2. Réexaminer le problème des évaluations foncières
La politique foncière des communes se heurte au
coût élevé des terrains situés en zone
périurbaine. Au cours des auditions auxquelles il a
procédé, votre rapporteur a constaté que de nombreux
élus locaux estimaient excessives
les évaluations
effectuées en cas d'exercice, par une collectivité publique,
de son droit de préemption.
Or,
le coût du foncier est le " noeud gordien " de toute
politique de gestion des espaces périurbains.
En effet,
il est
vain de croire que l'agriculture puisse subsister ou que les communes soient en
mesure d'acheter des terrains pour y réaliser des équipements si
le coût du foncier atteint, comme c'est fréquemment le cas des
prix -déconnectés de toute valorisation par l'agriculture- que
votre rapporteur n'hésitera pas à qualifier d'astronomiques, eu
égard aux caractéristiques des biens auxquels ils
s'appliquent
.
En la matière, les évaluations du service des domaines et celles
du juge de l'expropriation jouent un rôle essentiel en tant que
références, bien qu'elles portent, en pratique, sur un nombre
limité de cas d'espèce.
Après avoir rappelé l'économie générale des
dispositions normatives qui régissent l'évaluation des biens
expropriés votre rapporteur présentera quelques pistes de
réflexion de nature à clarifier la fixation des
évaluations foncières.
a) L'article L.13-15 du code l'expropriation
L'article L.13-15 du code de l'expropriation tend
à concilier le
respect de la propriété privée
et la détermination d'une indemnité équitable avec la
nécessité de
fixer un prix qui ne prenne pas en compte des
opérations spéculatives
et qui serait préjudiciable
aux finances publiques.
Selon le " I " de cet article, les biens sont estimés par le
juge de l'expropriation :
"
à la date de la décision de première instance
[...] "
Seul étant pris en considération "
l'usage effectif des
immeubles et droits réels immobiliers un an avant l'ouverture de
l'enquête d'utilité publique
".
Le texte précise en outre explicitement que : "
quelle que
soit la nature des biens, il ne pourra être tenu compte [...] des
changements de valeur subis depuis cette date de référence s'il
ont été provoqués :
- par l'annonce des travaux ou opérations dont la
déclaration d'utilité publique est demandée ;
- par la perspective de modifications aux règles d'utilisation des
sols ;
- par la réalisation dans les trois années
précédant l'enquête publique de travaux publics dans
l'agglomération où est situé l'immeuble. "
Le " II " du même article précise les
éléments qui permettent de reconnaître la qualité de
" terrain à bâtir " :
" aux terrains qui un an avant l'enquête d'utilité
publique [...] sont, quelle que soit leur utilisation, tout à la
fois :
a) effectivement
desservis par une voie d'accès
, un
réseau électrique
, un
réseau d'eau potable
,
et dans la mesure où les règles relatives à l'urbanisme et
à la santé publique l'exigent pour construire sur ces terrains un
réseau d'assainissement
[...]
b)
situés dans un secteur désigné comme
constructible
par un POS rendu public ou par un document d'urbanisme en
tenant lieu [...] "
Le même texte précise que :
" Les terrains qui, à l'une des dates indiquées
ci-dessus, ne remplissent pas ces conditions sont évalués en
fonction de leur seul usage effectif [...] "
Bien que ce texte interdise clairement de reconnaître le statut de
terrain à bâtir à un bien foncier qui ne répondrait
pas aux conditions énumérées ci-dessus, le juge en a fait
une interprétation audacieuse qui revient à le vider, au fil de
la jurisprudence, de sa substance.
b) Les excès jurisprudentiels
Lors de l'évaluation d'un terrain en vue d'une
expropriation, il s'agit donc de savoir si l'on ne prend en compte que sa
valeur agricole ou si l'on y intègre des éléments
traduisant une possible urbanisation.
La jurisprudence avait initialement jugé, en appliquant strictement
l'article L.13-15 du code de l'expropriation, qu'un terrain affecté
à un usage agricole à la date de référence (un an
avant l'ouverture de l'enquête publique) devait être
évalué comme tel, même s'il était susceptible d'une
urbanisation dans le futur, à cause de son classement en zone NA. Le
juge refusait dans tous les cas de prendre en compte, par anticipation, la
valeur future du terrain.
Mais, la Cour d'appel de Paris, puis la Cour de Cassation, sont partiellement
revenues sur cette position au début des années 1990,
confirmant une évolution de la jurisprudence protectrice des
intérêts privés et ce, malgré la position contraire
adoptée par le législateur.
