Débat
M.
Georges CLERFAYT, Député belge, membre de l'assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe :
L'intervention de Monsieur Badinter est sans doute la justification du refus du
gouvernement français de signer la convention européenne de
protection des minorités nationales. Je me demande si le problème
n'est pas un peu factice et s'il ne provient pas d'une confusion entre ce que
l'on appelle abusivement des « droits collectifs », que
l'on oppose à des droits individuels, et des droits individuels
appartenant à une catégorie de citoyens qui ont des
caractéristiques propres et sont exposés à des
discriminations de la part des citoyens majoritaires qui refusent d'admettre
leur identité spécifique. Ne vaudrait-il pas mieux parler de
droits des minoritaires plutôt que de droits collectifs ou de droits des
minorités ? Il s'agit de droits appartenant à certaines
personnes du fait des particularités les distinguant de la
majorité de la population.
Au Moyen Age, les gens étaient obligés d'adopter la religion du
souverain. Ils n'avaient pas droit à la dissidence ou à la
liberté de conscience. Un des grands progrès de la
démocratie a été de reconnaître la liberté de
conscience et donc le droit pour des minoritaires de ne pas être
persécutés pour leurs spécificités. Tous ceux qui
ont signé la convention européenne de protection des
minorités nationales ont souhaité protéger les peuples
contre les discriminations particulières. Il faudrait donc éviter
d'appeler droits collectifs ce qui n'en est pas. Tout le monde est d'accord
pour dire que l'Europe doit être pluraliste et multiculturelle. Cela ne
doit pas aboutir à une juxtaposition de bastions d'intolérances,
avec la domination exclusive et intolérante d'une culture dans chaque
bastion. Il faut que chaque citoyen d'Europe puisse jouir là où
il vit de ses droits culturels et linguistiques.
Je comprends jusqu'à un certain point les juristes et les philosophes du
droit qui, à l'instar de Monsieur Badinter, s'opposent à la
notion de droits collectifs. Mais je me demande si la solution n'est pas
d'approfondir l'article 14 des droits de l'homme sur la non-discrimination. La
jurisprudence de la Cour de Strasbourg est assez faible dans ce domaine, qui
touche à la souveraineté des Etats. Plusieurs cas plaidés
sur la base de cette discrimination n'ont pas obtenu gain de cause.
Aujourd'hui, les droits des minoritaires ne sont pas suffisamment
protégés. Il faudrait approfondir la tentative actuelle
d'élargir l'article 14. Le projet de protocole numéro 12, qui est
en cours de rédaction, ne va pas assez loin dans la protection des
droits individuels de ceux qui ont des caractéristiques culturelles et
linguistiques propres. Des Etats membres leur dénient par nationalisme
la reconnaissance et le respect.
M. Robert BADINTER :
Je sais les passions que soulèvent ces questions. Je crois qu'à
cet égard, il faut faire preuve d'une extrême simplicité.
De quoi parlons-nous ? Du droit à s'exprimer de la langue que l'on
a reçue comme héritage par sa famille ? Du droit de
créer une association pour promouvoir le théâtre qui
s'exprime dans une langue régionale ? Du droit d'avoir une
chaîne câblée pour s'exprimer en basque plutôt qu'en
espagnol ? Ces droits ne posent aucun problème.
Je suis toujours perplexe quand j'entends parler de discrimination. J'ai eu
l'occasion, au moment où on a évoqué la décision du
Conseil constitutionnel sur la non conformité à la constitution
française de quelques unes des dispositions du texte que vous avez
évoqué, de voir le nombre de dispositions existantes prises en
faveur de la culture régionale sous toutes ses formes. J'en suis
très heureux. Mais qu'est-ce que cela à voir avec les droits de
l'homme ? Que chaque être humain ait le droit de s'exprimer dans la
langue de son choix ne me pose aucun problème. Par contre, que chaque
communauté choisisse de s'exprimer dans la langue de son choix et non la
langue nationale pose un problème majeur vis-à-vis de
l'unité nationale. En Europe, il n'y a pas que je sache de langue
européenne. L'espéranto, inventé par un juif Lithuanien au
XIXème siècle pour pallier cette insuffisance, n'a guère
prospéré. La seule langue pratiquée aujourd'hui par la
plupart des jeunes Européens est l'américain, ce qui n'est pas le
fondement le plus européen qui soit...
