La perception des différentes appartenances,
conflit ou
complémentarité ?
Mme Dominique SCHNAPPER
Directeur de recherche
au CNRS
" Robert Badinter a commencé son exposé en
disant
qu'il allait présenter une mise en garde et un avertissement alors je
vais poursuivre dans le même sens, d'un point de vue un petit peu
différent du sien mais peut-être complémentaire.
Je voudrais d'abord poser le problème de la citoyenneté nationale
et la citoyenneté européenne et de leur combinaison et puis
soulever aussi le problème qui se pose dans l'alliance objective entre
les institutions européennes et les régions d'un
côté contre l'Etat national de l'autre ; enfin, finir sur ce
problème des droits collectifs pour faire écho à ce qu'a
dit Robert Badinter.
Sur le premier point, je voudrais rappeler deux ou trois faits historiques
à savoir que le projet européen a été, dans son
origine, un projet spécifiquement politique.
Ceux qui l'ont conçu avaient comme ambition que les combats qui
pouvaient apparaître fratricides de l'Europe, on devait pour une bonne
fois y mettre fin.
De ce point de vue-là, il ne faut jamais oublier à quel point
l'Europe telle que nous l'avons construite est un succès puisque nos
petits enfants riraient à l'idée que les armées allemandes
pourraient traverser le Rhin et débarquer dans notre pays. Alors que
pendant plus d'un siècle, c'est en ces termes que l'on a pensé le
danger pour la France.
Donc le projet européen, d'une certaine façon, est presque
victime de son succès parce qu'il a fait apparaître comme une
évidence l'alliance politique des Européens.
Reste que l'échec de la CED a conduit à un infléchissement
du projet original c'est-à-dire que le refus d'accepter une armée
commune en 1954 a amené les militants européens et les hommes
politiques à construire une Europe économique et sociale,
parallèlement à cette Europe des Droits de l'Homme qui est
l'oeuvre du Conseil de l'Europe.
Il faut maintenant se poser le problème de la citoyenneté parce
que, désormais, nous construirons l'Europe autour de l'idée de
citoyenneté, c'est-à-dire autour de l'idée que,
par-delà toutes leurs caractéristiques, toutes leurs
diversités, leurs inégalités, les citoyens forment une
communauté qui est à la source de la légitimité
politique et du lien social.
Or, cela pose un certain nombre de problèmes proprement politiques qu'on
peut résumer de la façon suivante : jusqu'à
présent les pratiques de la citoyenneté se sont toujours
exercées au niveau national.
Certes, il n'y a pas de lien logique ou nécessaire entre la
citoyenneté et le niveau national, c'est-à-dire que l'on peut
parfaitement être citoyen au niveau infra-national ou au niveau
supra-national.
Historiquement, c'est dans le cadre national que se sont construites les
institutions de la citoyenneté et que se sont exercées les
pratiques qui lui donnent un sens concret. Par conséquent, le
problème se pose de savoir comment transférer au niveau
européen des institutions, des pratiques et des convictions qui sont
nécessaires pour que la citoyenneté ne soit pas une abstraction,
qu'elle ne soit pas formelle, mais qu'elle soit concrètement
incarnée dans des pratiques sociales. Cela n'est pas facile et ce n'est
pas donné d'avance.
Les Français, on l'a vu au moment du débat sur le traité
de Maastricht, ont eu le sentiment, et sans doute d'autres peuples
européens l'ont éprouvé aussi qu'on avait construit une
Europe politique sans leur en parler. Ils ont pris conscience de l'importance
de l'Europe dans leur vie quotidienne, en ayant le sentiment que le
débat proprement politique n'avait pas vraiment eu lieu.
Nous avons une réflexion à mener pour imaginer les moyens de
transférer un certain nombre des dispositions régissant la
citoyenneté nationale, au niveau européen. Cela soulève le
problème du lieu du politique. Jusqu'à présent, le lieu du
politique, c'est-à-dire le lieu de l'expression démocratique d'un
côté et de la volonté d'affirmer un certain nombre de
valeurs de l'autre s'est toujours situé au niveau national. Il est
souhaitable qu'il passe désormais au niveau européen, mais
comment les peuples, comment les citoyens peuvent-ils adhérer au mode
selon lequel se construisent les institutions et -se prennent des
décisions nécessaires ? Comment peuvent-ils s'en
reconnaître partie prenante, avoir confiance dans ces institutions pour
affirmer leurs valeurs et se défendre contre ceux qui ne les respectent
pas, qui viendraient à les attaquer ? C'est le premier point, le
passage de la citoyenneté nationale à la citoyenneté
européenne et le déplacement du lieu du politique. Ce qui
m'amène au deuxième point, ce que M. Sole Tura a décrit,
c'est-à-dire l'alliance objective entre les institutions
européennes et les régions, alliance contre l'Etat national.