Dans un arrêt "
Consorts Vigoureux contre SNCF "
du 1er décembre 1993, la Cour de Cassation a
confirmé un arrêt de la Cour d'Appel de Paris qui, en
s'éloignant du texte même de l'article L.13-15 du code de
l'expropriation, a créé ex-nihilo la catégorie des
terrains en situation "
hautement
privilégiée
", lesquels, bien qu'affectés
à un usage agricole, sont évalués bien plus cher que les
terres agricoles.
Dans l'espèce, " Consorts Vigoureux " alors que l'usage
effectif des terrains était à caractère agricole à
la date de référence, le juge judiciaire a estimé que ces
terrains étaient "
en secteur hautement
privilégié, ce qui excluait toute référence
purement agricole
".
Il existe ainsi, depuis lors, une catégorie intermédiaire entre
la terre " purement " agricole et les surfaces
" totalement " urbanisables, constituée par les
" terrains en situation privilégiée ".
Certes, la Cour d'appel de Paris et la Cour de Cassation ont sans nul doute
tenu compte des circonstances de l'espèce " Vigoureux "
puisque les terrains étaient dans ce cas précis :
- bien que classés en zone NC, affectés d'une
constructibilité limitée autorisant des constructions en rapport
avec l'activité agricole ou horticole ;
- mitoyens d'une route départementale dotée de certains
éléments de viabilité.
Ils n'étaient cependant pas " urbanisables " au strict sens de
l'article L. 13-15 du code de l'expropriation. Mais la
décision eut pour conséquence de
porter le prix de
l'évaluation de terrains affectés à un usage agricole
à 95 francs le mètre carré,
alors même que
la simple application des dispositions en vigueur aurait abouti à une
évaluation bien moins favorable aux propriétaires.
D'autres arrêts sont venus confirmer cette jurisprudence, dont
l'application conduit à évaluer des terrains très
au-dessus du prix de la terre agricole. Le tableau ci-dessous montre les
écarts très élevés des évaluations
judiciaires par rapport aux évaluations des services des domaines, pour
des terrains " hautement privilégiés ".
TERRAINS SITUÉS EN ZONE PÉRIURBAINE
ANALYSE
DES ARRÊTS AU REGARD DES ÉCARTS ENTRE LES PRIX OFFERTS PAR LE
DOMAINE ET LES PRIX RETENUS PAR LES COURS D'APPEL
(DE 1994 À 1997)
COMMUNE ET SURFACE
|
ZONE |
OFFRE |
1er JUGE |
APPEL |
Ecarts (Appels/
|
COLLEGIEN (77) |
|
|
|
|
|
4 990 |
NA |
10 F |
70 F |
70 F |
600 % |
410 |
NA |
6 F 80 |
40 F |
40 F |
488 % |
3 310 |
NA |
8 F |
60 F |
60 F |
650 % |
4 250 |
NA |
10 F |
70 F |
70 F |
600 % |
11 530 |
NA |
10 F |
80 F |
80 F |
700 % |
890 |
NA |
6 F 80 |
60 F |
60 F |
782 % |
LIMOURS (91) |
|
|
|
|
|
5 433 |
NA |
85 F |
150 F |
130 F |
53 % |
5 250 |
NA |
80 F |
160 F |
85 F |
6,25 % |
10 565 |
NA |
85 F |
160 F |
160 F |
88 % |
MASSY (91) |
|
|
|
|
|
6 872 |
NC |
30 F |
30 F |
60 F |
100 % |
MONTEREAU FAULT YONNE (77) |
|
|
|
|
|
10 876 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
430 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
19 323 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
630 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
8 083 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
320 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
1 003 |
NC |
10 F |
45 F |
45 F |
350 % |
ROSNY SOUS BOIS (93) |
|
|
|
|
|
1 907 |
NA |
220 F |
250 F |
280 F |
27,27 % |
SAINT FARGEAU PONTHIERRY (77) |
|
|
|
|
|
4 904 |
NA |
20 F |
42 F |
38 F |
90 % |
1 231 |
NA |
20 F |
42 F |
38 F |
90 % |
7 428 |
NA |
42 F |
38 F |
38 F |
90 % |
11 204 |
NA |
20 F |
42 F |
38 F |
90 % |
(Source : ministère du Budget, service des
domaines)
A n'en pas douter, selon votre rapporteur,
seule une intervention du
législateur permettrait de mettre fin à cette situation.
Cette intervention est
d'autant plus souhaitable que l'évaluation
à laquelle procède le juge de l'expropriation sert
elle-même de référence à d'autres évaluations
par le service des domaines. Elle est
d'autant plus urgente que les prix
atteints à la suite d'évaluations excessives rendent très
difficile tout achat de terres par les collectivités publiques, et donc
à terme le maintien de " ceintures vertes " agricoles, tout en
favorisant l'enrichissement sans cause des propriétaires.