2. Le manque de coopération entre les services
L'efficacité du traitement en temps réel repose sur une forte
coopération entre tous les services :
•
Entre les services d'enquête et le Parquet
Un véritable travail d'équipe doit se développer entre
les substituts et les services enquêteurs.
La fiabilité de
l'entretien téléphonique implique, de la part de
l'enquêteur, un compte-rendu précis des faits et des charges et un
effort d'anticipation sur les éléments à transmettre au
magistrat selon l'infraction concernée. Quant au magistrat, il doit
diriger l'enquête de manière effective, donner des instructions
claires, motivées et vérifier les procédures dont le mis
en cause a pu faire déjà l'objet.
A cet égard, votre rapporteur ne peut qu'encourager la mise en place
d'un bureau des enquêtes qui assure le suivi et la relance des
investigations.
La réussite de cette coopération dépend de deux
facteurs : la concertation entre les chefs de service (directeurs
départementaux de la sécurité publique, directeurs de la
sûreté départementale, commandants de groupements,
commissaires de police, commandants de compagnie et le Parquet) et une campagne
de sensibilisation sur le terrain.
•
Entre le Parquet et le Siège
Le traitement en temps réel va de pair avec le renforcement des
relations de travail entre le Siège et le Parquet. En effet, il ne sert
à rien d'instaurer le temps réel pour les poursuites si les
affaires ne sont pas jugées dans un délai assez proche. Le
Parquet doit donc négocier avec le Président du tribunal
l'aménagement de l'audiencement afin de disposer de plages d'audience
suffisamment proches de la date de commission des faits. Cela suppose
d'évaluer la capacité quantitative de jugement de la juridiction,
d'apurer les stocks, de veiller à ne pas surcharger les audiences (le
recours à la troisième voie est un moyen pour y parvenir), de
gérer le planning des audiences de façon à insérer
les dossiers complexes dans les mêmes délais que les autres
dossiers (il faut éviter que les contentieux de masse absorbent toutes
les capacités de la juridiction), enfin, d'associer les avocats par la
délivrance des copies de procès-verbaux le plus rapidement
possible.
Exemple de tableau d'activité d'un tribunal correctionnel
(Evreux)
14(
*
)
Ce tableau précise, sur une période de quatre mois, (du 1er
septembre au 31 décembre 1995) :
• le nombre de jugements rendus, ainsi que la part respective des
procédures rapides et des procédures traditionnelles,
• le nombre de médiations.
Nombre de jugements rendus |
663 |
||
Nombre d'audiences |
48 |
||
Procédures rapides |
|
Procédures traditionnelles |
|
|
34 |
|
169 |
|
2 |
|
55 |
|
338 |
|
)
|
TOTAL
|
374
|
TOTAL
|
289
|
Médiations |
58 |
•
Entre le Parquet et les responsables de
l'exécution des peines
En effet, la phase d'exécution fait souvent l'objet de retards peu
justifiés. En outre, certains dossiers ne sont pas traités alors
même qu'il s'agit de dossiers jugés, pour lesquels ne joue plus le
principe d'opportunité. Là encore, une plus grande concertation
entre le Parquet d'une part, les juges d'application des peines et les
trésoriers payeurs généraux d'autre part doit permettre de
trouver des solutions et d'éviter tout retard dans le
déroulement du processus pénal.
•
Entre le Parquet et les autres partenaires officiels
responsables de la lutte contre la délinquance
Les grandes lignes de l'action publique sont définies par le Garde des
Sceaux et ont vocation à être reprises au niveau local par les
Parquets. Pour autant, ces derniers n'ont pas le monopole de la politique
pénale. Le ministère de l'Intérieur, le ministère
de la Défense, le ministère des Affaires sociales, le
ministère de l'Environnement, le ministère de l'Economie et des
Finances etc. développent également une politique pénale
pour les secteurs dont ils ont la charge. Une étroite coopération
est donc nécessaire avec le Parquet pour éviter
l'élaboration de politiques divergentes.
Cette coopération est particulièrement nécessaire
entre la Chancellerie d'une part et les ministères de l'Intérieur
et de la Défense
d'autre part. En effet, le code de la
procédure pénale prévoit que la police judiciaire est
exercée sous la direction du procureur de la République. Mais
elle est également soumise à la tutelle hiérarchique des
ministères de
l'Intérieur et de la Défense
. Cette
double tutelle peut remettre en cause le bon fonctionnement des missions et des
enquêtes de police par l'intervention du ministère de
l'Intérieur
, via l'autorité hiérarchique qu'il
exerce sur l'ensemble des membres de la police
15(
*
)
.