Bien évidemment, le respect du droit de l'identité culturelle de
chacun est essentiel. Mais de là à transformer l'espace
européen en une mosaïque de communautés particulières
en accentuant leurs différences au lieu de mettre en relief ce qu'elles
ont en commun... Je suis partisan du développement des langues
régionales et de leurs instruments. Mais je ne suis pas pour les droits
collectifs auxquels aspirent ceux qui à travers la reconnaissance de
leurs droits culturels individuels ne rêvent que de celle de droits
collectifs. C'est un choix qui, s'il doit être fait en France, exigera
une révision de la constitution. Cette question ne peut être
réglée que par un vote en Congrès. Si on décide de
changer à ce point la tradition culturelle française, il faudra
un référendum où l'on explique clairement ce que cela
signifie pour notre unité nationale et notre diversité culturelle
régionale. Elle s'exprime aujourd'hui dans notre unité nationale
sans avoir besoin de passer par les droits collectifs.
M. Michel LENNUYEUX-COMNÈNE, Ambassadeur, Ancien Représentant
Permanent de la France auprès du Conseil de l'Europe :
En tant qu'ancien représentant permanent de la France à
Strasbourg, j'ai été le négociateur pour la France de
cette fameuse convention des minorités nationales. Comme l'a
rappelé ce matin Madame Lalumière, cette convention n'est pas une
convention des minorités nationales mais une convention cadre des
personnes appartenant à des minorités nationales. Le Conseil de
l'Europe, et c'est sa gloire et sa spécificité, n'a jamais
parlé qu'au nom des personnes et pas des Etats. Tout dans cette
organisation laisse la primauté aux droits des personnes par delà
les Etats. Le président Badinter a bien posé le problème.
Il s'agit de savoir si le Conseil de l'Europe restera en tant que
médiateur de la personne au collectif. Le Conseil de l'Europe n'a pas
à garantir les frontières. C'est le rôle des organisations
de sécurité. Il est là pour donner des garanties aux
hommes qui vivent sur les territoires, personnellement. Il peut être une
organisation de l'avenir devant la problématique qu'a posée
Monsieur Badinter du droit individuel aux droits collectifs. C'est sa chance et
c'est là-dessus que nous devons insister.
M. Robert TOULEMON, membre du mouvement européen, de l'association
française d'étude pour l'union européenne et de
l'association Jean Monnet :
En ce qui concerne le lieu du politique, je crains que vous n'ayez basé
votre raisonnement sur la situation très particulière de la
France. Pour un Ecossais, le lieu du politique est tout autant à
Edimbourg qu'à Londres, surtout depuis que le parlement a
été rétabli. En Allemagne, il se situe aussi bien à
Munich qu'à Berlin, en Espagne à Barcelone qu'à Madrid. Ne
croyez-vous pas que dans le monde complexe dans lequel nous vivons, il faudrait
aller vers une démultiplication des lieux de délibération
publique, donc vers une citoyenneté multiple ? L'accession à
une citoyenneté européenne ne sera pas un affaiblissement de la
citoyenneté nationale mais un complément et finalement un
enrichissement de cette citoyenneté.
Monsieur Badinter, vous ne niez pas le droit collectif que constitue le droit
des Etats, c'est-à-dire le droit pour chaque Français de
participer à la vie internationale par le biais de leur Etat. C'est pour
nous une évidence. Pour la Bosnie Herzégovine par exemple,
l'attachement des citoyens à une communauté qui n'est même
pas linguistique (puisque Serbes, Croates et Musulmans parlent la même
langue) l'emporte de très loin sur l'attachement à un Etat
très artificiel. Pouvons-nous faire l'économie de la
reconnaissance de certains droits collectifs dès lors que nous ne
renonçons pas aux droits collectifs des Etats ?
Mme Dominique SCHNAPPER :
Je ne crois pas que le cas français soit spécifique. C'est bien
Tony Blair qui a décidé de rétablir le parlement
écossais, tout comme c'est lui qui décide d'envoyer des avions
au-dessus de l'Irak avec les Américains. En Bavière, la gestion
quotidienne se fait peut-être sans l'intervention de Berlin, mais les
grandes décisions politiques qui engagent la collectivité, comme
la guerre, sont prises au niveau national. Les Etats nationaux gardent par
rapport aux Etats régionaux et pour l'instant par rapport à
l'Europe une dimension proprement politique qui leur est spécifique.
L'Etat national n'a jamais empêché la naissance d'identités
particulières, transnationales. Cette démultiplication des
citoyennetés n'est pas critiquable en tant que telle. Mais aujourd'hui,
la conception de la citoyenneté européenne reste faible. Je le
regrette. Le fait que la volonté politique s'exprime au niveau national
est une donnée historique. Je m'inquiète de voir ce niveau
affaibli avant que soit construite une volonté politique au niveau
européen.
