b) La fragilisation du statut de l'expert
Face
à un génie génétique qui fait parfois peur,
l'expertise scientifique ne dispose plus, aux yeux de l'opinion, d'une
crédibilité suffisante pour constituer une réponse :
elle est soupçonnée d'irresponsabilité, d'imprudence,
voire de manque d'indépendance par rapport aux intérêts
économiques. En un mot : elle est parfois discréditée
aux yeux du grand public.
Pourtant, signe des temps et de l'impuissance des politiques, les consultations
d'experts n'ont jamais été aussi nombreuses ! En France ou
à Bruxelles, les comités se multiplient, les demandes d'avis
abondent et se superposent, aboutissant d'ailleurs aux mêmes
évaluations. Quel paradoxe !
Cette attitude de défiance, fréquente dans l'opinion
européenne, contraste fortement avec la confiance dont jouissent les
agences d'évaluation scientifique dans un pays comme les Etats-Unis.
Elle résulte de la survenue, ces dernières années, de
plusieurs tragédies (sans aucun rapport entre elles ni avec les
biotechnologies) : la transfusion sanguine, l'hormone de croissance
contaminée, l'amiante et l'encéphalopathie spongiforme bovine,
qui ont entamé la confiance du public dans les systèmes
d'évaluation scientifique des risques et des prises de décision
collectifs.
c) Le rôle de l'alimentation dans la culture européenne
Au-delà de la méfiance vis-à-vis de la
science,
le statut particulier de l'alimentation en Europe est une autre donnée
qui contribue à expliquer l'accueil mitigé des biotechnologies.
Les sociologues de l'alimentation ont mis en évidence l'existence, dans
toutes les civilisations, du principe dit " d'incorporation " qui
explique les interdits et les habitudes alimentaires. Ce principe est à
peu près le suivant : en ingérant un aliment, on s'identifie
à lui par l'incorporation de ses valeurs symboliques. En
conséquence, les habitudes alimentaires découlent non seulement
de la valeur nutritionnelle et de la saveur des aliments, mais aussi de la
représentation de ces différents aliments dans l'imaginaire
collectif.
Par exemple, la différence de consommation d'insectes, de rongeurs ou de
tortues de par le monde s'expliquerait par les différences de symboles
attachés à ces animaux.
Si l'approche affective, symbolique, de l'alimentation existe donc dans toutes
les cultures, il semble qu'elle soit plus présente dans certaines. Des
études montrent que les pays européens, en particulier,
accorderaient davantage d'importance que le reste de la planète à
la dimension culturelle, gustative et culinaire de l'alimentation plutôt
qu'à ses seules qualités nutritionnelles.
Ainsi, une étude d'opinion portant sur de petits groupes de
consommateurs français a mis en évidence l'existence d'une
" barrière " entre l'aliment et le médicament bien plus
étanche que dans d'autres pays, soulignant ainsi le statut très
particulier de l'alimentation.
Cette analyse est confortée par la différence de perception, par
l'opinion européenne, des applications du génie
génétique : en ce qui concerne la santé
(thérapies géniques, production de médicaments...), les
biotechnologies bénéficient d'une bonne acceptation (qu'on pense
aux fonds collectés, en France, par le Téléthon) ; en
revanche, les aliments transgéniques sont appréciés tout
autrement.