Maintien de l'ordre et police judiciaire
Confrontation sur le terrain
A
plusieurs reprises, à l'occasion d'actions de maintien et de
rétablissement de l'ordre des préfets et des procureurs, ont
été confrontées à la difficulté
suivante : lorsqu'une manifestation dégénère, lorsque
des voitures brûlent, lorsque des installations ferroviaires sont
saccagées, faut-il privilégier le maintien de l'ordre ou la
constatation des infractions et l'arrestation de leurs auteurs ?
Cette question se pose car ces deux actions, en obéissant à des
logiques différentes et en étant exercées par deux
autorités distinctes, peuvent être antagonistes.
Lorsqu'il y a violence sur les personnes et dégradations de biens, le
procureur de la République a le devoir de mettre en mouvement l'action
publique, donc de "poursuivre" afin de ne pas laisser sans suite judiciaire ce
type de délinquance. Toutefois, privilégier la constatation des
infractions, l'arrestation des auteurs et la poursuite de ces derniers devant
les juridictions pénales sans tenir compte de l'ambiance régnant
sur les lieux du drame peut nuire au maintien de l'ordre public.
En effet, les esprits sont "échauffés", surtout lorsque le
délit est imputable à un membre d'une bande et qu'en
conséquence, l'esprit de solidarité joue en faveur du
délinquant. L'arrestation de ce dernier alors que la tension avec les
forces de l'ordre reste forte peut provoquer des réactions violentes de
la part de certains jeunes.
Le préfet, lui, est responsable du maintien et du rétablissement
de l'ordre public. Toutefois, privilégier le retour au calme, notamment
en renonçant temporairement à l'arrestation des
délinquants, peut provoquer un sentiment d'injustice chez la victime et
ses proches et risque d'être considéré comme du laxisme par
l'opinion publique.
Il existe donc bien un risque potentiel d'affrontement entre la logique de
l'action publique et celle du rétablissement de l'ordre, risque encore
accru par le fait que chacune de ces logiques est exercée par une
autorité distincte, respectivement le procureur de la République
et le préfet.
Or, l'absence d'un arbitrage extérieur ou d'une coopération
suffisante entre les deux représentants de l'Etat, tous deux
détenteurs d'une partie du pouvoir régalien, à savoir la
police judiciaire d'une part et la police administrative d'autre part, conduit
à des tensions qui sont ressenties par l'opinion publique à
travers une couverture médiatique souvent excessive comme autant de
dysfonctionnements de l'Etat, jugé incapable de faire face à ce
genre de situation.
Pourtant, des solutions existent, mais elles exigent auparavant de mettre fin
à l'ambiguïté des relations entre les préfets et les
procureurs de la République afin d'assurer le bon fonctionnement des
institutions et le respect de l'Etat de droit.
A cet égard, votre rapporteur a proposé à plusieurs
reprises de créer une mission d'information ou une commission
d'enquête sur ce sujet.
En outre, il est impératif de rappeler que la logique d'un
ministère ne doit jamais prévaloir sur la logique de l'Etat.
Ainsi, le maintien de l'ordre public doit être une
priorité
. En effet, l'arrestation et la poursuite de
délinquants ne peuvent s'effectuer correctement dans une situation
troublée, susceptible d'engendrer des réactions intempestives et
donc contraires à l'idéal de justice.
Le Gouvernement, conscient des difficultés de coordination
interministérielle dans le domaine de la sécurité
intérieure, vient de créer un conseil national de la
sécurité intérieure. Toutefois, il est urgent d'instaurer
une structure départementale de crise performante et
opérationnelle pour traiter de manière efficace les
problèmes actuels de la délinquance urbaine qui menace
dangereusement la cohésion du pays.
Votre rapporteur souhaite également insister sur la
nécessité de mettre fin à l'édulcoration des termes
servant à désigner les infractions. En effet, l'absence de
qualification précise des infractions a deux effets pervers : d'une
part, il n'existe plus de démarcation nette entre ce qui est
autorisé et ce qui est interdit par la loi et, d'autre part, les peines
infligées aux délinquants ne peuvent plus remplir leur double
rôle de sanction et de prise de conscience par ces derniers de leur
action.
Ce risque d'interférence est d'autant plus grand que les logiques des
deux ministères sont différentes. La Chancellerie, à
travers le procureur, va s'attacher à faire avancer l'affaire et
à trouver le plus rapidement possible les auteurs de l'infraction. Le
ministère de l'Intérieur, via le directeur départemental
de la sécurité publique, va se soucier du maintien ou, le cas
échéant, du rétablissement de l'ordre. Or, ces deux
logiques peuvent être antagonistes : dans certaines affaires,
notamment celles qui impliquent plusieurs habitants d'une cité à
problèmes, alors que le souci d'arrêter les auteurs des
méfaits incite à une action rapide de la police, la
volonté d'éviter une poussée de la violence incite
à attendre le retour au calme pour intervenir et arrêter les
suspects. Les actions doivent donc être coordonnées pour
éviter les erreurs.