En ce qui concerne votre deuxième question, il est certain que les
Serbes se sentent plus serbes que membres de l'ex-Yougoslavie. Mais cela ne
signifie pas que cela soit un idéal. Toute citoyenneté implique
de faire vivre ensemble des personnes présentant des différences
historiques et culturelles. Nous sommes dans une société ouverte
et les pays « purs » n'existent pas. La Yougoslavie, qui a
été créée en 1919, n'a pas eu les moyens
historiques de construire des institutions permettant de dépasser les
appartenances aux communautés particulières. Mais je ne vois pas
d'autre solution, pour faire vivre ensemble les Serbes et les Croates, que de
construire un lieu de citoyenneté allant au-delà de
l'appartenance à la collectivité historique serbe ou croate.
M. Robert BADINTER :
Dans mon propos, j'étais parti de la notion de droits de l'homme comme
étant l'élément fédérateur commun à
tous les Européens. Le Conseil de l'Europe était le lieu par
essence de la protection des droits de l'homme en Europe. Vous avez
parlé du politique en parlant de l'Etat et des communautés. Je ne
me suis pas situé sur ce plan-là. Je n'ai pas voulu dire qu'il
n'existait pas de communautés régionales. Je voulais simplement
demander qui était titulaire des droits de l'homme. Qui va en demander
la protection devant la Cour européenne des droits de l'homme ?
Nous voulons tous qu'elle continue, même si comme toutes les
juridictions, elle ne peut donner satisfaction à tout le monde en
même temps.
J'ai présidé la commission d'arbitrage dans la conférence
sur la paix dans l'ex-Yougoslavie. Quand nous essayions de définir ce
que pouvaient être les solutions, nous nous demandions comment nous
pouvions protéger les droits de l'homme alors que nous étions au
sein d'espaces où s'opposaient des communautés. Si vous
protégez les droits des Serbes ou les droits des Croates, dans le nouvel
ensemble, ceux qui étaient les minoritaires au sein de la
totalité se trouvent être majoritaires au sein de fragments
devenus indépendants et
vice versa
. C'est exactement ce qui s'est
passé au Kosovo. La seule protection efficace des êtres humains ne
passe donc pas par la protection de groupes dont la situation peut passer de
majoritaire à minoritaire mais par le « noyau dur »
que constitue la protection de l'individu.
Tout être humain a droit à la protection de ses droits
fondamentaux. On peut discuter sur l'énoncé de ces droits ;
mais en ce qui concerne le support, il n'y a pas d'ambiguïté. Par
contre, si vous définissez un droit collectif à la protection
dans un espace déterminé de la langue majoritaire, vous
échouez à protéger comme il convient le droit des
minoritaires au sein de cet espace collectif. Quelle que soit la façon
dont on tourne le problème, on en revient aux droits de l'homme pris
dans leur support individuel. Il ne faut exclure aucun être humain, qu'il
participe à une majorité ou à une minorité. La
difficulté extrême est l'intégration de cette protection de
l'être humain dans un ensemble étatique et à plus forte
raison supranational. Seuls les droits fondamentaux de la personne humaine ne
peuvent nous trahir.
Renan a dit le 11 mars 1882 dans sa conférence intitulée
« qu'est-ce qu'une nation » : « Les nations
ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé ;
elles finiront. La confédération européenne probablement
les remplacera ». Ces paroles ont été prononcées
dans le temple de la pensée républicaine, la Sorbonne.
M. Jordi SOLE TURA :
Le droit à l'autodétermination est un droit qui n'a pas de sujet.
Qui va pouvoir s'autodéterminer ? Seule une décision
politique peut répondre à cette question. Cette notion a
été inventée en Europe après la première
guerre mondiale pour définir une carte politique. Ce droit n'a
été inclus que dans deux constitutions : celle de l'Union
soviétique et celle de l'ex-Yougoslavie. Le résultat montre qu'il
faut être très prudent.
Nous entrons dans un processus de plus en plus compliqué : la
construction de l'espace européen. Cela pose le problème de la
langue. Aujourd'hui, l'anglais est la langue dans laquelle s'expriment les
Européens entre eux. La question de la langue pose des questions de
pouvoir. Nous savons tous à qui profite la mondialisation. Tous les
Etats membres réfléchissent à la meilleure façon de
réagir face à un pouvoir économique, politique, militaire
et linguistique beaucoup plus puissant. Quelle sera la langue européenne
de demain ? Dans quel espace ? Si nous n'arrivons pas à
trouver une solution, nous nous retrouverons dans une situation difficile.