I. LES PROBLÈMES HUMAINS OU L'IGNORANCE MUTUELLE
Notre pays a connu au cours des 150 dernières
années un véritable bouleversement social puisque sa population
rurale a fortement diminué au profit de la population urbaine. Bertrand
Hervieu et Jean Viar dénomment ce phénomène "
le
triomphe de l'urbanité
"
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)
.
Or, malgré la rapidité du phénomène, la France
n'abandonne qu'avec difficulté les us, les coutumes et les
mentalités d'une civilisation rurale tri-millénaire pour passer
à une culture urbaine et suburbaine dominante, mais aux
références encore mal définies. Comme le relèvent
les auteurs précités : "
la ligne de partage
millénaire construite entre la mobilité hasardeuse de la ville et
l'hyper-sédentarité sécurisante de la ruralité
paraît être effacée. [...] La mobilité urbaine a
saisi l'ensemble des territoires et des terroirs où qu'ils soient
situés, bousculant le scénario imaginaire qui avait
été construit pour organiser ces espaces et les relations
sociales et identitaires qui y prévalaient. [ ...] Le lointain et le
proche se sont télescopés au moment même où notre
mobilité change les échelles spatiales de nos vies quotidiennes.
C'est pourquoi l'unité fondamentale de notre territoire collectif est
aujourd'hui le paysage. "
8(
*
)
Interrogés en 1994 par l'Institut CSA dans le cadre d'un sondage
réalisé pour le centre d'études de la vie politique
française, 69 % des personnes indiquaient que le terme de
" campagne " leur évoquait des paysages. Seuls 28 % d'entre
elles songeaient tout d'abord à son utilisation par les activités
agricoles ! C'est dire le fossé qui se creuse dans la
représentation collective de la " nature " entre une
réalité économique et une image quelque peu
surannée.
On constate symétriquement que nos concitoyens ne se représentent
pas clairement la nouvelle réalité périurbaine. Ils
gardent à l'esprit une conception paysagère et bucolique de
l'espace rural à laquelle ils opposent l'image de la ville, sans pour
autant prendre conscience du troisième lieu, intermédiaire entre
l'un et l'autre, que constitue le monde périurbain.
Ceci explique pour partie les tensions sociales qui apparaissent le plus
souvent dans les zones de contact entre la ville et la campagne. A
côté de populations mobiles et diverses, parfois installées
récemment pour jouir de la " campagne " et qui travaillent
souvent en ville, résident des exploitants agricoles qui
considèrent l'espace périurbain non pas comme un musée ou
une base de loisirs mais comme leur outil de travail, support essentiel d'une
activité professionnelle souvent mal connue des nouveaux arrivants.
De nombreuses personnalités l'ont souligné à l'occasion
des auditions auxquelles a procédé votre rapporteur : les
agriculteurs éprouvent des difficultés croissantes à faire
entendre leur voix dans les communes " rurbanisées ". Ce
phénomène provient de la diminution de leur effectif. Ils ne
représentent plus, selon la SEGESA, que 3,3 % de la population
périurbaine. Comme les agriculteurs constituent désormais une
minorité numérique, -il n'est pas rare de compter les
exploitations existantes dans une commune sur les doigts d'une seule main- il
ne sont plus représentés au conseil municipal, si bien que leurs
besoins spécifiques sont ignorés ou déformés.
S'ils connaissent mal les us et coutumes du monde rural, les habitants des
zones périurbaines ne se reconnaissent pas davantage dans la ville
contemporaine. Nombre d'entre eux rejettent les quartiers
périphériques qui représentent trop souvent la forme la
plus laide de l'urbanisme citadin. Comme l'observait un interlocuteur de votre
rapporteur, un
rempart invisible
, une
impalpable muraille
,
s'élèvent entre les quartiers excentrés des villes
-spécialement les quartiers en difficulté- et les zones
périurbaines qui les environnent.
