B. LA POLITIQUE DES DÉCHETS TFA DEVRA ENCORE S'AFFINER AVEC EXPÉRIENCE

Je veux immédiatement préciser que cette appréciation plutôt prudente ne signifie aucunement un désaveu des options retenues par la DSIN dans le processus difficile qu'elle a engagé... bien au contraire. Débloquer une situation confuse nécessite toujours plus d'imagination que gérer la routine et expose d'une part à des incompréhensions parfois profondes (sincères ou feintes...), d'autre part à des approximations qui obligent à des « réglages fins » dans des phases ultérieures.

1. CERTAINS PRINCIPES PRÉCONISES PAR LA DSIN DEVRONT ÊTRE RAPIDEMENT PRÉCISES

En matière de déchets TFA la DSIN a fondé la légitimité de sa démarche d'une part sur la sensibilité sociologique extrême du sujet, qui rendait impossible toute solution techniquement mal « bordée », d'autre part sur la nécessaire cohérence qui doit animer l'ensemble des dispositifs de gestion des résidus issus des installations nucléaires. Cette cohérence doit être réaffirmée afin d'éviter les dérives tendant à réintroduire de façon détournée ces « seuils universels de décontrôle » normalement bannis du discours officiel.

1.1 La gestion des déchets TFA contribue à la cohérence globale de la gestion de ses résidus par l'industrie nucléaire

Que chacun souhaite la maximum de cohérence ne fait aucun doute. Les discours des uns et des autres montrent cependant que le contenu de la cohérence en question peut (ou pouvait...) ne pas être identique pour tous les acteurs. En particulier le débat persistant sur la place à accorder à l'impact sanitaire des déchets TFA dans la définition des modes de gestion de ces déchets montre que toutes les ambiguïtés n'ont pas disparu.

1.1.1 La même rigueur doit être appliquée à tous les résidus des installations nucléaires

Ce principe semble couler de source. Il est pourtant battu en brèche par tous ceux qui, hier ou aujourd'hui, continuer de mener le combat pour l'instauration de « seuils universels de décontrôle » (appelés encore seuils de libération ou de façon plus impropre seuils d'exemption). Rappelons que cette notion controversée recouvre la possibilité, pour le producteur de déchets, de ne pas faire état d'un déchet - de sa production mais surtout de son devenir - auprès de l'administration de contrôle dès lors que les caractéristiques physiques de ce déchet (généralement la radioactivité massique) sont inférieures à un seuil, déterminé de façon universelle dans la réglementation.

L'ambiguïté des textes réglementaires actuels avait conduit les producteurs de déchets à considérer que les valeurs de 100 Bq/g (pour les radionucléides artificiels) et 500 Bq/g (pour les radionucléides naturels) - inscrites dans le décret modifié n° 66-450 du 20 juin 1966- étaient des seuils universels de décontrôle qui les dispensaient de toute déclaration à l'administration... et, pourquoi pas, au destinataire du déchet ! La conséquence concrète était par exemple l'adoption de certaines solutions d'élimination faisant appel à la mise en décharge « classique ».

Ce genre de pratiques aboutit ainsi à ouvrir la possibilité d'une dilution incontrôlée de radioactivité dans le domaine public, à la seule discrétion de l'exploitant nucléaire, ainsi qu'à la possibilité de « fraude au seuil » puisque l'ajout d'une pelletée de choses « pas très propres » au milieu d'une benne de déchets anodins peut maintenir la radioactivité moyenne de l'ensemble en-dessous du seuil de libération.

Cette dernière remarque rappelle que, sous des dehors très simples, la mise en place effective de seuils de libération ne dispensait pas de préciser des paramètres aussi importants que les modalités de détermination de l'activité massique du déchet (en moyenne ? dans quelles conditions d'homogénéité ? selon quels radioéléments ou quelles catégories de radioéléments ?). La simplicité apparente - et si séduisante pour les zélateurs de l'exemption - aurait pu rapidement se transformer en un réseau serré de conditions complémentaires qui, notons le au passage, auraient ainsi vidé la notion de libération de toute portée pratique...

Le débat qui a animé la scène publique - et également les précédents rapports cités de l'office parlementaire - sur l'existence dans la réglementation française actuelle de seuils de libération résulte d'une confusion historique - et largement partagée au plan international - entre les notions d'exemption et de libération (ou décontrôle).

Certaines activités humaines peuvent être dangereuses du fait des matières ou des procédés qu'elles mettent en jeu. Elles ont vocation à être placées sous un contrôle administratif qui garantira qu'un niveau acceptable de protection est assuré pour diverses catégories de personnes (travailleurs, public, usagers...) voire pour l'environnement. Il est cependant d'usage de considérer que, si les quantités de matières utilisées sont suffisamment faibles, le risque causé aux populations intéressées est minime en tout état de cause. L'activité est alors exemptée du contrôle administratif. L'autorité définit ainsi un seuil d'exemption qui commande l'entrée dans le régime de contrôle. C'est l'objet des seuils déterminés à l'article 3 du décret de 1966 précité : 100 Bq/g pour les substances radioactives artificielles, 500 Bq/g pour les substances radioactives naturelles.

