2.2 La limite de dose n'a plus désormais que la portée résiduelle d'un garde-fou ultime

2.2.1 La notion de limite s'est enrichie et restreinte à la fois

En 1977 la CIPR se cherchait manifestement une doctrine. Elle proposait aux autorités un système de protection fondé sur les limites de dose, tout en considérant déjà que ce système reposait sur les trois principes traditionnels (justification, optimisation, limitation) (§ 12). Elle estimait que la prévention des effets stochastiques était assurée par l'optimisation et la fixation de limites (§ 10) tout en accordant une place très restreinte à l'optimisation et en semblant réduire les limites à une fonction d'alerte sur les défaillances éventuelles du système de radioprotection : "les limites d'équivalent de dose assurent la fonction critique supplémentaire de vérifier la pertinence et l'adéquation des pratiques de travail auprès de la source d'exposition. [...] Lorsque les limites ont été quelque peu dépassées, le fait généralement le plus significatif est la défaillance dans le contrôle [de l'exposition] plutôt que le dépassement de certaines doses convenues par quelques individus" (§ 81). La limite de dose devenait ainsi un indicateur de fiabilité, alors qu'elle était par ailleurs l'instrument essentiel de la protection radiologique.

Les choses changent radicalement dans la CIPR 60. La Commission cherche d'abord explicitement à battre en brèche certaines idées reçues, dont celle qui voudrait que la limite soit le seul instrument rigoureux de la radioprotection et celle qui voudrait que la limite soit un moyen simple et efficace de diminuer les doses reçues.

Plus fondamentalement, la Commission a saisi la difficulté née de la promotion accordée au principe d'optimisation. Celui-ci est relatif aux sources de rayonnement ; il impose que les expositions découlant de ces sources soient réduites autant que raisonnablement possible, compte tenu des facteurs économiques et sociaux. Or en raison de la multiplicité des sources, il pourrait être possible qu'un individu soumis à l'influence de plusieurs sources soit amené à supporter un risque trop important ("inacceptable") de développer un effet stochastique.

Il était donc essentiel de compléter le système de contrôle orienté vers les sources par un système de contrôle orienté vers l'individu exposé. Ce système ne peut cependant intervenir qu'en dernier lieu, comme « barrière » ultime une fois que tous les processus d'optimisation auront pu être achevés. C'est pourquoi la Commission emploie si fréquemment les mots "assurer" et "garantir" lorsqu'elle évoque la portée des limites de dose dans son nouveau système. C'est pourquoi aussi elle estime que "une simple conformité aux limites de dose n `est pas une démonstration pertinente de la performance d'un système" (§ 114).

En définitive, les limites de dose "constituent une frontière clairement définie pour ces procédures plus subjectives [que sont la justification et l'optimisation] et garantissent contre un détriment individuel excessif qui pourrait résulter d'une combinaison de pratiques. "

2.2.2 Cette évolution doit amènera une redéfinition profonde des modes de fonctionnement des autorités de radioprotection

Qu'il était simple le temps où l'autorité de radioprotection pouvait se contenter de décliner en version nationale les limites recommandées par la CIPR ou d'autres organismes s'en inspirant ! Qu'il était simple le temps où l'autorité de radioprotection pouvait limiter son action à vérifier que les limites n'étaient pas dépassées ! Cet heureux temps n'est plus : la CIPR 60 l'a fait s'envoler...

Aujourd'hui on ne peut plus se contenter de mettre en oeuvre une « radioprotection notariale ». Certes il est toujours nécessaire de comptabiliser et cumuler les doses reçues par les individus. Certes il est toujours nécessaire d'avoir dans notre réglementation de limites clairement énoncées et numériquement définies, qui fixent non pas la ligne de démarcation entre le dangereux et le bénin mais la frontière entre ce qui est sanctionnable ou non au plan infractionnel. Mais l'essentiel n'est plus là.

Il me paraît clair que l'autorité de radioprotection ne devrait pas échapper à une implication plus grande dans la mise en place effective et le respect du principe' d'optimisation par les institutions provoquant des expositions aux rayonnements les gestionnaires des « pratiques » dans le langage de la CIPR). La CIPR est tout à fait explicite sur cette nécessaire intervention des autorités de radioprotection : elle estime ainsi que "l'autorité réglementaire devra considérer à la fois l'approche liée à la source, pour assurer une optimisation correcte de la protection, y compris la sélection de contraintes de dose liées à la source, et l'approche liée à l'individu pour assurer la protection adéquate des individus en relation avec toutes les sources concernées" (§ 242).

