée d’une part des magistrats du siège, d’autre part des magistrats du parquet. Ils ont tous la qualité de magistrat, personne ne le conteste, et surtout pas moi : la question n’est pas là !
Le problème – Dieu sait qu’il est complexe ! – est en fait le suivant : alors que l’article 66 de la Constitution dispose que l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, la Cour européenne des droits de l’homme a dit – sans viser particulièrement la France au départ – que les membres du parquet français ne répondent pas aux critères requis pour pouvoir être considérés comme faisant partie de l’autorité judiciaire.
Ce considérant a un double motif.
Le premier motif est l’absence d’indépendance des magistrats du parquet. Ce n’est pas leur faire offense – j’ai pour eux la plus grande considération ! – que de rappeler que, malheureusement, la Constitution, dans son état actuel, ne leur donne pas, en ce qui concerne leur carrière, leur nomination et leur responsabilité disciplinaire, les garanties dont doit bénéficier tout magistrat. C’est ici non pas l’organisation du parquet qui est en question, mais le statut individuel de ses membres. En définitive, leur carrière dépend de l’exécutif : c’est le fait capital, constamment rappelé par la Cour européenne des droits de l’homme ! Je n’aurai pas, monsieur le garde des sceaux, la cruauté de rappeler le nombre des magistrats du parquet qui ont été nommés par vos prédécesseurs contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature…
M. Robert Badinter. Tant que la carrière de ces femmes et de ces hommes dépendra du pouvoir exécutif, la Cour européenne des droits de l’homme ne pourra que dénoncer cette situation et estimer que les nécessaires garanties d’indépendance de ces magistrats ne sont pas réunies.
J’irai plus loin, monsieur le garde des sceaux : le grand, le profond malaise qui règne actuellement au sein de la magistrature et dont je n’ai pas, au cours d’une très longue carrière, vu d’autre exemple, trouve sa source, pour une grande part, dans le fait que l’exécutif, en France, ne veut pas desserrer son emprise sur la carrière des magistrats du parquet, parce que, pense-t-il, elle lui donne une possibilité d’intervention dans les affaires qui l’intéressent ! Ne jouons pas les naïfs, il suffit de consulter la grande actualité judiciaire pour s’en convaincre. Tant qu’il n’aura pas été remédié à cette situation, tant que les nominations des magistrats du parquet ne seront pas au moins soumises à avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, comme l’Assemblée nationale et le Sénat en avaient manifesté la volonté par des votes à la suite du rapport de la commission Truche, ce malaise persistera, car il est profond et structurel.
Le second motif de la position de la Cour européenne des droits de l’homme tient à la question de l’impartialité. La Cour européenne des droits de l’homme ne cesse de le rappeler : il faut que le public soit convaincu que la justice a été rendue de façon impartiale et avec objectivité.
Si nous envisageons les formalités et le déroulement de la garde à vue sous cet angle de l’impartialité, nous nous trouvons placés devant un autre prodigieux paradoxe : c’est le parquet, partie poursuivante dans le procès pénal, qui décide de l’étendue des droits de la défense pendant la garde à vue ! C’est une situation inouïe, on le reconnaîtra ! Comment peut-on parler, dans ces conditions, de procès équitable ?
Il s’agit là, j’en suis bien conscient, d’une question extraordinairement difficile, compte tenu de ce que sont aujourd’hui les principales lignes de force de notre procédure pénale, mais nous ne pouvons pas l’esquiver. À cette question majeure, on ne peut répondre que d’une façon : un magistrat du siège, autorité totalement impartiale et indépendante, doit donner au parquet l’autorisation de prendre des mesures restrictives des droits de la défense. Je ne fais ici que rappeler des évidences ! Une même personne ne peut pas, à la fois, poursuivre une personne et restreindre les droits de la défense. Puisque l’on évoque volontiers le duel judiciaire, imaginez que, sur le pré, l’une des parties se munisse d’une Kalachnikov tout en obligeant l’autre à se contenter d’une escopette d’un autre âge ! C’est impossible : le procès équitable commande l’égalité des armes ; vous ne pouvez échapper à cet impératif.
C’est pourquoi il faut renvoyer ce projet de loi à la commission, afin que nous puissions revoir les différentes phases d’intervention du parquet dans le cadre de la garde à vue et procéder aux ajustements nécessaires.
Monsieur le ministre, ne voyez pas dans mon attitude un réflexe d’opposant. Je le dis clairement : autant les assemblées ont fait tout ce qu’elles ont pu pour améliorer le droit de la garde à vue, autant le Gouvernement s’est employé à le durcir au cours des cinq dernières années. Le Gouvernement n’a pas voulu cette réforme, il y a été traîné, s’écriant, à l’instar de Mme du Barry devant le bourreau : « Encore un moment de garde à vue paisible, sans avocat, à la Maigret ! » (Sourires sur les travées du groupe socialiste.)