On peut au demeurant estimer que, quelles que soient les quantités de matières mises en oeuvre, certaines activités humaines sont intrinsèquement dangereuses (cycle du combustible et utilisation de l'énergie nucléaire, inoculation de substances radioactives à l'homme...) et doivent de ce fait être placées automatiquement sous un régime de contrôle administratif. C'est le sens d'un autre alinéa de l'article 3 susmentionné "toutefois, et par dérogation aux dispositions ci-dessus [relatives aux seuils d'exemption] une autorisation préalable sera toujours nécessaire pour l'utilisation de substances radioactives à des fins médicales."

De son côté le seuil de décontrôle ou seuil de libération est le seuil au-dessous duquel une matière placée normalement sous un régime de contrôle administratif peut ultérieurement être libérée de celui-ci. Il s'agit donc d'un seuil « de sortie », dont la nature doit être clairement différenciée de celle du seuil d'exemption qui est un seuil d'entrée dans le régime de contrôle. Remarquons que, en soi, la notion de libération est peu compatible avec le principe même du contrôle administratif : dès lors que l'on a franchi le seuil d'exemption (à l'entrée) ou que l'activité considérée est intrinsèquement dangereuse, il n'y pas de raison logique pour qu'aucune des opérations effectuées dans le cadre de cette activité échappe au contrôle de l'autorité de protection.

Enfin, pour des raisons évidentes, la mise en place d'un seuil de sortie aurait surtout de l'intérêt pour la gestion de grandes quantités de matières, alors que la mise en place d'un seuil d'entrée vise essentiellement à ne pas « encombrer » l'autorité de protection par la surveillance de petites quantités de matières.

Comment s'appliquent ces considérations générales au cas particulier des substances intéressant la radioprotection ?

Une des règles de base de la radioprotection est que toute activité soumise au système de contrôle doit être fondée sur une autorisation. Ce principe est valable pour la construction et l'exploitation des installations nucléaires, il est aussi valable pour le rejet d'effluents radioactifs dans le milieu naturel. Il serait inconvenant qu'il ne soit plus valable pour les résidus solides issus de ces mêmes installations nucléaires.

Notons que l'obligation de détenir une autorisation vaut pour tous les rejets liquides et gazeux potentiellement radioactifs, quelle que soit leur radioactivité effective : il n'existe pas de seuil en deçà duquel un rejet liquide ou gazeux pourrait être exempté de toute obligation réglementaire. Notons également la portée de cette absence d'exemption :

- exploitant doit obtenir une autorisation générale de rejeter des effluents radioactifs dans des conditions précisées ;

- il n'a en revanche pas besoin (sauf cas prévu par l'autorisation générale) de demander d'autorisation particulière pour effectuer tel ou tel rejet à tel ou tel moment ;

- il doit assurer la traçabilité de ses actions en tenant à jour des registres ;

- il doit effectuer des contrôles et pouvoir toujours justifier que les conditions de l'autorisation ont été respectées.

La rigueur imposée aux effluents liquides ou gazeux est justifiée par le caractère irréversible de la dilution dans l'environnement. Cette rigueur repose sur deux actions : 1/ la modélisation des conséquences de cette dilution sur l'environnement et les personnes, dans le périmètre intéressant l'installation ; 2/ un double contrôle : à l'émissaire et dans l'environnement. Pour les déchets TFA l'instauration de seuils de libération supprimerait la possibilité de modéliser les impacts de façon précise et empêcherait de réaliser le deuxième contrôle - dans l'environnement - les exploitants étant tout prêts à se contenter du premier contrôle, à la sortie de leurs sites. Au contraire le concept de filière associé à celui de traçabilité permet de cerner les scénarios envisageables donc d'effectuer de véritables calculs d'impact.

1.1.2 L'importance qu'il faudra accordera l'impact sanitaire dans le processus décision doit être sérieusement étudiée

Il serait faux de conclure des paragraphes précédents que l'évaluation de l'impact sanitaire des filières TFA doit être l' alpha et l' oméga de la gestion de ces déchets. À l'évidence on ne peut pas se passer d'évaluer cet impact. C. DEVILLERS, directeur délégué chargé de la sûreté des déchets (IPSN), indiquait par exemple dans une intervention prononcée aux Assises de La Baule (septembre 1995) que d'après les études de scénarios d'impact de stockages effectuées notamment par la Commission de l'Union européenne, il est clair que de grandes quantités de substances dont la radioactivité est inférieure à 100 Bq/g ne peuvent pas toujours être négligées du point de vue de la radioprotection. Ceci montre, rétrospectivement, la prudence avec laquelle il aurait fallu' gérer la valeur de 100 Bq/g inscrite dans le décret de 1966...

