CHAPITRE I - LES FONDEMENTS SCIENTIFIQUES DE LA RÉVISION DES NORMES DE RADIOPROTECTION

"Les rayonnements ionisants doivent être traités avec attention plutôt qu' `avec crainte et les risques associés devraient être mis en perspective avec d'autres risques"

Commission internationale de Protection radiologique

CIPR 60, 1991

Ce n'est pas sans une certaine appréhension que j'entame ici un chapitre central de mon rapport pour 1995. J'ai en effet le sentiment de franchir ainsi une étape dans la démarche qui, de l'année 1990 où j'avais étudié essentiellement l'organisation du système français de contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires, m'a progressivement conduit à défricher des domaines de plus en plus variés autour de ce thème primordial du « contrôle » .

Plutôt qu'une institution, un processus ou des procédures, on me demande aujourd'hui de présenter et d'expliquer les fondements scientifiques de la révision des normes de radioprotection : révision passée des « quasi normes » que sont les recommandations publiées à intervalles réguliers par la Commission internationale de Protection radiologique, révision en cours des normes échafaudées sous l'égide de l'Union européenne, les secondes étant la conséquence plus ou moins directe des premières. Au plan strictement scientifique, c'est surtout sur les recommandations de la CIPR - et leurs justifications sous-jacentes - qu'il convient de porter les efforts. Rude tâche qui m'est impartie !

Non pas que le sujet soit en lui-même inintéressant, tout au contraire... Comment pourrait être inintéressant un débat qui - m'a-t-on dit - mobilise les énergies de la communauté scientifique depuis bientôt quarante ans ? Mais pour la première fois en fait il me faut discuter d'arguments proprement scientifiques, au moins dans un premier temps, sur lesquels se sont exprimées des institutions aussi prestigieuses que les Académies des Sciences française et américaine.

Est-ce bien la place du politique que de se mêler de ces discussions souvent byzantines, tournant parfois à l'argutie ? Plutôt sceptique au début de mes investigations, j'en suis de plus en plus convaincu désormais, non pas pour trancher sur le fond mais pour exercer pleinement la fonction de contrôle dévolue au Parlement. J'expliquais dans un précédent rapport combien il était naturel que l'Office s'intéresse au dossier spécifique des travailleurs précaires de l'industrie nucléaire. Ce sont les mêmes considérations, abordées cependant bien plus en amont, qui me font aujourd'hui penser que l'intervention de l'office parlementaire sur la question de la révision des normes de radioprotection est tout sauf illégitime.

Cependant cette légitimité ne pourra être reconnue que si je m'attache à préserver l'une des règles de conduite que je me suis fixées dès les débuts de ma mission : ne pas empiéter sur les compétences des autres, mais rester strictement à ma place. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici de vastes développements théoriques sur la meilleure méthode pour évaluer le risque, ou bien des analyses fouillées de telle ou telle étude. Ni les uns ni les autres ne sont de la compétence - à tous les sens du terme - du rapporteur de l'office parlementaire. Je souhaite simplement rappeler les éléments essentiels des débats, les lieux de connaissance et les zones d'incertitude, tout en conservant la possibilité d'émettre mes propres jugements. Les lecteurs avertis ne manqueront pas de relever les approximations et raccourcis inévitables qui parsèment le discours de l'amateur ; les novices pourront au contraire lui reprocher une trop grande complexité... C'est la loi d'un genre auquel je sacrifie bien volontiers.

A. LA DÉTERMINATION DU RISQUE RADIOLOGIQUE EST UNE ENTREPRISE DÉLICATE

1. LES RISQUES CAUSES PAR L'EXPOSITION AUX RAYONNEMENTS IONISANTS SONT « DÉTERMINISTES » OU « STOCHASTIQUES »

Il me paraît utile de commencer mon propos en rappelant brièvement que les conséquences biologiques et sanitaires des rayonnements ionisants se séparent en deux grandes catégories. La distinction entre ces catégories résulte non seulement des pathologies impliquées mais aussi (j'allais dire surtout ) de leur mode d'apparition.

