1.2 Effets déterministes, effets stochastiques et conséquences pour la protection radiologique
Un premier critère de classification des effets des rayonnements tient naturellement à la détermination de la personne susceptible de les subir : les effets somatiques concernent l'individu exposé lui-même ; les effets foeto-embryonnaires concernent le produit de la conception in utero ; les effets génétiques concernent la descendance de l'individu exposé.
Cependant, pour les besoins de la radioprotection, il est plus pertinent d'établir une distinction entre des effets dits « déterministes » et des effets dits « stochastiques ».
1.2.1 Les effets déterministes
Les effets déterministes résultent, au niveau cellulaire, de la létalité de nombreuses cellules exposées à des doses de rayonnement suffisamment fortes. Le dépôt d'énergie dans une cellule traversée par un rayonnement ionisant est un phénomène essentiellement aléatoire. Il se peut que ce dépôt soit suffisamment important et se fasse dans des conditions telles (impact sur des zones particulièrement critiques, par exemple) que la cellule meure. Si la létalité cellulaire reste faible, la capacité fonctionnelle du tissu n'est pas affectée : les cellules subsistantes peuvent après une série de divisions reconstituer l'ensemble du tissu. Si en revanche la létalité cellulaire devient substantielle, des changements tissulaires peuvent devenir détectables et la fonction du tissu se dégrader voire disparaître. L'état pathologique s'installe.
Pour qu'apparaisse ce genre de dommages tissulaires, il est nécessaire qu'un nombre donné de cellules soit détruit. On peut, pour chaque individu, mettre en évidence une dose à l'organe considéré au-dessous de laquelle aucun dommage n'apparaît jamais et au-dessus de laquelle le dommage apparaît. Par ailleurs, au-delà de cette dose-seuil, la gravité du dommage augmente avec la dose reçue puisque la létalité cellulaire s'accroît elle aussi.
Au niveau d'une population déterminée, les légères différences de sensibilité entre les divers individus font qu'il n'existe pas de seuil unique au-dessous duquel toutes les personnes seraient saines et au-dessus duquel toutes manifesteraient un état pathologique. Il existe en revanche une fourchette étroite de dose au-dessous de laquelle on est sûr qu'aucune personne ne développera d'état pathologique et au-dessus de laquelle toute la population exposée sera affectée. À l'extérieur de cette étroite fourchette, il est donc possible de prévoir avec une totale certitude la conséquence d'une exposition aux rayonnements pour la fonction tissulaire ou organique concernée.
Il est ainsi possible de montrer que les organes les plus sensibles sont les gonades, le cristallin et la moelle osseuse, mais la peau est également le siège d'effets déterministes :
- le seuil pour une stérilité masculine temporaire est de 0,15 Gray ; il est compris entre 3,5 et 6 Gy pour une stérilité masculine définitive ;
- pour les femmes le seuil de stérilité (définitive) est compris entre 2,5 et 6 Gy, les femmes approchant de la ménopause étant plus sensibles ;
- pour le cristallin, le seuil d'apparition d'opacités détectables résultant en des troubles de la vision est de 2-10 Gy pour des rayonnements faiblement ionisants, de 1-2 Gray pour des rayonnements fortement ionisants ;
Les grandeurs utilisées dans l'étude des
effets
Comme toute science, l'étude des effets des rayonnements ionisants a son langage et ses codes, parfois abscons, souvent difficiles. Mais c'est le gage de la rigueur et d'une expression universelle et univoque. C'est pourquoi je tiens à rappeler ici quelques définitions fondamentales : - la grandeur première est la dose absorbée, quantité d'énergie absorbée par kilogramme de matière soumise au rayonnement ionisant ; son unité courante est le Gray (abréviation : Gy) ; la dose absorbée mesure l'effet physique brut du rayonnement sur la matière, - la dose équivalente prend en compte les différences d'efficacité entre les divers types de rayonnements ; elle est le produit de la dose absorbée par un facteur de pondération dépendant du rayonnement considéré ; son unité courante est le Sievert (Sv) ; la dose équivalente mesure l'effet biologique du rayonnement sur un tissu déterminé ; - la