Encore une fois, l'Etat national n'a pas de raison d'être le seul lieu de
la volonté politique et cette organisation qu'on nous a décrite
entre les institutions européennes, les villes et les régions,
pourquoi pas ? mais à une condition, c'est qu'il y ait un lieu de
véritable volonté politique. Or, les régions
jusqu'à présent me semblent être plutôt des lieux de
gestion collective, éventuellement démocratiques, mais ce ne sont
pas les lieux où peuvent totalement s'opérer les arbitrages de
l'intérêt général comme l'adhésion
symbolique, fonctions du politique.
Cette situation objective implique que les institutions européennes se
voient déléguer le lieu central du politique sinon nous risquons
et c'est un risque des sociétés démocratiques qui sont des
sociétés productivistes, des sociétés marchandes,
des sociétés de l'immédiat et de l'instantané, nous
risquons d'avoir une dépolitisation, au niveau des régions, au
niveau de l'Europe et un affaiblissement du niveau politique qu'est l'Etat
national. Autrement dit, nous risquons si nous n'y prenons pas garde, et c'est
là où mon avertissement prolonge celui de Robert Badinter, nous
risquons d'avoir une société européenne non
politisée, non organisée, n'ayant plus la volonté de
défendre ses valeurs, qu'il n'y ait plus de lieux du politique par
lesquels nous faisons société. Nous risquons d'avoir affaibli
l'Etat national avant que ses prérogatives et le sens de son action
comme lieu de transcendance n'ait été transférés
à l'Europe.
Nous risquons avec ce décalage, de voir l'affaiblissement de l'Etat
national, des institutions de citoyenneté nationale avant que se soient
affirmées des institutions, des pratiques et des valeurs au niveau
européen.
Or, il y a un lien avec le problème des droits collectifs. L'Etat
national s'est en effet établi, particulièrement en France, mais
c'est vrai de tous les Etats nations, avec la garantie par l'Etat des droits
individuels.
Il est clair que les droits collectifs sont justement l'intermédiaire
entre l'Etat et les individus citoyens.
La question des droits collectifs est d'une certaine façon
parallèle à cette perception d'une Europe comportant les
institutions européennes à côté, des régions
et des villes, une sorte de ligue hanséatique reformulée et
redéveloppée. Je voudrais mentionner les arguments qui me
conduisent à voir tous les dangers de la notion de droits collectifs.
Tout d'abord, les droits collectifs sont contradictoires avec les droits de
l'individu. Nécessairement, à partir du moment où des
droits sont donnés à une collectivité, une opposition est
possible entre les droits de l'individu et les droits du groupe auquel est
assignée chaque personne.
Il me semble que c'est contradictoire avec l'évolution de la
société démocratique qui laisse toujours à
l'individu plus de droits et plus de liberté pour affirmer son
identité et son authenticité. Cette contradiction est
fondamentale, grosse de conflits avec le meilleur des valeurs
démocratiques.
Le deuxième point sur lequel je voudrais insister est que les groupes
n'existent pas de façon éternelle, qu'ils sont le produit de la
construction des hommes et qu'à partir du moment où on les
cristallise par le droit, ce qu'on fait si on donne des droits collectifs, on
tend à les pérenniser au lieu de laisser aux individus la
liberté de constituer ou d'appartenir à des groupes
différents selon leur liberté. Moins encore qu'une construction
comprenant l'Europe d'un côté, les régions et les villes de
l'autre, nous ne pouvons imaginer un système d'institutions
européennes centrales avec des séries de droits collectifs.
Ce serait un retour à une forme d'ethnicité, c'est-à-dire
à l'appartenance par la naissance à un groupe, et non pas par ce
mélange d'hérédité et de choix qui est le propre
des sociétés démocratiques et en particulier de ce qu'on
appelle la civilisation européenne, faite de brassages, d'appartenances
multiples et évolutives, voire de refus d'appartenance autre que la
citoyenneté, selon une certaine conception de la laïcité.
C'est autour de l'aménagement et de l'institutionnalisation, à la
fois des droits des individus et des institutions politiques collectives, que
nous pouvons penser à construire une Europe ouverte à tous les
peuples de l'Europe et à tous ses citoyens.