B. UNE NÉGOCIATION INÉGALE
A
l'origine, la procédure de contrat de plan instituée par la loi
du 29 juillet 1982 portant réforme de la planification ne
prévoyait pas une négociation entre des
partenaires
égaux
. En effet, comme le rappelait en 1997 le rapport de M. Jean
BILLET pour le Conseil économique et social, "
les contrats de
plan étaient l'application du plan national en région : dans
cette logique, il convenait que l'Etat déterminât la
majorité des actions à entreprendre
".
Cependant, l'abandon de la planification nationale, et surtout le discours
"
partenarial
" de l'Etat sur "
l'ambition
partagée
", avaient pu laisser entendre aux Régions que
cette inégalité originelle n'était plus de mise à
l'heure où leur expertise, leurs moyens budgétaires, leur
légitimité institutionnelle et leur participation
financière aux contrats de plan s'étaient considérablement
étoffés.
Or, malgré des relations souvent cordiales entre les préfets et
les exécutifs régionaux, les Régions sont unanimes pour
considérer que la négociation fut
"
déséquilibrée
" ou
"
inégale
", comme le reconnaît d'ailleurs la
DATAR dans ses réponses à votre rapporteur
47(
*
)
.
Cela se retrouve d'ailleurs dans le
résultat
des
négociations. Certes, la DATAR estime que "
de nombreux projets,
notamment routiers ou muséographiques, se sont trouvés inscrits
[dans les contrats de plan] en dépit de l'avis des administrations
centrales
". Mais, dans leurs réponses à votre
rapporteur, presque tous les ministères indiquent peu ou prou, à
l'instar du secrétariat d'Etat à l'Industrie que "
la
quasi totalité des dispositions des contrats de plan
1994-1999 s'inscrivaient dans les orientations
nationales
"
48(
*
)
.
Cela n'est pas le cas des Régions. Nombre d'entre elles se sont vu
"
imposer [dans le cadre du noyau dur] un certain nombre
d'opérations physiques ne correspondant pas aux priorités
régionales
". Beaucoup de Régions se sont vu
contraintes
de contractualiser et d'augmenter leur financement d'actions
ne ressortant pas toujours de leurs compétences et qu'elles ne
souhaitaient pas vraiment inscrire dans les contrats de plan, comme certains
projets culturels, des politiques de soutien de l'hydraulique agricole, le
programme d'humanisation des hospices ou la construction de bâtiments
d'enseignement supérieur. En revanche, l'Etat a souvent jugé
impossibles les demandes des Régions en matière d'apprentissage,
de tourisme, de transport ferroviaire, etc.
Les voies empruntées par l'Etat pour faire prévaloir ses
positions sont multiples.
• En premier lieu, les Régions se sont heurtées au
principe du mandat impératif adressé aux préfets,
c'est-à-dire au "
noyau dur
" des contrats de plan (cf.
infra, page 19). Par ce biais l'Etat avait fixé par avance, sans
négociation possible, le contenu de près des deux tiers de ses
propres engagements (de 55 % à plus de 75 %
49(
*
)
, avec une moyenne de 66 % selon la
DATAR, qui indique
50(
*
)
d'ailleurs avoir
" envisagé de limiter [le noyau dur] à
50 % du contrat
", mais que "
cette proportion n'a pu
être tenue
").
Cela n'est pas allé sans
conséquences
pour l'allocation
des financements des autres collectivités. En effet, une large part des
actions inscrites par l'Etat dans son noyau dur (routes, universités
notamment) correspondaient à des projets pour lesquels une participation
des autres collectivités était requise. Dans le cas des routes,
cette participation était même majoritaire. De la sorte, le noyau
dur élaboré par l'Etat prédéterminait une part
significative des engagements des collectivités locales.
Au total, au travers du noyau dur, l'Etat a déterminé
unilatéralement, en préalable à toute discussion, plus de
la moitié du contenu d'un contrat de plan dont il ne finançait
que 47 %.
En d'autres termes, l'Etat s'est réservé un pouvoir de
décision unilatéral sur des engagements financiers au moins
équivalents à sa participation au contrat.
NOYAU DUR : L'EXEMPLE DE LA RÉGION
PICARDIE
Selon
les réponses de la Région Picardie, le noyau dur imposé
par l'Etat dans le cadre du mandat de négociation du préfet
représentait 1,641 milliard de francs, soit près
de 71 % du montant de sa participation annoncée au CIAT du 23
juillet 1993 et 66 % de sa participation finale, après majoration de
l'enveloppe initiale.