dose efficace prend en compte â la fois la qualité du rayonnement et les différences de sensibilité entre les tissus ; elle est le produit de la dose équivalente par un facteur de pondération dépendant du tissu exposé, son unité courante est également le Sv ; la dose efficace permet de déterminer une mesure de l'effet global sur l'individu causé par des expositions non uniformes entre différents organes ou tissus ; En toute rigueur il faudrait à chaque fois que l'on parle de "dose" préciser lequel de ces trois indicateurs on entend évoquer. Dans la pratique c'est rarement le cas et il faut alors se reporter au contexte du discours Les concepts de dose absorbée, dose équivalente et dose efficace doivent être complétés par celui de débit de dose , qui comme les autres « débits » rencontrés dans la vie courante, rapporte la dose considérée à l'unité de temps - lorsque des radionucléides sont inhalés ou ingérés par un individu, ils délivreront une dose non seulement à l'instant où l'événement se produit mais aussi pendant toute la durée de rétention dans l'organisme ; les concepts de dose équivalente engagée et dose efficace engagée prennent en compte cet étalement de la dose dans le temps et mesurent la dose totale qui sera reçue par l'individu dans le futur à partir de l'instant de l'inhalation ou de l'ingestion ; - enfin, lorsque des groupes de populations de caractéristiques similaires sont exposés à des rayonnements, il peut être pertinent d'utiliser la dose collective (équivalente ou efficace), somme des doses reçues par l'ensemble des individus formant la population exposée |
- pour la moelle osseuse, le seuil d'apparition d'une défaillance dans la formation des globules rouges, significative au plan clinique, est d'environ 0,5 Gy ;
- pour la peau, le seuil d'apparition des érythèmes et de la desquamation sèche est dans la fourchette 3-5 Gy, les symptômes apparaissant environ 3 semaines après l'exposition ; la desquamation humide apparaît au-dessus de 20 Gy, environ 1 mois après l'exposition ; enfin la nécrose des tissus apparaît 3 semaines après l'exposition pour des doses excédant 50 Gy ;
- par ailleurs, pour une exposition au corps entier, le « syndrome aigu d'irradiation », dû à une dose unique d'environ 4 Gray en un temps court, débute par des nausées accompagnées pendant quelques jours d'asthénie et de dépression ; puis se succèdent des événements de plus en plus critiques : chute des poils, hémorragies, anémie, infection, diarrhée, déperdition liquidienne, dénutrition et mort ; la DL 50 (dose létale, c'est-à-dire provoquant la mort de la moitié d'une population irradiée à cette dose) est d'environ 4 à 5 Gray pour l'espèce humaine.
Il faut également noter que des effets déterministes relatifs au développement cérébral et intellectuel ont été mis en évidence. Par ailleurs les enfants présentent des seuils d'effets déterministes plus faibles que les adultes ; ceci est expliqué principalement par le fait que les tissus des enfants sont le siège de divisions cellulaires plus fréquentes puisque leur croissance n'est pas achevée. Or les cellules en division sont plus radiosensibles que les cellules au repos. Globalement l'enfant est donc plus radiosensible que l'adulte.
Enfin les effets déterministes ne se manifestent que si l'intensité de l'exposition aux rayonnements est suffisamment forte, c'est-à-dire si le rythme d'acquisition de la dose de rayonnement est suffisamment rapide. Les seuils de dose évoqués précédemment sont donc complétés par des seuils en débit de dose, qui s'expriment en Gray (ou Sievert) par unité de temps pertinente (année, heure, minute ou seconde).
Les conséquences en matière de politique de protection radiologique sont donc très claires : pour éviter l'apparition des effets déterministes il suffit de limiter l'exposition des personnes de façon que les doses et/ou les débits de doses reçues par le corps entier ou par chacun des organes sensibles restent en deçà des seuils déterminés par l'expérience.
Il me paraît important de relever ici un fait d'évidence mais trop souvent oublié : ce n'est pas parce qu'une dose reçue est inférieure au seuil d'un effet déterministe que le tissu concerné ne subit aucun dommage... L'individu exposé n'est pas indemne !
