Droit des minorités et principes d'égalité et d'universalité des droits de l'homme
M. Guy CARCASSONNE
Professeur des
Universités
L'énoncé du sujet que je me propose de traiter
susciterait le malaise chez tout Français. Nous partageons une culture
commune fondée sur la révérence à l'égard de
l'égalité et sur l'idée selon laquelle les
différences existant au sein de la société ne peuvent
découler que de ce que les gens font et non de ce qu'ils sont. La
logique des droits des minorités est inverse. Nous avons donc toujours
considéré que seuls les individus sont titulaires de droits et
non les collectivités.
Cet acquis que beaucoup d'entre nous apprécions n'allait pas de soi. La
France s'est bâtie sur l'oppression de ses minorités,
régionales, linguistiques et religieuses. Cette oppression a
réussi et a été théorisée pour produire un
résultat étonnant et, à mes yeux, satisfaisants. Une fois
que notre unité a été fabriquée, de façon
très autoritaire, voire brutalement militaire, ceux qui y ont
participé ont trouvé un intérêt plus grand à
cette réussite fusionnelle de la constitution d'un peuple qu'à la
revendication de droits minoritaires.
Mais la France n'est pas seule. D'autres nations ont connu des systèmes
souvent tout aussi oppressifs, mais moins efficaces dans la réduction
des différences. Elles n'ont pas pu créer un peuple unique de
citoyens effectivement égaux. Cet échec a conduit les
minorités à se penser et à se constituer comme telles. La
revendication des droits des minorités, qui est
a priori
si
contraire au dogme républicain français, est le produit d'un
mécanisme et pose question. Le mécanisme est la victimisation. La
question est : cette victimisation survivra-t-elle à l'oppression
qui l'a causée ?
Face à un phénomène d'oppression de minorités, la
réaction historique a été plus de lutter pour les
minorités que de lutter contre l'oppression, un peu comme si on avait
souhaité combattre la douleur davantage que le mal. On a
considéré que la réponse efficace à une oppression
dont une minorité pouvait être victime était d'entourer
cette minorité d'un certain nombre de garanties plutôt que
d'essayer de s'attaquer aux sources mêmes de l'oppression. Toute
discrimination négative créait donc de façon artificielle,
ou du moins entretenait, des particularismes qui à leur tour se
renforçaient dans la revendication de droits, lesquels droits, au fur et
à mesure qu'ils étaient accordés, aboutissaient à
une multiplication des minorités. Le tout était aggravé
par un esprit de revanche et par l'accumulation de contentieux
séculaires. Ce processus conduit à l'enchaînement des
membres des minorités à celles-ci. Ils sont enfermés dans
un statut qui est aussi un statut de victime.
Avec les progrès de la démocratie, nombreux sont les pays dans
lesquels les minorités sont suffisamment protégées pour
que ni leur existence, ni leurs droits ne soient remis en cause. Mais je me
demande si cette existence et ces droits doivent survivre à
l'oppression. Quand l'oppression cesse, deux conceptions du système
démocratique sont possibles. La première considère que les
droits des minorités et leur reconnaissance sont consubstantielles
à la démocratie elle-même et constituent une sophistication
nécessaire de cette démocratie qui garantit à chacun
qu'ils seront respectés. La deuxième considère que les
droits des minorités peuvent être une étape, mais une
étape vers l'extinction de leur nécessité. L'idée
est que seule la réalisation de l'égalité au plan
national, et un jour au plan universel, en matière de droits de l'homme
parviendra effectivement à faire respecter comme il convient les droits
de chacun. Par définition, une égalité dont le respect
serait universellement assurée ferait s'éteindre la
singularité des minorités.
Par habitude, par culture mais aussi par réflexion et par conviction, je
me reconnais davantage dans la seconde conception que dans la première.
Mais je les crois fondamentalement vouées à converger. En effet,
avec l'enracinement de la démocratie, des minorités se sentent
suffisamment respectées pour ne pas éprouver le besoin de
réclamer des droits propres et d'autres, qui en ont obtenus, peuvent se
sentir suffisamment respectées pour ne pas les faire valoir. Le seul
moyen de réduire la contradiction entre droits des minorités et
principes d'égalité et d'universalité des droits de
l'homme est, comme toujours, la démocratie. Tout système
démocratique parviendra, avec le temps, à unir les citoyens par
delà leurs différences passagères. La question de savoir
s'il faut dans l'intervalle doter telle ou telle minorité de droits est
donc secondaire. Au contraire, tout système non démocratique ne
peut qu'entretenir durablement les inégalités et les
discriminations et par conséquent les revendications de minoritaires qui
trouvent dans cette oppression leur légitimité.
Ma conclusion manquera donc totalement d'originalité : il n'y a pas
mieux que la démocratie !