B. LES DYSFONCTIONNEMENTS RÉVÉLÉS PAR LE CLASSEMENT DES AFFAIRES SANS SUITE
Le système pénal français est fortement marqué par le corporatisme, le conservatisme et le cloisonnement de ses acteurs. Comme la réussite du traitement en temps réel repose sur une large coopération entre tous les maillons de la chaîne de traitement de la délinquance et une redéfinition des tâches de chacun, on mesure aussitôt les obstacles auxquels se heurte l'introduction de cette procédure...
1. La peur du changement
Les
obstacles à l'introduction du traitement en temps réel sont
essentiellement culturels. En effet, cette procédure exige une
modification des méthodes de travail et une redéfinition des
tâches de chacun. Certains magistrats ont donc du mal à l'accepter
car sont remis en cause non seulement des habitudes, mais également des
rapports de force.
La note écrite envoyée par un Procureur de la République
à votre rapporteur relative aux voies alternatives aux poursuites et aux
classements purs et simples est révélatrice :
" ces
nouveaux modes d'exercice de l'action pénale, encore méconnus et
jusqu'à présent peu valorisés, intriguent certains
puristes de la règle de droit. Il s'agit là d'une critique de
fond de la part de ceux qui considèrent qu'un magistrat du parquet ne
peut sans outre-passer ses prérogatives, sortir des frontières
délimitées par les deux seules options : classer ou
poursuivre. Partant de là, ils lui contestent la possibilité de
prendre une mesure de classement différé, c'est-à-dire
d'évaluer en perspective, et non plus en temps donné, les
conséquences sociales d'une infraction qui pourront
ultérieurement déterminer sa position quant à une
éventuelle poursuite. Pour moi, ces critiques procèdent d'une
conception excessivement étroite du champ d'action d'un Parquet,
fondée sur la principe d'indisponibilité absolue de l'action
pénale. Cette conception a prévalu jusqu'à une
période relativement récente. Il n'est que se rappeler les
réactions hostiles du corps judiciaire lors de la mise en application de
la loi de 1970 offrant au ministère public le droit de prononcer une
injonction thérapeutique en matière d'usage de drogue. Presque
tous les magistrats récusaient alors cette approche trop universelle,
trop ouverte, de l'opportunité des poursuites. Depuis, un formidable
courant s'est développé qui a permis d'institutionnaliser ces
derniers temps les démarches de prévention et de politiques
pénales concertées et qui a incité les magistrats du
ministère public à revoir les contours de leur mission. Il n'est
pas question, bien entendu, de céder à quiconque la moindre
parcelle de nos attributions légales, ni de transiger avec l'exercice de
l'action publique qui ne se partage pas. Mais nous ne voulons pas pour autant
nous priver de la possibilité d'agir un connaissance de cause dans la
plénitude du pouvoir d'opportunité que nous confère la
loi. C'est par le biais de ces classements inscrits dans les limites de ce que
l'on appelle maintenant " la troisième voie " que nous
retrouvons parfois le sens et l'intelligence de notre métier. "
Ainsi, derrière le scepticisme de certains magistrats du siège
vis-à-vis du traitement en temps réel et du recours à la
troisième voie se cache une
opposition sourde à la perte de
leur monopole en ce qui concerne le traitement de la délinquance
.
Certes, ils reconnaissent ne plus être en mesure d'augmenter les
capacités de jugement de leurs tribunaux, mais ils admettent beaucoup
plus difficilement le fait que les juridictions répressives ne sont pas
destinées à traiter l'ensemble de la délinquance et que
certains contentieux peuvent être réglés autrement que par
le juge...
Certains magistrats du Parquet sont également très
réticents au développement du traitement en temps réel qui
bouleverse leur mode de fonctionnement et leur mission. Le Parquet était
jusqu'à présent cantonné dans un rôle passif
d'enregistrement des procès-verbaux et adaptait le traitement de ces
derniers en fonction de la capacité de travail des juridictions de
jugement. Avec l'introduction du traitement en temps réel, le Parquet
doit réduire ses délais d'action pour traiter rapidement les
affaires qui lui sont présentées et décider soit du
déferrement de l'auteur de l'infraction auprès du tribunal
compétent, soit de recourir à la troisième voie.
En outre, la mise en place du traitement en temps réel exige une
implication du Parquet en amont de sa saisine. Il lui faut ainsi concevoir une
politique pénale claire et homogène, qui définit les
contentieux prioritaires en fonction de la délinquance locale et
détermine infraction par infraction la conduite à tenir afin
d'éviter des pratiques trop différentes entre substituts.
Or,
certains Parquets n'ont pas de politique pénale affichée et bien
lisible pour leurs partenaires
. En outre cette affirmation d'une politique
pénale unique se heurte à la très grande marge de
manoeuvre acquise par les substituts au fil des années...
A cet
égard, votre rapporteur souligne la nécessité d'un rappel
solennel du pouvoir hiérarchique d'une part du procureur de la
République sur les substituts et, d'autre part, du procureur
général sur les procureurs de la République pour
uniformiser la politique pénale et clarifier ses enjeux aux yeux des
autres intervenants.