1.2.2 Les effets stochastiques
L'exposition aux rayonnements ionisants peut également entraîner des effets qui ont été regroupés sous le vocable de « stochastiques ». Deux types principaux d'effets stochastiques sont bien connus. Le premier se produit dans les cellules somatiques et peut avoir pour résultat l'induction d'un cancer (tumeur solide ou leucémie) chez l'individu exposé ; le second se produit dans les cellules germinales et peut avoir pour résultat des troubles héréditaires chez les descendants de la personne irradiée.
La qualification de « stochastique » vient de ce que ces effets apparaissent de façon aléatoire chez les individus exposés. Pour être plus précis, disons que, parmi une population d'individus exposés à une même quantité de rayonnements, certains développeront un effet stochastique et les autres non, sans qu'il soit possible de déterminer a priori les personnes qui seront affectées et celles qui resteront indemnes.
L'évaluation quantitative du risque stochastique causé par les rayonnements ionisants repose ainsi sur l'utilisation de l'outil mathématique des probabilités. On parlera de la probabilité d'induction d'un cancer (ou de la probabilité de mort par cancer radioinduit, ou de la probabilité d'apparition de troubles héréditaires...) dans telle ou telle population exposée. Cette probabilité s'accroît avec la dose de rayonnement reçue par les individus composant la population étudiée : il existe ainsi une véritable relation dose-effet, notion centrale dans l'évaluation du risque. En revanche la dose reçue n'influe pas sur la gravité de la pathologie. Enfin il ne semble pas exister de seuil pour l'apparition des effets stochastiques induits par les rayonnements à faible TEL (3 ( * )) : en l'état actuel des connaissances, il est légitime de retenir l'hypothèse que toute dose de rayonnement de faible TEL, aussi faible soit-elle, peut induire un cancer. La question est moins tranchée pour les rayonnements à fort TEL.
Au niveau cellulaire, les effets stochastiques résultent d'une modification radioinduite des cellules compatible avec leur survie et leur reproduction.
Il convient d'insister sur le fait que le caractère aléatoire des pathologies radioinduites de nature stochastique n'est pas la conséquence d'une « myopie » de l'observateur. On pourrait croire en effet que les pathologies apparaissent chez les uns plutôt que chez les autres du fait de caractéristiques sanitaires différentes entre ces individus, caractéristiques qui ne pourraient être connues de l'observateur. Celui-ci croirait ainsi avoir affaire à des individus absolument semblables et conclurait à une apparition aléatoire des affections, alors que celles-ci seraient gouvernées par les paramètres sanitaires « cachés ». Une telle interprétation doit être rejetée : du point de vue de l'induction de l'effet stochastique, les personnes constituant la population exposée sont absolument -j'allais dire ontologiquement- indiscernables. L' ampleur du risque dans la population exposée est gouvernée par la relation dose-effet mais la répartition des Pathologies au sein de cette population est le seul fait du hasard. La seule notion réellement pertinente au plan scientifique en matière de quantification des effets stochastiques est celle de population exposée et non d' individu exposé. Si M. DUPONT reçoit une dose donnée il est rigoureusement impossible de dire s'il développera ou non un cancer et il est scientifiquement inexact de dire que M. DUPONT a une probabilité de x % de développer un cancer : cette dernière appréciation n'a aucun sens. En revanche il sera tout à fait correct de dire que parmi l'ensemble des personnes exposées à la dose considérée, x % développeront un cancer et M. DUPONT pourrait être de ceux-là.
En matière de protection radiologique, et dans le cadre de l'hypothèse selon laquelle toute exposition est susceptible de provoquer un cancer, les dispositions à prendre ne peuvent donc avoir pour objectif que de limiter la probabilité d'apparition des effets stochastiques chez les individus exposés.
* 3 Le TEL (transfert d'énergie linéique) mesure la perte moyenne par unité de longueur de l'énergie transportée par le rayonnement ionisant le long de sa trajectoire dans la matière. C'est également par voie de conséquence la quantité d'énergie transférée à cette matière (par unité de longueur) par le rayonnement. Cette grandeur intéresse donc directement la détermination des effets moléculaires, cellulaires et biologiques des rayonnements ionisants. Les rayonnements à faible TEL sont les rayons X et les rayons ã, les rayonnements à fort TEL sont les rayons á, les neutrons et autres particules chargées.