Monsieur le garde des sceaux, nous avons entendu vos prédécesseurs nous expliquer, à l’occasion notamment d’une question orale posée par M. Mézard ou de l’examen de propositions de loi présentées par l’opposition, que la garde à vue serait réexaminée dans le cadre de la grande réforme de la justice. « Un peu de patience », nous disaient-ils ! Les mois, les années ont passé dans l’attente du grand débat, de la grande réforme, des conclusions de la commission Léger… Tout, sauf réformer la garde à vue !
Vous avez estimé, monsieur le garde des sceaux, que cette réforme était une conséquence heureuse de l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité. Je me réjouis de l’intervention du Conseil constitutionnel, mais je ne peux pas m’empêcher de rappeler que si l’exception d’inconstitutionnalité, dont j’ai été le père, avec la précieuse coopération de M. Drai, premier président de la Cour de cassation, et de M. Long, vice-président du Conseil d’État, avait été votée par cette assemblée en 1990, la question de la garde en vue aurait été réglée depuis longtemps, à la satisfaction générale ! Vous me permettrez d’exprimer ce regret. Pour le reste, et avec les tempéraments que j’ai eu plaisir à évoquer, il vous faut reprendre votre copie ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Jacqueline Gourault applaudit également.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Zocchetto, rapporteur. Le projet de loi doit-il être renvoyé à la commission ? Je rappellerai brièvement que, en seulement une année, celle-ci s’est réunie une dizaine de fois pour évoquer la question de la garde à vue, soit exclusivement, soit à l’occasion d’autres débats sur la procédure pénale. En outre, c’est la quatrième fois en moins d’un an que le Sénat débat en séance publique de la garde à vue. Enfin, nous avons auditionné de très nombreuses personnalités.
Le travail de la commission n’est peut-être pas parfait, mais il me semble abouti eu égard aux conditions dans lesquelles il a été accompli. J’émets donc un avis défavorable sur la demande de renvoi à la commission formulée par M. Badinter, dont j’ai écouté les observations avec beaucoup d’attention.
M. Jean-Pierre Sueur. C’est un peu court, comme réponse !
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Monsieur Sueur, je vais m’efforcer d’aider le rapporteur : à nous deux, peut-être vaudrons-nous un tiers, deux tiers ou trois quarts de M. Badinter. C’est notre seule ambition ! (Sourires.)
Monsieur Badinter, j’ai pour vous un grand respect et je vous écoute toujours avec intérêt, même si nous pouvons avoir des points de désaccord, comme il est de règle dans un débat démocratique.
M. Jean-Pierre Sueur. Ça ne mange pas de pain !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Monsieur Sueur, il n’est déjà pas si mal que nous ayons encore du pain à manger ! Ne vous plaignez pas continuellement de l’abondance ! (Sourires.)
Il est exact que notre droit progresse selon un long chemin ; tous les gouvernements ont tenté d’apporter leur pierre à l’édifice. Vous regrettez, monsieur Badinter, que le Sénat n’ait pas voté l’exception d’inconstitutionnalité en 1990 : nous pouvons toujours nous consoler en nous disant que, pour notre part, nous l’aurions fait si nous avions été sénateurs à l’époque. En tout cas, nous ne pouvons que nous réjouir de l’introduction de l’exception d’inconstitutionnalité dans notre droit, quels qu’en aient été les promoteurs.
La situation est analogue s’agissant du statut des magistrats. Sur ce point, j’ai trouvé vos propos quelque peu sévères. Longtemps, la nomination des magistrats du siège par le Gouvernement n’a été soumise qu’à un avis simple du Conseil supérieur de la magistrature. Ce n’est qu’en 1993 que Pierre Méhaignerie, alors garde des sceaux, a décidé que cet avis devrait être conforme.
Quant aux magistrats du parquet, leur nomination est désormais soumise à un avis simple du CSM. Il ne s’agit donc pas d’un avis conforme, certes, mais, jusqu’à présent, je ne suis jamais allé à l’encontre d’un avis du CSM. Je ne prétends nullement qu’il en ira toujours de même à l’avenir, mais dès lors que le CSM sera composé différemment, qu’il jouira d’une plus grande indépendance et ne sera plus présidé par le Président de la République ou par le garde des sceaux, ses avis sur la nomination des magistrats du parquet, qui seront plus largement rendus publics qu’ils ne le sont à ce jour et pourront être, s’il le souhaite, motivés, auront plus de poids. Le pouvoir exécutif sera nécessairement amené à en tenir compte, nous le savons bien, vous comme moi.