De même "une des caractéristiques de la réglementation des pratiques est l'utilisation de contraintes liées à la source devant être appliquées pour l'optimisation de la protection" (§ 238).

J'ai bien conscience qu'une telle évolution sera difficile. Elle se heurte d'abord à une tradition administrative bien établie - en France comme à l'étranger - qui trouve dans la limite l'instrument miroir de la frontière entre infractionnel et non infractionnel. Elle se heurte aussi - et c'est un handicap beaucoup plus lourd - au nécessaire renforcement des capacités d'expertise de l'autorité de radioprotection. Son intervention dans le processus d'optimisation nécessite en effet d'avoir la capacité de mener à bien un dialogue technique serré avec l'exploitant, comme cela peut se faire dans le domaine de la sûreté. Quelles compétences sont nécessaires pour discuter - au plan de la radioprotection - d'un programme d'arrêt de tranche pour une centrale nucléaire ? de la conception d'une nouvelle installation destinée à effectuer des recherches sur tel ou tel domaine d'intérêt ? des procédures d'exploitation envisagées dans une installation industrielle à construire ?

Je sais que l'on pourra me rétorquer : pourquoi vouloir impliquer l'autorité de radioprotection dans un processus d'optimisation que les exploitants maîtrisent déjà fort bien tout seul ? N'a-t-on pas pu constater, sans qu'une quelconque autorité intervienne, diminutions de doses tout à fait significatives lors de l'exploitation courante des installations nucléaires comme d'ailleurs lors de diverses opérations exceptionnelles (changements de générateurs de vapeur, remplacements de couvercle de cuve...) ?

Je reconnais volontiers que les exploitants n'ont pas attendu cette éventuelle implication des autorités pour engager des efforts significatifs visant à réduire les doses reçues par leurs employés. Je suis le premier à me féliciter de cette impulsion venant de l'intérieur.

Mais les exploitants n'auraient-ils pas justement intérêt à obtenir une validation par les autorités des démarches entreprises au titre de la radioprotection ? Un processus similaire à celui accepté pour la sûreté, fondé sur le dialogue et l'approbation par les autorités, ne donnerait-il pas une garantie complémentaire à l'exploitant - sans compter la garantie donnée aux travailleurs concernés... ? J'ai en mémoire cette réflexion de R. ANDERSEN, chargé des questions de protection radiologique au Nuclear Energy Institute, organisme officiel de représentation des industriels américains du nucléaire. Il me disait être inquiet des répercussions juridiques du principe d'optimisation : quelle portée faudra-il lui donner exactement, dès lors qu'il est inscrit dans la réglementation, si un travailleur atteint d'un cancer intente un procès à son employeur au motif qu'il n'aurait pas assuré une réelle optimisation de ses opérations ?

Je conviens que la France n'est pas (pas encore ?) un pays à procès, mais indépendamment de cet aspect même, il me paraît de toute façon peu logique que l'autorité réglementaire inscrive dans les textes l'obligation de respecter le principe d'optimisation sans se donner ni les moyens de le faire respecter a priori, ni les moyens de le contrôler a posteriori.

Cette tâche sera à l'évidence facilitée lorsque la CIPR aura clarifié la portée de certains concepts (comme les expositions potentielles ou les contraintes de dose) qu'elle a introduits dans sa publication 60 sans avoir peut-être mesuré toutes les difficultés que ces initiatives allaient soulever. C'est également l'un des reproches que l'on peut adresser à la CIPR, que d'avoir ainsi présenté un système de protection dont certains éléments importants restent aujourd'hui quelque peu laissés pour compte parce que trop complexes ou insuffisamment matures.

Le Pr. CLARKE me disait dans un courrier qu'un grand nombre de pays ont accepte le concept de contrainte de dose. Il citait par exemple l'instauration formelle par les autorités britanniques d'une contrainte de 0,3 mSv pour le public à partir d'une seule source ; l'Argentine, le Canada, l'Allemagne, la Suède et les États-Unis auraient également introduit des contraintes de dose dans leur réglementation. Je m'interroge cependant sur la réelle concordance des sous-limites évoquées dans ce courrier avec le concept de contrainte de dose tel qu'il est développé dans le texte même de la CIPR. Le Pr. CLARKE m'indiquait également qu'une activité réglementaire relative aux expositions potentielles était plus difficile à engager et que la CIPR ne recommandait pas une telle démarche.

