Souveraineté nationale
et développement de la construction
européenne
M. Paul THIBAUD
Philosophe
Je
souhaite protester contre l'idée qu'il y aurait une continuité
entre tous les niveaux de responsabilité, du quartier à l'ONU en
passant par les régions et l'Etat nation. Cela ne peut qu'introduire une
confusion dans les esprits. Les gens ne savent plus où ils sont et qui
ils sont. C'est une source de désordre moral et matériel
considérable.
Un échelon me semble plus important que les autres : la nation. Un
grand anthropologue anglais, Sir Henry Maine, disait qu'il y avait au
départ deux représentations de l'entité politique. La
première est la tribu, « moi et mes semblables »,
qui est un groupe ayant un sens immédiat de l'appartenance, de
l'identité, de l'homogénéité et qui se situe par
rapport à lui-même. La seconde est l'empire qui n'a ni limite, ni
identité interne et qui pour cette raison vise l'extension mondiale.
L'empire romain en est le prototype. L'Europe n'arrive pas aujourd'hui à
se penser des frontières. Quand elle souhaite se donner des limites, ce
sont des limites idéologiques et non géographiques, comme le
montrent les interrogations actuelles sur l'adhésion de la Turquie
à l'Union européenne.
Mais l'Europe a inventé un troisième échelon : la
nation. Il n'y a pas de nation en dehors de l'Europe. La nation est un concept
mixte : c'est un particulier qui existe en fonction d'un universel. La
nation est un point de vue sur le monde, une vocation. Elle est quelque chose
à dire aux autres : on n'existe pas uniquement pour soi, mais aussi
pour les autres et parmi les autres. En ce sens, ce sont les Juifs qui ont
inventé la nation. Il n'y a en effet pas d'exemple
précédent d'une élection, c'est-à-dire du sentiment
que sa particularité a un sens universel. Cette notion nous a
imprégnés à travers le christianisme. Ce n'est pas pour
rien que les royautés françaises et anglaises se sont constamment
référées aux Rois de Judée qui figure toujours sur
la façade de Notre Dame de Paris.
La nation est artificielle. Ce n'est pas un peuple qui fait la nation, mais un
but commun. Cette acception politique de la nation lui permet de comprendre des
gens différents et de concevoir la notion de droits de l'homme, qui est
née dans ce cadre. Les droits de l'homme ont d'abord été
les droits des Anglais, puis ceux des Anglais révoltés
d'Amérique, avant que les Français ne généralisent
cette notion. S'il n'y avait pas eu l'artificialisation de l'appartenance
particulière par le biais de la nation, les droits de l'homme seraient
restés confinés au secteur religieux où ils existaient
depuis longtemps dans la philosophie antique puis dans le christianisme. Ils
n'auraient pas émergé dans le politique.
Cette considération historique sur le caractère européen
de la nation devrait nous empêcher de renoncer à cette notion.
Aujourd'hui, la réalité devient de plus en plus complexe. Mais
les villes par exemple, qui ont un poids de plus en plus important, n'ont pas
encore de réel pouvoir politique.
Dans ce cadre, les droits des minorités sont-ils possibles ? Bien
entendu. Mais il faut préciser le cadre dans lequel on se situe. Il faut
savoir s'ils sont compatibles avec la citoyenneté qui s'exerce dans le
cadre national. Personne n'a jamais prétendu en France ou dans toute
autre nation démocratique que l'on devait empêcher quelqu'un de
parler une langue donnée avec ses enfants. Mais l'émergence d'une
seconde langue dans le domaine politique est une question différente.
Les droits de la Bavière, des départements, des communes et des
régions ne sont pas incompatibles avec l'existence de la nation. Mais il
faut que cette compatibilité avec la nation soit reconnue. Il faut que
les gens sachent où ils se situent. M. Jordi Sole Tura a insisté
sur la question linguistique et a souligné que le bilinguisme
était un élément essentiel de l'autonomie catalane. C'est
cela qui le rend compatible avec l'existence de l'Espagne. Les polylinguismes
sont possibles. Mais un polylinguisme égalitaire est difficilement
concevable. Seule la Suisse arrive à l'assurer au prix d'une suppression
du politique au niveau national. Au Canada ou en Belgique, le polylinguisme
égalitaire ne fonctionne pas. Toutes les pluralités ne sont pas
possibles.
Le droit à l'indépendance, à l'autodétermination
des peuples, est une autre possibilité. M. Jordi Sole Tura a
souligné qu'il fallait, pour l'exercer, définir qui en
était le sujet. Mais il est souvent clairement identifié. Si la
Catalogne voulait être indépendante, elle le pourrait. Au
XIXème siècle, la Norvège a acquis son indépendance
de façon pacifique. L'entité norvégienne existait avant,
elle a existé après sous une forme différente. Si le
Québec votait en ce sens, il deviendrait indépendant. Le droit
à l'autodétermination de la Corse existe. Mais seules ces
personnes réclament son usage.