Je ne prétends pas que le présent projet de loi soit parfait – la perfection n’existe d’ailleurs pas –, néanmoins il permettra d’établir un équilibre nouveau entre deux exigences essentielles : la sûreté et la liberté.
Dès lors que l’avocat sera présent dès le début de la garde à vue, la valeur probante de l’enquête conduite au cours de celle-ci par l’officier de police judiciaire s’en trouvera renforcée. C’est en tout cas ma conviction. Il ne faut donc pas opposer les officiers de police judiciaire aux avocats.
Nous pourrions longuement discuter les termes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et sans doute ne manquerons-nous pas de le faire au cours du débat. Néanmoins, nous nous accorderons certainement sur un point : cette jurisprudence, au fil de son évolution, tend à étendre la notion de procès équitable – et donc de juge –, non seulement au procès lui-même, mais à l’ensemble de la procédure qui peut conduire à celui-ci. Vous n’avez pas dit autre chose, monsieur Badinter, lorsque vous nous avez expliqué que l’on se devait d’appliquer à la garde à vue les règles du procès équitable.
Toutefois, cela ne correspond pas au droit français et telle n’était pas nécessairement, en outre, la volonté des signataires de la Convention européenne des droits de l’homme. Sinon, pourquoi auraient-ils établi une distinction entre les mesures qui précèdent le procès, figurant à l’article 5, et celles qui concernent le procès, inscrites à l’article 6 ?
Que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ait connu des évolutions, c’est évident, mais je soutiens que le présent projet de loi se situe dans le droit fil de celle-ci.
M. Robert Badinter. Non !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je vous renvoie, monsieur Badinter, aux conclusions que M. Marc Robert a brillamment présentées devant la chambre criminelle de la Cour de cassation. Je ne doute pas que vous serez plus sensible à ses arguments qu’aux miens ! (Sourires.)
En tout état de cause, le Gouvernement ne peut qu’émettre un avis défavorable sur cette motion tendant à renvoyer le texte à la commission.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 66, tendant au renvoi à la commission.
(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. En conséquence, nous passons à la discussion des articles.
Chapitre Ier
Dispositions relatives à l’encadrement de la garde à vue
Article 1er A
Le III de l’article préliminaire du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« En matière criminelle et correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui. »
M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, sur l'article.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. L’article 1er A du projet de loi, qui résulte de l’adoption par l’Assemblée nationale d’un amendement du Gouvernement, vise à modifier l’article préliminaire du code de procédure pénale en prévoyant que, « en matière criminelle et correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui ».
À juste titre, M. le rapporteur a fait adopter un amendement tendant à préciser que cela implique à la fois que la personne en question ait pu s’entretenir avec son conseil et qu’elle ait été assistée par lui.
Cette précision est très importante, car elle souligne la nécessité que l’assistance de l’avocat soit organisée de telle sorte qu’elle permette à ce dernier d’assurer une défense effective des droits de son client, conformément à la jurisprudence européenne.
En revanche, la commission, en choisissant de maintenir l’adjectif « seul », prive dans une large mesure l’article 1er A de sa portée vertueuse.
En effet, comme le relève le rapport sans en tirer les conséquences, une telle rédaction revient à admettre que les déclarations d’une personne mise en cause qui n’aurait pas bénéficié du droit essentiel d’être assistée d’un avocat puissent néanmoins corroborer des preuves.
L’article 1er A tend à inscrire dans la loi que des déclarations incriminantes faites hors la présence d’un avocat peuvent faire partie intégrante du processus conduisant à prononcer une condamnation. Il n’impose pas que les déclarations recueillies dans le cadre d’une procédure irrégulière soient écartées des débats ; il prévoit seulement qu’aucune condamnation ne pourra être prononcée contre une personne sur leur seul fondement, ce qui constitue une différence substantielle au regard des droits de la défense. Certains avocats ont d’ailleurs exprimé leurs craintes que cet article ne soit utilisé pour éviter la nullité de la procédure.
Dernièrement, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que, bien qu’une garde à vue hors l’assistance d’un avocat ne puisse être annulée avant le 1er juillet 2011, les éléments recueillis lors de l’interrogatoire d’une personne n’ayant pas eu accès à un avocat ne peuvent constituer des éléments de preuve suffisants pour fonder une condamnation. Ainsi, si la procédure ne peut être annulée, du moins les éléments recueillis en violation de droits qui devraient être immédiatement garantis ne peuvent servir de preuves.
Cela étant dit, pour la période postérieure au 1er juillet 2011, nous estimons nécessaire, au regard des exigences européennes et dans l’intérêt du justiciable, de revoir la rédaction de l’article 1er A. En effet, l’arrêt Salduz contre Turquie stipule qu’ « il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation ».