Par ailleurs, les maires, ainsi que leurs adjoints, en tant qu'officiers de
police judiciaire en application de l'article 16-1
er
du code de
procédure pénale, sont directement concernés par le
développement de la délinquance puisque c'est en grande partie
sur leur capacité à l'enrayer que les citoyens les jugent. Ils
ont donc intérêt à travailler en concertation avec le
Parquet ainsi qu'avec les services de police et de gendarmerie. Pourtant, leur
attitude vis-à-vis des magistrats (et parfois vice-versa) est
plutôt ambiguë, mélange d'attentes très fortes et de
méfiance. Il paraît donc indispensable de développer les
contacts entre élus, magistrats, forces de police et de gendarmerie pour
éviter les malentendus réciproques et renforcer leur
coopération.
Les initiatives locales
Une
meilleure coopération avec les maires est possible. Des initiatives
locales qui mériteraient d'être mieux connues le prouvent.
Ainsi, dans le Val d'Oise, à l'initiative du procureur de la
République de Pontoise, un secrétariat permanent chargé
des relations avec les élus locaux avait été mis en place.
Cinq zones de délinquance avaient été
délimitées et le procureur réunissait une fois par
trimestre les maires des communes les plus importantes pour examiner avec eux
la situation de la délinquance dans la zone considérée.
Cette initiative intéressante n'a pas été poursuivie
faute de moyens, alors qu'elle aurait dû susciter l'intérêt
de la Chancellerie.
Dans le Haut-Rhin, à la suite notamment des critiques formulées
par certains maires au cours de la campagne électorale
sénatoriale de 1995, le commandant du groupement de gendarmerie a
proposé au préfet un dispositif de concertation permanent. Ont
ainsi été expérimentées des structures de
prévention de la délinquance en zone gendarmerie à un
double niveau :
- la création de groupes de prévention dans chaque
circonscription de brigade de gendarmerie réunissant le conseiller
général, les maires, le commandant de compagnie et de la brigade
de gendarmerie territorialement compétent ;
- l'instauration de conseils de prévention compétents pour une
zone adaptée à l'organisation territoriale de la gendarmerie qui
réunissent autour du sous-préfet, le procureur, les
parlementaires, les conseillers généraux, etc...
16(
*
)
Enfin, les Parquets ont intérêt à associer les associations
d'aide aux victimes à leur travail pour améliorer la prise en
charge de la victime et utiliser de manière accrue les solutions
alternatives au procès.
L'efficacité du traitement en temps réel repose donc sur une
étroite concertation entre tous les acteurs de la chaîne
pénale.
Or, votre rapporteur a pu constater que la concertation entre les
différents services de l'Etat faisait parfois défaut. En outre,
des conflits de personnes peuvent ruiner toute tentative d'une meilleure
synergie entre les services.
Ainsi, votre rapporteur a pu relever que les rapports entre le Parquet d'une
part et les policiers et les gendarmes d'autre part ressemblaient parfois plus
à des
relations de féodalité
qu'à des
relations fondées sur la coopération et la transparence. Certains
policiers et certains gendarmes se sont plaints de
l'absence de
lisibilité de la politique pénale
des Parquets et de
l'absence de concertation pour développer une stratégie de lutte
contre la délinquance
. Ils ont par ailleurs regretté
l'absence de retour d'informations sur le devenir des procédures
transmises aux Parquets
. Ils ont également souligné certains
dysfonctionnements dans la gestion et le suivi des affaires. Certains Parquets
renvoient ainsi les particuliers au commissariat pour retrouver le
numéro du procès-verbal de leurs affaires !
Certes, ces dysfonctionnements ne doivent pas être
généralisés, mais ils montrent les obstacles
psychologiques auxquels se heurtent les tentatives d'une plus grande
coopération entre les Parquets et la police ainsi que la gendarmerie. En
effet, celle-ci ne peut être efficace que si le Parquet accepte de revoir
ses relations avec ces derniers dans le sens d'une plus grande transparence et
réciproquement. Cela implique que le Parquet informe la police et la
gendarmerie des grandes lignes de sa politique pénale et, notamment, du
devenir des procédures qui leur ont été transmises.
A cet égard, votre rapporteur ne peut qu'encourager cette tendance dans
la mesure où le Parquet est un service de l'Etat dont le pouvoir
d'opportunité ne doit pas le conduire à être au-dessus de
tout contrôle.