Il est révélateur que dans certaines agglomérations, la
majorité des habitants des quartiers périphériques ne se
rendent que rarement en centre-ville et qu'un nombre plus grand encore d'entre
eux ne mettent jamais les pieds dans les campagnes environnantes. C'est ainsi
par exemple qu'un intervenant du colloque organisé par la commune de
Bouguenais sur le thème de la " ville fertile " en
octobre 1996,
soulignait qu'environ 40 % des jeunes des
cités en difficultés
de l'agglomération nantaise
ne
se rendaient jamais ni en centre ville, ni dans la proche campagne
!
L'espace périurbain constitue aussi le cadre de vie de nombreuses
populations atteintes par l'exclusion, lesquelles ressentent parfois comme une
violence l'exhibition tapageuse des panneaux publicitaires qui vantent des
produits que les habitants des quartiers en difficulté ne peuvent pas
acquérir. Dans ces conditions, les objectifs des politiques
urbanistiques et commerciales rejoignent les préoccupations des
politiques sociales et d'intégration urbaine. Les habitants des
quartiers périphériques en difficulté, " des zones
urbaines sensibles périurbaines " qui existent aussi bien à
Meaux et à Mulhouse qu'à Trélazé
sont donc
doublement exclus
: de la ville et de la campagne !
Quant aux habitants des espaces ruraux voisins des villes, ils craignent
l'avancée du front urbain. Dès lors, tous les moyens sont bons
pour la contenir : il est frappant, à cet égard, de
constater que la constitution des " pays " consécutive
à l'adoption de la loi n°95-115 d'orientation pour
l'aménagement et le développement du territoire du 4
février 1995 a parfois été localement envisagée
comme le moyen de dresser un barrage contre l'extension de la ville. Comme le
relevait, en décembre 1996, le rapport de mission de la DATAR sur la
politique des pays : "
Plus de 10 % des pays sont
confrontés au phénomène de la péri-urbanité.
Leurs objectifs consistent d'une part à maîtriser cette tendance
caractérisée par une grande croissance démographique, une
forte pression foncière, une modification de l'identité du
territoire et de manière générale un bouleversement du
cadre de vie et d'autre part à jouer sur les potentialités
économiques
".
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*
)
Cette situation provient, pour partie, des relations parfois conflictuelles
qu'entretiennent les habitants des villes et ceux de la campagne.
L'agriculture périurbaine est, plus que l'agriculture située en
zone rurale, victime de déprédations. Ceci est
spécialement vrai à proximité des zones urbaines
sensibles. C'est ainsi, par exemple, que les arboriculteurs ou les
maraîchers d'Ile-de-France sont victimes de dommages et de vols qui
grèvent lourdement leur rentabilité. Ces vols représentent
parfois un quart de la récolte ! Il est superflu d'indiquer qu'à
de tels niveaux, les vols et déprédations absorbent
l'intégralité du bénéfice attendu. Sans tomber dans
la caricature des plaintes pour cause de Chanteclercq, on pourrait
évoquer aussi les relations parfois tendues entre agriculteurs et
habitants lors des moissons (poussière, bruit des machines le soir) ou
au printemps lors des traitements phytosanitaires.
Des mesures spécifiques d'allégement de la fiscalité et
des charges sociales sur les entreprises installées dans les
zones
franches urbaines
(ZFU) ont été prises pour compenser les
difficultés liées à leur implantation, notamment à
l'occasion du Pacte de relance pour la ville.
Ainsi dans les ZFU, le Pacte a prévu une exonération de plein
droit de la taxe professionnelle, de l'impôt sur les
bénéfices, de la taxe foncière et des cotisations
patronales de sécurité sociale. Il a également
institué dans les Zones de redynamisation urbaine (ZRU) une extension de
plein droit de l'exonération de taxe professionnelle applicable aux
établissements existants, afin de venir en aide aux entreprises qui,
contre vents et marées, se sont maintenues dans les quartiers. Or, aucun
dispositif similaire n'existe en faveur de l'agriculture périurbaine qui
jouxte ces mêmes quartiers, alors même que cette dernière
rencontre souvent les mêmes difficultés que les entreprises ainsi
aidées et joue un rôle économique social et paysager majeur.