De même de nombreux intervenants lors de l'audition du 16 novembre 1995 ont mis l'accent sur l'importance de l'évaluation de l'impact sanitaire des déchets TFA : F. ROLLINGER (CFDT) souhaitait ainsi souligner la nécessité d'orienter les ressources de la société vers les activités présentant les risques les plus élevés ; il était suivi en cela par R. MASSE, président de l'OPRI, qui estimait que "la règle doit être l'appréciation du risque sanitaire. Actuellement il y a un certain nombre de priorités qui ne sont pas là [sur les déchets TFA]. Si j'en juge par le bilan des expositions humaines, c'est l'irradiation naturelle et l'irradiation médicale à l'hôpital." Mme RIVASI déclarait être "d'accord avec la CFDT sur le fait que le premier problème est le problème sanitaire" et avoir participé "à plusieurs colloques où on nous présentait les déchets par catégorie, comme si cela n'avait pas d'impact sanitaire. Or une des bases est de savoir quel détriment la population française est prête à accepter si on banalise les déchets radioactifs ou même si on installe une décharge radioactive, sachant qu'au bout d'un certain nombre d'années on va [la] banaliser. Combien de cancers la population française est-elle prête à accepter sachant qu'une série de pratiques va être effectuée, dues à la banalisation des déchets radioactifs ? "

Il faut considérer avec circonspection un tel engouement. Tout d'abord parce que, comme le rappelait avec justesse C. DEVILLERS lors de l'audition du 16 novembre dernier, la sûreté d'un stockage de déchet ne doit pas uniquement être jugée à l'aune de la radioprotection : "Dans la conviction que l'on peut avoir qu'un stockage est sûr, il n'y a pas uniquement la vérification que les impacts sanitaires sont conformes aux normes de radioprotection. Il y a tout un travail en amont qui consiste à juger la qualité des différentes barrières qui sont mises en place, du soin qui est pris pour assurer de bonnes performances, de la surveillance de ces barrières. La vérification de l'impact sanitaire n'est que la partie émergée de l'iceberg. " Il est vrai que le risque n'est pas seulement radiologique. C. DEVILLERS indiquait ainsi que "la gestion ne sera pas, et de loin, dépendante de seuils ou de niveaux de radioactivité, mais de beaucoup d'autres facteurs puisque le risque chimique peut intervenir, ainsi que la forme et la provenance des déchets." Cette appréciation, formulée dans le cas particulier d'un stockage, peut en fait être généralisée à toutes les filières de gestion des déchets.

Le danger le plus important me paraît être la remise en cause des principes posés par la DSIN comme fondement de l'action, et la porte ouverte à des risques de dérive dans la frange des déchets TFA ayant les plus faibles activités massiques (ce que les divers intervenants au cours de l'audition ont joliment appelé les déchets "TT... TFA").

Qui pourra prétendre que l'impact sanitaire d'un certain mode de gestion pour les déchets TT...TFA est fondamentalement différent de l'impact sanitaire du même mode de gestion pour des déchets « pas TFA du tout » c'est-à-dire banals ? Une conclusion s'impose d'elle même : puisque les TT...TFA ne sont si différents des « pas TFA », pourquoi les gérer différemment ? pourquoi s'imposer des contraintes administratives, d'assurance qualité, de traçabilité... alors que le bénéfice sanitaire pour la population est quasi nul ? Les ressources gaspillées à cette surprotection inutile pourraient être employées à faire autrement le bonheur de la population... et d'abord celui de l'exploitant.

La gestion des déchets TFA ne pourra pas se passer d'une grille d'analyse multicritères, dont certes l'impact sanitaire doit être une composante importante mais qui ne saurait se réduire à cette seule dimension. Le contenu des futures études d'impact devra refléter cette pluridisciplinarité des enjeux.

L'enjeu n'est pas seulement la protection de la population mais la fiabilité générale du système national de gestion des déchets radioactifs. Les exploitants devront s'en souvenir lorsque viendra le moment de préciser les choses en matière de gestion des déchets de haute activité. Un éventuel manque de rigueur à l'un des maillons de la chaîne pourrait avoir de cruelles répercussions sur l'ensemble des projets : cruelles pour les exploitants mais aussi pour la nation toute entière puisqu'il faudra bien gérer cette catégorie de déchets également...

Or j'ai la désagréable impression que la rigueur affichée reste profondément fragile, et qu'à peine on a chassé le seuil par la porte (83 ( * )) il revient par la fenêtre.

* 83 Si je puis me permettre cette expression un peu surréaliste.

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