1.1 Rayonnements ionisants et agression cellulaire

Dès après la découverte des rayons X par le physicien W. RÖNTGEN en 1895 et celle du radium par M. CURIE en 1898, les explorateurs de ces nouveaux champs d'investigations scientifiques mirent en évidence divers effets biologiques des rayonnements. Furent ainsi signalés : 4 mois après la découverte de RÖNTGEN, les premiers dommages infligés à la peau (radiodermite), sur la personne même de RÖNTGEN ; en 1902 le premier cancer radioinduit ; quelques années après, des effets sur les descendants de plantes ou d'animaux dont les tissus germinaux avaient été exposés.

Les études relatives aux effets des rayonnements ionisants acquirent une nouvelle impulsion après la découverte de la fission nucléaire et les usages, civils ou militaires, qui devaient en découler.

Sont qualifiés de « ionisants » des rayonnements de nature différente mais qui ont des comportements similaires à l'occasion de leur interaction avec la matière. Il s'agit pour l'essentiel :

- de particules matérielles portant une charge électrique : protons, noyaux d'hélium (rayonnement á), électrons (rayonnement â), ions lourds ;

- de particules matérielles non chargées : neutrons ;

- de particules non matérielles, de même nature que la lumière : rayonnement ã, rayons X.

Lorsqu'ils traversent la matière, par exemple un tissu humain, les rayonnements ionisants perdent progressivement leur énergie par une série de chocs contre les atomes du milieu considéré ou des phénomènes équivalents. S'ils mettent en jeu suffisamment d'énergie, ces chocs peuvent ioniser les atomes du milieu récepteur, c'est-à-dire arracher un électron à l'atome impliqué dans le choc. Dans certains cas la particule ionisante peut arracher plutôt un proton au noyau de l'atome impliqué dans le choc.

Il se crée ainsi tout au long de la trajectoire du rayonnement initial, de façon aléatoire au gré des chocs successifs, une série d'« événements ionisants » qui peuvent d'ailleurs eux-mêmes provoquer de nouvelles ionisations.

Ces transferts d'énergie donnent naissance à d'autres processus physico-chimiques, en particulier la création de radicaux libres, espèces chimiques très réactives (1 ( * )) . Ces radicaux libres peuvent se déplacer rapidement dans le milieu à une certaine distance de l'endroit où ils sont apparus. Ils réagissent facilement avec les molécules composant le milieu ambiant avant d'être « désactivés » (2 ( * )) . Les changements apportés à la nature, la structure ou l'arrangement collectif des molécules ayant réagi avec les radicaux constituent la conséquence biochimique principale de l'exposition au rayonnement.

Ce sont ces changements qui ont un intérêt particulier dans les cellules, donc les tissus des organismes vivants. Suivant que les molécules modifiées ont une fonction critique pour la vie ou le fonctionnement correct des cellules concernées, l'exposition au rayonnement peut avoir, à plus ou moins long terme, des effets détectables sur l'individu exposé.

* 1 Une liaison chimique entre deux atomes résulte de la mise en commun de deux électrons apportés chacun par un des atomes. Provoquée par un événement extérieur, la rupture d'une liaison chimique peut se faire de façon symétrique et laisser ainsi sur chaque fragment séparé l'un des électrons antérieurement mis en commun. Un radical libre peut être défini de façon approximative comme une molécule incomplète, un fragment de molécule, résultant généralement d'une rupture symétrique dans cette molécule, le radical libre dispose ainsi d'un électron disponible pour former une liaison chimique avec toute autre espèce passant à proximité C'est la raison de sa très grande réactivité chimique. Par exemple, dans une molécule d'eau (un atome d'oxygène lié à deux atomes d'hydrogène H-O-H liaison oxygène-hydrogène peut être rompue de façon symétrique pour donner naissance à deux radicaux libres radical hydrogène H ? et radical hydroxyle ? O-H. Dans le radical hydrogène l'unique électron de l'atome d'hydrogène est disponible pour former une nouvelle liaison chimique, dans le radical hydroxyle, un électron est également disponible sur l'atome d'oxygène pour tonner une nouvelle liaison chimique.

* 2 2 La « désactivation » provient de la réaction entre deux radicaux libres Dans l'exemple précédent, si les hasards de la vie ne les ont pas trop éloignés et s'ils n'ont pas réagi entre temps avec d'autres espèces chimiques, les deux radicaux H* et *OH peuvent se recombiner pour redonner une molécule d'eau.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page