F. LA DÉPÉNALISATION DE CERTAINES INFRACTIONS
Parce
que les instances traditionnelles de règlement des petits conflits
disparaissent peu à peu, la justice pénale est de plus en plus
sollicitée pour traiter de cas qui ne relèvent pas
véritablement de sa compétence ou qui sont à la limite de
celle-ci.
En outre, la vie sociale tend à être de plus en plus
pénalisée. L'article de
M. Roland Kessous
19(
*
)
résume bien cette situation.
Alors que le droit pénal devrait voir son champ d'action se
rétrécir au profit du droit civil, du droit des affaires, de
droit des assurances etc, un nombre croissant de projets ou propositions de
lois et de textes réglementaires sont assortis de sanctions
pénales en cas d'inexécution. Or, "
la plupart des peines
ne sont pas appliquées, les Parquets les ignorent même et ce qui
devrait être une garantie pour l'application des lois devient un facteur
d'affaiblissement de la norme
".
C'est pourquoi il est urgent de limiter au maximum les références
aux sanctions pénales. Un premier pas a été accompli avec
la dépénalisation des chèques impayés. Il faut
accentuer cette tendance afin de recentrer, à moyens constants, les
magistrats du Parquet sur le noyau dur de la délinquance, en les
dégageant ainsi de contentieux secondaires qui peuvent être
traités par d'autres administrations. C'est par exemple le cas des
infractions à la coordination des transports.
G. LA DÉFINITION D'UNE POLITIQUE PÉNALE
A
plusieurs reprises, le gouvernement a esquissé une politique de lutte
contre la délinquance
20(
*
)
, notamment à travers
l'intervention de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la Justice, Garde des
Sceaux, devant l'Assemblée nationale le 15 janvier 1998 et devant
le Sénat le 22 janvier 1998. Cette approche reste cependant, comme ce
fut le cas sous les précédents gouvernement, très
sectorielle.
Or, une politique de lutte contre le délinquance ne peut être
qu'interministérielle et reposer sur un rapport annuel
d'évaluation remis au Parlement suivi d'un débat. En ce qui
concerne le volet judiciaire de cette politique, les conclusions du rapport de
la commission
21(
*
)
présidée par
M. Pierre Truche
, ont insisté sur
la nécessité d'initier une véritable politique d'action
publique en matière judiciaire :
" La notion d'égale application de la loi dans l'acte de
poursuivre et de juger implique une autre notion relativement nouvelle, au
moins dans sa formulation : la nécessité d'une "politique
d'action publique".
Cette notion pratiquement absente des codes a pour objet d'inscrire le
traitement individuel des contentieux (opportunité des poursuites) dans
un cadre d'ensemble visant à une application cohérente de la loi,
en fixant des priorités compte tenu des circonstances et en veillant au
respect de l'égalité entre les citoyens.
La tradition française situe la définition de cette politique
à trois niveaux : national (ministère de la Justice),
régional (procureur général) ou local (procureur de la
République, y compris en concertation avec divers partenaires dans les
comités de prévention de la délinquance dans
l'élaboration et le suivi des plans départementaux de
sécurité)... "
Il est donc indispensable d'introduire dans notre code de l'organisation
judiciaire cette notion de politique pénale. L'action publique pourrait
être définie comme étant la recherche et la
définition des conditions dans lesquelles l'application de la loi doit
être engagée de manière coordonnée entre plusieurs
autorités, compte tenu des circonstances et dans le respect de
l'égalité entre les citoyens.
Ceci suppose avant tout un travail interministériel,
réalisé sous l'autorité du Premier ministre et
coordonné par le Garde des sceaux afin que les différents
ministères apportent leur contribution à la définition de
cette politique d'action publique et y intègrent dans les meilleurs
conditions leurs politiques propres, qui sont aujourd'hui menées de
façon trop autonome.
Dans son discours à l'audience de rentrée de la Cour de Cassation
(9 janvier 1998), en présence du Président de la
République, le procureur général,
M.
Jean-François Burgelin
, en écho aux réflexions
actuelles sur le rôle des Parquets et la notion d'ordre public, a
esquissé une nouvelle définition de cette notion :
"Voix de la société auprès des tribunaux, il revient en
effet au Parquet de contribuer, par le ministère de la parole et de
l'écrit, d'une part à la défense des bases culturelles sur
lesquelles est fondée notre vie collective, mais aussi, d'autre part,
à l'évolution des esprits.