Toute déclaration faite hors la présence d’un avocat implique donc une violation substantielle des droits de la défense, qui doit conduire à une annulation de la condamnation. Non seulement l’atteinte aux droits de la défense est irrémédiable, mais elle doit s’étendre à l’ensemble de la procédure.
M. le président. L'amendement n° 67, présenté par MM. Anziani, Michel, Badinter et Sueur, Mmes Klès et Boumediene-Thiery, M. Courteau et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :
Après l'alinéa 1
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
Toute personne soupçonnée d'avoir commis ou tenté de commettre une infraction ne peut être interrogée, au cours de l'enquête, sans avoir eu la possibilité, si elle en fait la demande, de s'entretenir avec un avocat ou d'être assistée par lui dans les conditions fixées par le présent code.
La parole est à M. Alain Anziani.
M. Alain Anziani. Évidemment, nous ne pouvons que nous féliciter de ce que ce projet de loi consacre la nécessité de la présence de l’avocat lors de la garde à vue. Cela étant, qu’en est-il dans les autres cas ?
Dans le rapport de la commission, il est indiqué que la moitié des personnes mises en cause en 2010 avaient été entendues sous le régime de l’audition libre. Or la présente réforme a précisément pour objet de réduire le nombre des gardes à vue, et donc d’accroître parallèlement celui des auditions libres. Quels seront les droits des personnes entendues dans ce cadre ?
Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une personne a le droit d’être assistée par un avocat non parce qu’elle est placée sous contrainte – c’est le cas lorsqu’elle est mise en garde à vue –, mais parce qu’elle est suspectée. Autrement dit, toute personne soupçonnée a droit à l’assistance d’un avocat.
C’est la raison pour laquelle nous proposons, par cet amendement, d’inscrire parmi les principes généraux de notre procédure pénale le droit, pour toute personne soupçonnée, de s’entretenir avec un avocat ou d’être assistée par lui.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Zocchetto, rapporteur. Dans le droit fil des propos tenus tout à l’heure par M. Badinter, les auteurs de cet amendement entendent poser le droit, pour toute personne soupçonnée d’avoir commis une infraction, de s’entretenir avec un avocat ou d’être assistée par lui.
Cette idée d’une intervention généralisée de l’avocat participe d’une recherche de la perfection de la procédure pénale. Cependant, bien qu’elle soit extrêmement séduisante, une telle proposition n’est pas réaliste. La mettre en œuvre impliquerait un droit général à l’assistance d’un avocat, même lorsqu’une personne défère librement à une convocation des services de police ou de gendarmerie, ce qui va bien au-delà des exigences conventionnelles.
C’est pourquoi la commission émet un avis défavorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Le Gouvernement émet lui aussi un avis défavorable sur cet amendement.
L’article 1er A du projet de loi tend à compléter l’article préliminaire du code de procédure pénale, qui fixe les principes généraux de notre procédure résultant de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, dite « loi Guigou ». Il s’agit de distinguer clairement le régime de la garde à vue, qui est une mesure de coercition et est assortie de garanties spécifiques pour celui qui en fait l’objet. Dans les autres cas, il en va différemment. Il ne faut pas tout mélanger ! Contrairement à ce qu’on a pu me reprocher tout à l’heure, je n’ai pas fait dire à Mme Guigou autre chose que ce que ce qu’elle avait déclaré à l’époque à la tribune de l’Assemblée nationale.
M. le président. La parole est à M. Alain Anziani, pour explication de vote.
M. Alain Anziani. Monsieur le garde des sceaux, il est de notre responsabilité d’attirer une nouvelle fois votre attention sur le fait que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme lie le droit à l’assistance d’un avocat à la condition de personne soupçonnée et non pas à celle de personne sous contrainte.
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.
M. Jacques Mézard. Cet amendement est bienvenu : cela prendra peut-être du temps, puisque le Gouvernement se livre à des manœuvres de retardement, mais on y viendra inéluctablement.
Vous déclarez, monsieur le garde des sceaux, que seules les personnes placées en garde à vue bénéficient de garanties. (M. le garde des sceaux proteste.) En l’absence de risque manifeste d’emprisonnement, il n’y aurait donc pas de garanties ? Cela est contraire aux dispositions actuelles du code de procédure pénale et à son article préliminaire ! La procédure pénale doit être équitable et contradictoire, et préserver l’équilibre des droits des parties.
Quand une personne défère librement à une convocation au commissariat ou à la gendarmerie, ce n’est pas pour parler de la pluie et du beau temps ! Il faudra tôt ou tard aller dans le sens indiqué par les auteurs de l’amendement. Pour l’heure, vous cherchez à gagner du temps, une fois de plus. Je ne crois pas que ce soit raisonnable.