Ce
noyau dur
comprenait :
- des infrastructures de communication, notamment les routes (507,5 MF) ;
- l'emploi, la formation et l'enseignement secondaire (295 MF) ;
- l'enseignement supérieur, correspondant pour l'essentiel au plan U2000
(282 MF) ;
- la politique de la ville (187,53 MF) ;
- l'action économique (108,5 MF) ;
- l'aménagement du territoire et l'environnement (105 MF) ;
- l'action sociale (humanisation des hospices, 94 MF) ;
- la recherche (32 MF) ;
- la culture (31,5 MF).
Certes, selon la DATAR, "
le noyau dur était
élaboré sur la base d'une proposition des préfets, qui,
compte tenu des rapports étroits qu'ils entretenaient avec leurs
partenaires, l'avaient, pour ainsi dire,
prénégocié
". Certaines Régions, notamment
celles où les relations personnelles entre le Préfet et le
Président du Conseil régional étaient les plus
harmonieuses, considèrent "
qu'elles y ont retrouvé leur
compte
", dans la mesure où les priorités de l'Etat
étaient au terme de la préparation de la négociation,
"
compatibles
", sinon "
concordantes"
, avec
celles de la Région.
Néanmoins, le noyau dur établi par l'Etat ne recoupait pas
toujours les priorités des Régions. En outre, ce noyau dur ne fut
effectivement négocié qu'à la marge, sauf arbitrages
exceptionnels à l'échelle interministérielle, et ce,
malgré les intercessions de certains préfets : dans son avis
relatif au contrat de plan pour la région Bourgogne, le Conseil
économique et social régional indique ainsi avoir
"
apprécié les efforts du préfet pour obtenir de
Paris une diminution du noyau dur concernant les routes, le ministère
ayant initialement fixé la barre trop haut par rapport aux
capacités financières des collectivités locales
".
Ces considérations expliquent que le principe du noyau dur ait
réuni contre lui
l'unanimité
des Régions.
• Par ailleurs l'Etat a refusé de contractualiser sur les
compétences
strictes des Régions, ce qui restreignait
d'autant le champ de la négociation
Dès lors que les Régions étaient invitées à
participer au financement de projets ressortant de compétences
exclusives de l'Etat (comme les routes nationales ou l'enseignement
supérieur), certaines d'entre elles avaient en effet souhaité que
l'Etat s'engage symétriquement à soutenir des interventions
spécifiquement régionales.
Cette symétrie leur fut en général refusée, au
motif que "
l'Etat n'avait plus les lignes budgétaires pour le
faire
", c'est à dire en raison des choix de
nomenclature
budgétaire
effectués par l'Etat. Les contrats de plan furent
donc centrés sur les compétences de l'Etat.
Par surcroît, comme la plupart des actions nécessitaient une
instruction
technique
préalable
, les Régions se
sont trouvées contraintes de négocier pour l'essentiel sur les
projets que l'Etat avait déjà étudiés, en
particulier sur les projets
" dans les cartons de la direction
départementale de l'équipement (DDE)
" : les
Régions négociaient alors sur des projets dont elles ne
maîtrisaient ni les coûts, ni le calendrier
51(
*
)
.
Inversement, les Régions qui entendaient accroître la part du
contrat de plan consacrée aux infrastructures ferroviaires
régionales et aux transports collectifs se sont heurtées, selon
la Cour des Comptes
52(
*
)
, d'une
part, à "
l'impréparation de la SNCF à ce genre
d'exercice, à une époque où les TGV [exclus par l'Etat du
champ de la contractualisation] étaient sa priorité [et]
...où elle n'avait pratiquement pas d'autres projets en état
d'être financés dans le cadre des contrats de
plan
" ; d'autre part "
au déséquilibre des
capacités d'intervention des services du ministère de
l'Equipement, au sein duquel la direction des transports terrestres pèse
beaucoup moins que la direction des routes
".
• Les Régions se sont vues également imposer, hors noyau
dur, un certain nombre de
procédures
, comme le dispositif du
fonds de développement des petites et moyennes industries (FDPMI) et la
procédure Atout par le secrétariat d'Etat à l'Industrie,
les actions d'équipement de l'AFPA, ou encore les crédits des
offices agricoles, dont les modalités pratiques furent très peu
négociables.
Plus généralement, les Régions ont éprouvé
les plus grandes difficultés à faire porter dans les contrats des
projets particuliers "
qui n'auraient pas reçu l'onction des
administrations centrales
" : trop souvent, les services
déconcentrés de l'Etat n'ont eu des dossiers qu'une vision
procédurale, consistant à vérifier que les actions
envisagées s'inscrivaient formellement dans les critères
établis à Paris.