Défendre nos bases culturelles, c'est prendre et faire prendre en
considération l'Etat, nos institutions et les personnes...
Institution d'Etat lui-même, le Parquet a pour premier devoir de
participer de toutes ses forces à l'unité et à la
sûreté de cet Etat. Terrorisme, criminalité
organisée, corruption et violences de toute nature sont les objets
essentiels de ce combat sans cesse recommencé.
Sa deuxième tâche est la défense de l'organisation
institutionnelle de notre société. C'est la plus ardue,
peut-être, à une époque où individualisme,
hédonisme et dérision minent, rongent la famille, la
spiritualité, le désintéressement et la rigueur. Il faut,
pour ce faire, que le ministère public soit bien convaincu que la Nation
française n'est pas une simple addition d'individus vivant sur le
même territoire, mais une collectivité vivante qui plonge ses
racines dans les profondeurs de notre histoire et notre géographie. Nos
institutions en sont les fruits : à nous de les protéger,
serait-ce sous les ricanements des esprits qui toujours nient !
Au Parquet enfin, conformément aux principes énoncés dans
le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de prendre en
considération l'individu, dans sa liberté, sa dignité, et
en particulier dans sa faiblesse. Le rôle du Parquet dans la
défense des faibles est traditionnel. L'être faible, c'est celui
que les circonstances de la vie mettent en état
d'infériorité sociale : qu'il soit enfant, détenu ou
handicapé notamment.
S'y ajoute l'attention qui doit être portée aux personnes que
l'âge et la maladie rendent dépendants ou que la misère des
temps laisse sans travail, sans ressource et sans toit.
Mais le Parquet doit contribuer également, disais-je, à
l'évolution des esprits. C'est en cela qu'il peut participer aux
réformes en cours.
Il s'agit, en fait, de prendre en compte une nouvelle acception de la notion
d'ordre public, trop souvent confondue, jusqu'à présent, avec
celle d'immobilisme et de refus de la nouveauté...
... Au total, l'ordre public contemporain inclut désormais des
dimensions sociales, économiques et internationales que les deux mille
magistrats du Parquet de notre pays se doivent de prendre quotidiennement en
compte, avec un double souci de maintien d'un certain ordre et de
nécessaires évolutions.
Exercice bien difficile, que leur seule compétence juridique ne permet
pas d'assurer sans risques d'insuffisance ou d'inadaptation.
Il est nécessaire que l'Etat, seul dépositaire de la
légitimité républicaine, assure le contrôle de cet
exercice. Comme le rappelait il y a quatre ans, dans un colloque qui se
déroulait au Conseil d'Etat, le Premier ministre de l'époque,
"dans une société démocratique, c'est l'Etat qui est
garant de l'état de droit".
L'indépendance du procureur doit s'entendre comme une
nécessité à l'égard des pressions qui pourraient
s'exercer sur lui. Elle ne l'autorise pas à mettre en cause, par la mise
en pratique de conceptions toutes personnelles, la loi de la Nation et ce que
j'appelais les bases culturelles de notre vie collective.
Des membres du Parquet, nos concitoyens sont en droit d'attendre qu'ils fassent
preuve de compétence, d'une éthique irréprochable, de
culture et de caractère. Les pouvoirs publics y veillent, sous votre
haute autorité, monsieur le Président, et sous le contrôle
disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature.
La mission du Parquet, c'est d'expliquer aux juges et aux citoyens,
procès après procès, ce qu'exige une bonne application de
la loi et quelles sont les évolutions souhaitables.
D'accusateur public, qu'il était, le Parquet contemporain devient, de
plus en plus souvent, acteur pédagogique, avocat de la
société, avocat de la loi, avocat du progrès social.
Evolution profonde dont, je crois, chacun peut se réjouir, puisqu'elle
sous-tend à la fois une éthique de conviction quant aux principes
fondateurs de la démocratie républicaine et une éthique de
responsabilité par une application de ces principes qui tienne compte
des profondes inégalités de notre tissu social.. . "
Que peut donc être une politique d'action publique
déclinée par chaque procureur de la République en fonction
du contexte local ?
Dans son discours d'installation du 23 avril 1998 ,
M. Jean Pierre
Dintilhac
, procureur de la République près le Tribunal de
grande instance de Paris, apporte une réponse à cette question.