De mauvaises relations entre le Parquet et le Siège peuvent
également paralyser la procédure du traitement en temps
réel
. En effet, si le Président du tribunal refuse de fixer
un nombre d'audiences suffisant, les délais de jugement s'accumuleront
et feront perdre tout son intérêt au traitement en temps
réel pour les affaires qui doivent être jugées. Or, cette
" capacité de nuisance " est utilisée par certains
présidents qui estiment avoir un droit de regard sur la politique
pénale et sont opposés à celle pratiquée par le
Parquet.
Votre rapporteur ne peut que déplorer ces situations. Il
s'étonne en outre que, lorsque la paralysie de la procédure
pénale est liée à la personnalité d'un magistrat,
la Chancellerie soit très réticente à invoquer
l'intérêt du service pour mettre un terme à cette
situation, notamment par la mutation du magistrat responsable du
dysfonctionnement.
Notes d'ambiance
Les
relations sont souvent complexes, parfois difficiles mais aussi ambiguës
entre les services de police judiciaire et les Parquets."
Il est difficile de mesurer la réalité que recouvrent certaines
critiques voilées des uns envers les autres. Cependant, il nous est
apparu nécessaire de les relever afin de les porter à la
connaissance des autorités compétentes pour qu'elles puissent
mesurer le contenu et l'ampleur des observations entendues trop souvent au
cours des visites, rencontres et entretiens.
Ces remarques reflètent une certaine incompréhension entre les
différents services de l'Etat chargés de la lutte contre la
délinquance et nuisent à la solidité, donc à
l'efficacité de l'ensemble de la chaîne pénale.
Voici
quelques exemples de propos recueillis au cours d'entretiens :
"On pourrait récupérer les jeunes si on leur faisait payer la
facture tout de suite."
"Nous sommes en première ligne, nous devons tenter d'expliquer la
réponse judiciaire ou la non réponse, recevoir en direct
l'incompréhension des victimes, voire leur révolte."
"La banalisation de la délinquance crée un sentiment
d'insécurité."
"Il y a une disproportion entre les pénalités théoriques
attachées à certaines infractions, par exemple le vol, les
agressions, etc. et ce qui se passe réellement au moment de la
condamnation. Les gens ne comprennent pas."
"Trop de victimes ont le sentiment que le classement réel ou
supposé d'une infraction dont elles ont été victimes est
scandaleux, inadmissible alors que lorsqu'elles sont prises pour défaut
de ceinture ou stationnement interdit, souvent par le même gendarme qui
leur a notifié le classement, elles sont immédiatement et sans
discussion sanctionnées."
"Les gens ont le sentiment que les procédures en matière de
police de la route visant les honnêtes gens sont, elles, suivies d'effets
alors que les petits voyous courent toujours."
"Pour les parents des jeunes délinquants, l'argent, c'est la valeur de
base de notre société, c'est là qu'il faut frapper."
"On nous qualifie d'auxiliaires de justice, nous sommes parfois traités
comme des bonnes à tout faire, voire même des supplétifs."
"Il arrive parfois que les relations avec certains procureurs ou substituts
soient de nature féodale."
"La victime veut toujours savoir à quoi sert la paperasserie et ce qui
va se passer."
"Les Parquets ne dialoguent pas assez avec nous ou pas du tout pour la mise en
place du temps réel, pour l'évaluation, pour l'évolution
et l'amélioration du système actuel."
"Le temps réel est une charge supplémentaire, un
véritable transfert de charges du budget de la Justice au budget de
l'Intérieur ou à celui de la Défense."
"Le temps consacré par les gendarmes à la procédure du
traitement en temps réel est important, sans compter les
responsabilités supplémentaires, par exemple la rédaction
d'une convocation par officier de police judiciaire peut prendre entre un quart
d'heure et une demi-heure."
"Nous n'avons jamais de la part des magistrats de retour sur le devenir de
notre travail."
"Nous ne savons pas ce que deviennent nos procédures, d'où le
sentiment que nous avons fait notre travail, mais que les délinquants
restent impunis".
"Les réunions d'officiers de police judiciaire organisées par
les procureurs sont trop souvent formelles, à base de recadrages et
remontrances, sans véritable souci de dialogue".
"Il est parfois difficile de joindre certains Parquets à certaines
heures : téléphone encombré, attente parfois longue,
pas de permanence le midi, mauvais accueil de certains substituts
dérangés la nuit alors qu'ils sont de permanence".
"On met la victime dans un système de médiation où elle
se retrouve parfois dans la situation d'accusé".
"Les maisons de justice sont ressenties par certaines victimes comme des
parodies de justice".
"Nous n'avons pas toujours connaissance de la politique pénale du
Parquet".
"Il est impensable, pour certains "parquetiers", d'expliquer, ne serait-ce que
par souci pédagogique, certains classements. Ce serait, pour eux,
remettre en cause l'indépendance dont ils sont bardés".