Si la prééminence de la nation est reconnue, il faut en tirer les
conséquences. Il me semble que si on intériorisait ces notions de
façon aussi claire, on aurait moins de difficultés à
résoudre certains problèmes. En Corse, on assiste à une
revendication de particularité qui ne connaît pas de limite,
adressée à une nation française dont on ne conteste pas
que la Corse fasse partie mais dont on ne veut pas tenir compte. L'usage de la
violence montre la position intérieure et extérieure par rapport
à la communauté française. Le droit à
l'autodétermination corse est réel ; mais le droit au
terrorisme corse, au chantage, n'existe pas.
En ce qui concerne l'échelon européen, l'Europe est en
difficulté. Elle a contourné les nations et la vie politique
nationale. On aboutit à une impasse. Le système européen a
fonctionné tant que sa dynamique a été économique,
c'est-à-dire tant qu'il s'est soucié de détruire du
politique en supprimant l'interventionnisme étatique dans
l'économie. Mais l'Europe ne parvient pas à créer du
politique. On veut aujourd'hui avoir une politique étrangère
commune. Pour cela, il faut prendre des décisions positives. Il faut
donc une légitimité politique. C'est aujourd'hui la Commission
qui a le monopole des propositions de directives. Les nations ont
été marginalisées, réduites à un rôle
de contrôle. Elles ne sont pas au centre. Ce système est un
système de paralysie mutuelle, qui ne pourra pas fonctionner à 30
ni dans les domaines nouveaux que l'Europe veut aborder.
Il n'y a pas d'autre solution que de mettre la politique, c'est-à-dire
les nations, au centre. L'institutionnalisation de l'Europe des nations est
tout à fait possible. Mais la question qui a été
posée sur la façon de faire basculer la légitimité
d'un niveau à l'autre est insoluble. La souveraineté ne se
délègue pas plus que l'identité. Jamais un roi ou un
empereur ayant abdiqué n'a pu désigner son successeur, comme le
montrent les exemples de Louis-Philippe et de Charles X. Si l'Europe veut
exister comme souveraineté politique, elle devra prendre par ses propres
forces la souveraineté aux nations. Les nations ne peuvent la lui
transmettre. Mais les taux de participation aux élections
européennes ont montré que la vie politique au niveau
européen fonctionne mal.
L'expérience prouve que la souveraineté nationale est modulable.
Hannah Arendt a dit : « une entière souveraineté
nationale n'est possible qu'aussi longtemps que la fraternité de la
nation existe car c'est cet esprit de solidarité et d'entente tacite qui
empêche les gouvernements d'exercer totalement un pouvoir
souverain ». Les nations, à la différence des empires,
sont des entités qui se voient comme partielles. La souveraineté
nationale est toujours limitée car elle s'inscrit dans une
mutualité des nations. Cette famille des nations, selon l'expression de
Jean-Jacques Rousseau, a été mise en forme par le Conseil de
l'Europe. Robert Badinter a parlé d'une juridiction sans
souveraineté à propos de la Cour européenne des Droits de
l'Homme. Il me semble qu'il n'y a pas de juridiction sans souveraineté.
Il y a une juridiction à laquelle les souverainetés nationales
signataires ont confié un rôle. L'exécution des jugements
relève des nations. Une souveraineté peut être
civilisée, s'autocontrôler, se limiter, entrer dans un cadre
d'exercice commun.
Au lieu de vouloir surmonter les souverainetés, on peut les moduler.
C'est ce qui est en train de se passer sous nos yeux et c'est une bonne chose.
Si notre Europe continuait de fonctionner sans prendre en considération
ces souverainetés nationales, c'est-à-dire la base de sa
souveraineté politique, on irait vers l'extension des revendications de
particularismes aveugles qui ruineraient la citoyenneté et
l'appartenance nationale. Il y a là une aberration puisque cela
provoquerait l'accroissement parallèle de droits individuels et de
l'insécurité. L'Europe connaissait depuis des siècles une
tendance continue à la baisse de la violence non militaire. Depuis 10
ans, ce phénomène s'est renversé. Nos
sociétés de droits de l'homme, de droits individuels et
collectifs, ont tendance à devenir plus violentes qu'avant. Il y a
quelque chose qui ne fonctionne pas dans un système qui
dépossède l'endroit de la plus forte légitimité
politique. La souveraineté est modulable : plutôt que de
poursuivre des objectifs inatteignables, générateurs de
frustrations et donc de revendications destructrices du lien social, voire
violente. C'est, je crois, vers l'exercice modulé des
souverainetés nationales que l'Europe doit s'orienter.