Je remarque par ailleurs que plusieurs personnes (62 ( * )) m'ont fait part des difficultés causées par l'introduction de ces concepts novateurs d'exposition potentielle et de contrainte de dose. Je note aussi que la signification et l'utilisation des contraintes de dose font toujours l'objet de réflexions menées au sein d'un groupe de travail constitué au sein du comité 4 de la CIPR (63 ( * )) . Cela n'enlève rien à la pertinence des concepts concernés.

Ce décalage montre cependant combien la publication 60 de la CIPR est en avance - peut-être trop en avance - par rapport au cadre intellectuel et pratique prévalant aujourd'hui.

Ce décalage montre aussi avec quel détachement on doit considérer les controverses sur la validité des limites de dose recommandées par la Commission. Le système de radioprotection proposé dans la publication 60 n'accorde qu'une place très limitée aux limites d'exposition. Il sera donc extrêmement robuste à toute évolution d'ordre scientifique qui tendrait éventuellement à remettre en cause certains de ses fondements. D'une part la place première a été réservée au processus d'optimisation dans la réduction et la maîtrise des expositions. D'autre part on a vu que, sous des dehors apparents de rigueur accrue, la Commission s'est réservée des marges de sévérité dans son appréhension effective du risque radiologique. Elle n'aurait aucune difficulté à modifier cette approche si d'aventure il s'avérait que le risque avait été nettement surévalué.

Il est clair désormais que la limite pour le public ne pourra que très difficilement être abaissée car le niveau moyen des fluctuations de la radioactivité naturelle fournit une base solide au critère d'acceptabilité du risque induit. Il est clair également qu'elle aurait quelque difficulté à être réévaluée, compte tenu du quadruplement du risque sanitaire (selon les modes de calcul retenus par la Commission) par rapport à 1977. Quant à la limite pour les travailleurs, il suffirait que la Commission décide de se référer à nouveau aux industries les plus sûres pour « absorber » sans coup férir une diminution par 2 (voire plus) au facteur de risque déterminé pour les besoins de la radioprotection. Or ceci est très improbable. Abaisser la limite à 10 mSv par an serait faire fi cependant de toutes les incertitudes fort réelles qui entachent les évaluations numériques du risque (64 ( * )) . Ainsi 20 mSv me paraissent représenter un bon compromis entre les incertitudes numériques dans l'évaluation du risque d'une part, les incertitudes méthodologiques dans la détermination du risque acceptable d'autre part.

Cela ne doit pas empêcher que soit un jour ouvert le débat sur la façon dont doit être déterminé le degré d'acceptabilité d'un risque donné. La démarche floue adoptée par la Commission peut être mise sur le compte de la nouveauté et des spécificités inhérentes au risque radiologique. J'estime cependant que la question doit restée posée.

En se réservant quelques marges de manoeuvre par référence aux critères exclusivement sanitaires, la Commission a en fait passé une formidable transaction avec l'industrie nucléaire. Elle lui dit en quelque sorte : "nous lâchons du lest sur les limites de dose ; en contrepartie, nous donnons aux autorités les moyens de vous contraindre à être réellement excellents".

Dans ces conditions, accepter l'introduction de la CIPR 60 dans le droit français ne relève plus seulement de la faculté mais de l'obligation. Dans le cadre de mes fonctions de rapporteur, si je suis reconduit, je maintiendrai une vigilance extrême pour que les autorités de notre pa ys contribuent loyalement à une intégration rapide et complète de la CIPR 60 et participent avec leurs partenaires aux développements et clarifications nécessaires.

Il faut saisir sans tarder cette opportunité de passer d'un système de protection radiologique archaïque (65 ( * )) à un système résolument moderne, "pour des activités dont la plupart ont une origine récente et qui doivent de ce fait constituer un exemple. "

* 62 En particulier M. ILARI (AEN-OCDE) et Mme SUGIER (IPSN).

* 63 Voir par exemple un compte rendu de la réunion tenue par le Comité 4 de la CIPR en septembre 1995 dans NRPB, Radiological Protection Bulletin, n° 172, décembre 1995 (p 24).

* 64 Le NCRP américain estime que ces incertitudes représentent un facteur 2 pour le risque à dose et débit de dose élevés, et un nouveau facteur 2 pour le risque à dose et débit de dose faibles.

* 65 Mais je n'ai pas dit "inefficace".

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