Pour une vision individualiste des droits de l'homme
M. Robert BADINTER
Sénateur,
Président de la Cour de conciliation et d'arbitrage de l'OSCE
Ancien Garde des Sceaux, Ancien Président
du Conseil constitutionnel
C'est
toujours un plaisir d'entendre Jordi Sole Tura. Vous m'avez fait toucher du
doigt la différence entre l'Espagne et la France. Notre pays
détient le record des rédactions de constitutions. Mais en
France, les constituants se mettent d'abord autour d'une table avant que les
uns mettent les autres en prison... Le fait que vous ayez fait le contraire
marque un progrès de la démocratie.
Je voudrais formuler aujourd'hui un avertissement. Nous sommes à un
tournant de la construction européenne. Construire, c'est rechercher la
dimension commune plutôt que souligner les différences. On n'y
pense pas assez aujourd'hui : pour vivre ensemble, il vaut mieux mettre
l'accent sur ce qui vous rapproche que sur ce qui vous sépare. Pourquoi
le Conseil de l'Europe a-t-il remporté un succès
historique ? Pourquoi l'Europe a-t-elle évolué de
façon positive au cours du dernier demi-siècle ? Parce que
nous sommes allés à la recherche de la commune dimension
européenne. Cette dimension n'est pas tant la culture que les droits de
l'homme. Je les revendique comme une spécificité
européenne tout à fait essentielle. Cela ne signifie pas qu'ils
ne soient pas applicables ailleurs. Mais ils sont intégrés dans
la culture européenne et fondent l'espace européen. Sur quoi
s'est fondé le Conseil de l'Europe sinon sur l'affirmation d'un espace
européen des droits de l'homme face à un autre espace
européen, qui suivait un modèle « rival »
dont la vision était différente ? Je persiste à
penser que la vision du Conseil de l'Europe était la bonne pour le
bonheur de l'être humain.
Nous sommes dans un espace de liberté et de démocratie. Le
fondement de cet espace est les droits de l'homme. L'originalité de
cette construction, l'extraordinaire singularité de la création
du Conseil de l'Europe sont la convention européenne des droits de
l'homme et le mécanisme de garantie. Je crois qu'il y a là un
phénomène prométhéen : le résultat est
allé au-delà de ce que les fondateurs du Conseil de l'Europe
pouvaient imaginer.
Pour tous les pays d'Europe, et j'insiste sur le « tous »,
les droits de l'homme tels qu'ils sont définis par les textes fondateurs
sont garantis au profit de tous les habitants de tous les Etats
européens pris individuellement. A travers le Conseil de l'Europe et
l'espace européen constitué par l'ensemble des pays
adhérents à la convention européenne et donc soumis
à la juridiction de la Cour européenne des droits de l'homme,
vous avez fait naître pour la première fois dans l'histoire, des
droits protégés par une juridiction qui n'était
fondée sur aucune souveraineté. C'est un modèle
nouveau. Le droit a échappé à la souveraineté et
une supra-souveraineté s'est imposée aux Etats. J'entends encore
les clameurs des juges des cours suprêmes en Europe se rebellant à
l'idée d'avoir à plier le genou devant des juges qui venaient
pour la plupart de leur corps mais se trouvaient
« internationalisés » par leur fonction. Je n'ai pas
besoin de vous dire ce qu'a représenté pour la France de Louis
XIV, de Napoléon 1
er
et des Jacobins le fait d'accepter la
censure de décisions de sa juridiction, basées sur des textes
votés par son parlement.
S'est constituée en Europe une commune dimension qui n'a pas seulement
une valeur proclamatoire, mais une valeur obligatoire, garantie par un
contrôle juridictionnel autonome. C'est une innovation saisissante et
bénéfique. Dans les 20 dernières années, les
progrès essentiels enregistrés par les droits de l'homme, pour
chaque habitant de l'Europe, sont dus pour une bonne part au contrôle
exercé par la Cour européenne des droits de l'homme sur les
juridictions. En France, en matière d'écoutes
téléphoniques, c'est la Cour européenne des droits de
l'homme qui a poussé à adopter une loi. De même, la
situation honteuse de détention et de rétention dans notre pays a
conduit à sa condamnation. La future loi qui prévoit l'assistance
d'un avocat dès la première heure de garde-à-vue ne
constitue pas seulement l'innovation méritante d'un gouvernement que je
soutiens, mais était devenue nécessaire au regard de la
récente décision de la Cour européenne des droits de
l'homme.
Je tiens donc à souligner que ce qui nous arrive, à nous, vieille
nation pétrie de droit, est complètement nouveau. Il faut avoir
entendu Madame Thatcher se récrier contre la Cour européenne des
droits de l'homme qui venait de condamner le pays de
l'habeas corpus
, de
la
magna carta
, pour violation des droits fondamentaux des terroristes
irlandais, pour mesurer tout ce que l'Europe doit à la censure
juridictionnelle de la cette institution.
Notre conception des droits de l'homme repose sur l'idée qu'ils sont
avant tout les droits de l'être humain. Ils demeurent une construction
éminemment individualiste. M. Sole Tura a évoqué
différents cercles d'approche et des strates successives dans la
composition de l'ensemble européen : nations, régions,
cités, bassins... Barcelone entretient avec des régions de
l'autre côté des Pyrénées des relations riches, le
bassin Rhône-Alpes ou le bassin Danubien ont des échanges
poussés avec leurs voisins... Mais nous sommes à l'heure du
choix. Allons-nous passer de l'Europe des droits de l'homme,
« l'homme » désignant un être humain dans sa
singularité, à une autre dimension dite
« collective » des droits de l'homme dans laquelle les
droits collectifs de telle ou telle communauté à
l'intérieur des Etats permettraient de protéger sa
singularité, sa spécificité culturelle, linguistique,
voire religieuse ? En tant que laïc, je me refuse à
considérer qu'on puisse assurer cette dernière liberté
autrement que par la défense de la liberté de conscience de
chaque individu et du droit de chacun à choisir comme il l'entend sa
religion dans une société laïque.
Vous êtes à un tournant majeur. Je constate une hésitation
dans un certain nombre d'Etats et de communautés. J'entends ça et
là, en Europe centrale et orientale, contester la vision individualiste
des droits de l'homme, qui est au coeur de la construction européenne et
à laquelle nous devons tant. Considérerons-nous désormais
que les droits de l'homme sont ceux d'un être humain saisi dans sa
communauté ? Ce n'est pas une mince question pour l'avenir de
l'Europe. Si on considère que s'ajoutent au droit individuel des droits
collectifs et si la revendication des droits de l'individu doit se
réaliser à travers une protection collective, on change la nature
de la construction européenne. J'attire votre attention sur ce point.
Pour ma part, je ne penche pas du côté des droits collectifs. Mais
j'écoute toujours avec beaucoup d'attention et je suppose qu'il n'y
aurait pas de revendication de droits collectifs sans raison puissante. Depuis
que l'autre modèle, celui de la réalisation des droits de l'homme
à travers la libération de l'oppression de classe, a disparu, on
assiste à l'émergence d'une nouvelle problématique :
les droits individuels conçus comme ceux de l'être humain
bénéficiaire des droits collectifs d'appartenance à une
communauté, voire à un peuple. Il faut bien peser ce choix car
c'est aussi de lui que dépend l'avenir européen.