En particulier, les Régions n'ont pu engager dans le cadre des contrats
de plan des
politiques innovantes
ou expérimentales : comme
le souligne le rapport CHÉRÈQUE
53(
*
)
, l'Etat n'a donc pas été
un négociateur "
pragmatique
".
• De même, le ministère de l'Equipement avait fixé
unilatéralement, par voie de
circulaire
, des
clefs
de
répartition des
financements
pour certains projets, comme les
routes nationales ou les rocades urbaines.
• En outre, les Régions ont été contraintes
d'intégrer les contrats de ville dans les troisièmes contrats de
plan, sans pour autant toujours participer à la détermination des
sites urbains concernés :
" la manière qu'a eu
l'Etat d'arrêter la géographie prioritaire de la politique de la
ville est [ainsi] contraire à l'esprit de dialogue et de
concertation
"
54(
*
)
.
• Enfin, alors même que la négociation s'appuyait le plus
souvent sur des estimations financières réalisées par les
services déconcentrés de l'Etat, celui-ci a entendu reporter le
risque de
sous-évaluation
du coût des projets, notamment
routiers, sur les Régions, les Départements et les Villes.
Souvent implicite, cette asymétrie est d'ailleurs explicitée dans
certains contrats de plan, comme celui de la Région Alsace, dont les
conditions d'application
55(
*
)
stipulent certes que "
les partenaires s'engagent à financer la
totalité des dépenses, y compris les réestimations rendues
nécessaires par l'évolution technique des projets et les
réévaluations liées aux circonstances économiques,
les clefs de financement s'appliquant à la totalité des
dépenses
" mais que "
l'Etat ne s'engage que sur
le montant financier [inscrit dans le contrat], et non pas sur
l'achèvement physique de la liste des opérations
sélectionnées, celles-ci restant, comme au contrat de plan
précédent, indicatives
".
En d'autres termes, lors des (fréquentes) sous-estimations
56(
*
)
du coût d'un projet par les
services de l'Etat, les Régions devaient accepter ou bien de prendre en
charge une part accrue du projet, ou bien que celui-ci fût retardé.
Au total, certaines Régions ont indiqué à votre rapporteur
que "
le noyau dur était une fiction
", au sens
où la disponibilité de l'Etat à négocier
était en pratique très réduite, y compris pour les actions
hors noyau dur.
Au
comportement
de l'Etat se sont d'ailleurs ajoutés des facteurs
plus
structurels
d'inégalité entre les cocontractants.
En premier lieu, l'Etat est Un, tandis que les Régions
métropolitaines sont vingt-deux. Les Régions sont donc en
situation de
faiblesse
pour négocier, d'autant plus que le
circuit de décision de l'Etat est plus opaque que le leur : nombre
de Régions ont ainsi eu le sentiment que l'Etat
" mettait ses
crédits aux enchères entre les Régions
", c'est
à dire mettait les Régions en
concurrence
pour l'octroi de
ces crédits. Fondée ou non, cette impression ne pouvait
qu'être accrue par l'absence de
critères
précis pour
la détermination des enveloppes allouées par l'Etat à
chaque région.
En second lieu, l'Etat, au contraire des Régions, disposait de
partenaires de rechange, puisqu'il pouvait théoriquement signer des
contrats de plan avec d'autres collectivités, en particulier les
Départements, dont certains étaient demandeurs.
Par ailleurs, l'Etat est chargé du
contrôle de
légalité
des actions contractualisées, même si
les préfectures ne semblent pas avoir recouru à cet argument pour
imposer leurs positions.
Enfin, le
pouvoir réglementaire
de l'Etat interfère avec
les contrats de plan : le renforcement de certaines normes, notamment en
matière d'environnement et de bâtiment, a pu renchérir
notablement certaines actions en cours d'exécution et rompre ainsi
l'équilibre initial du contrat.
L'inégalité
entre les cocontractants est donc
flagrante
.
Quelques Régions ont ainsi eu le sentiment de subir un
"
chantage
" pour contractualiser certaines politiques, le
" souci de cohérence de l'Etat se transformant en
préoccupation de dominance
"
57(
*
)
. Selon certains commentateurs, les
contrats de plan ne seraient alors que l'expression "
d'un
dirigisme contractuel
" ou d'une "
contractualisation
tutelle
", les contrats étant "
des contrats
d'adhésion
", des "
partenariats
obligés
", des
" trompe l'oeil
" ou des
"
chartes octroyées
", ce qui ne faciliterait pas une
coopération
confiante
entre l'Etat et les Régions
concernées pour la mise en oeuvre des actions inscrites dans les
contrats.