" Je considère que trois formes de délinquance doivent
être prioritairement concernées par l'action pénale, la
violence, la corruption et toutes les formes de discrimination.
La violence,
tout d'abord ; elle constitue la négation même
du droit puisqu'elle a pour objet, et trop souvent pour effet, de substituer
à la régulation des relations humaines, par des règles
démocratiquement adoptées, la brutalité de la loi du plus
fort.
Qu'il s'agisse des actes de terrorisme, forme la plus extrême et la plus
insupportable, ou des formes malheureusement plus quotidiennes, toute violence,
physique ou sexuelle, est d'autant plus mal ressentie que nos concitoyens
aspirent, dans leur très grande majorité, à un mode de
régulation des conflits par l'arbitrage, la transaction et la
médiation.
La violence doit donc, conformément à la volonté du
législateur et à celle du gouvernement être poursuivie et
sanctionnée avec célérité et fermeté.
La corruption
est une forme de criminalité qui menace toute
société qui la laisse impunément se développer,
surtout lorsqu'elle provient de collusions politico-affairistes.
L'exigence d'une morale publique, dont chacun ressent la
nécessité, implique d'abord que l'exemple de la vertu soit
donné par ceux qui exercent des responsabilités.
Aussi, la lutte contre la corruption et la criminalité organisée
ne doit être entravée par quelque prétexte que ce soit,
surtout lorsque la corruption est le fait de détenteurs de
l'autorité publique ou de ceux qui exercent un pouvoir
économique, financier, ou social.
Ma troisième priorité porte sur les infractions qui constituent
des mesures de
discrimination
.
Un des grands progrès de notre humanité a consisté
à prohiber toutes les formes de discrimination.
Ces infractions rejoignent la violence et, au cours de l'histoire, les violence
les plus extrêmes, les plus intolérables, ont toujours
été liées à des idéologies fondées
sur des discriminations.
Lutter contre ces comportements est donc une nécessité, non
seulement parce que toute discrimination, qu'elle soit fondée sur la
race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou
philosophiques, l'origine nationale ou sociale, les préférences
sexuelles, la fortune ou la naissance, constitue une infraction, mais aussi
parce que ces atteintes au principe fondamental selon lequel tous les
êtres humains naissent et demeurent égaux en dignité et en
droits provoquent la rupture des fibres même du tissu social.
La nécessité de mener, prioritairement et de front, la lutte
contre les violences, les corruptions et les discriminations confère
à la justice, et à tous ceux qui concourent à son action,
une place éminente au sein des institutions de la République
puisque c'est par son intervention que sont rappelées à tous les
règles communes.
Si la justice ne peut assurer le bonheur des hommes, elle doit contribuer
à préserver la paix sociale ou, tout au moins, à la
rétablir lorsqu'elle est troublée.
Cette fonction impose en tout premier lieu aux magistrats, mais aussi aux
fonctionnaires de justice, et à tous ceux qui contribuent à
l'action judiciaire, une exigence vis-à-vis d'eux même. Moins
encore que la femme de César, celui qui participe à la fonction
de justice ne doit être soupçonné.
Le respect dû à la justice doit également se traduire
par l'exécution effective des décisions rendues
. Aussi, je
serai attentif à ce que toutes les condamnations, qu'elles portent sur
des peines d'emprisonnement ou sur de simples amendes contraventionnelles,
soient bien exécutées.
Il revient à la justice, en appliquant avec fermeté et
humanité les règles du droit pénal, d'assurer
l'équilibre entre, d'une part, la préservation des fondements
culturels essentiels au maintien de l'identité nationale et, d'autre
part, les transformations indispensables à notre temps. Elle doit pour
cela, ainsi que nous y invitait M. le Procureur Général
près la Cour de cassation, à l'audience de rentrée du 9
janvier dernier, s'adapter à l'évolution des esprits, et, je le
cite, "prendre en compte une nouvelle acception de la notion d'ordre public,
trop souvent confondue, jusqu'à présent, avec celle d'immobilisme
et de refus de la nouveauté"..."
Votre rapporteur propose donc que chaque année, les procureurs
généraux, les procureurs de la République et les avocats
généraux des juridictions procèdent à une
évaluation et aux ajustements nécessaires de la politique
d'action publique appliquée dans le ressort de leurs juridictions. Ce
serait l'occasion de mettre en exergue les difficultés
rencontrées dans l'exercice de cette mission.