C. LE SYSTÈME PROPOSÉ PAR LA CIPR RÉSISTERA SANS MAL AUX ÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES À VENIR

On réduit souvent la publication CIPR 60 à la diminution des limites de dose recommandées par la Commission. C'est une vision tout à fait partielle de ce texte qui ne l'oublions pas, veut "aider les autorités réglementaires et consultatives aux niveaux nationaux, régionaux et internationaux, en fournissant des orientations sur les principes fondamentaux sur lesquels on peut baser une protection radiologique pertinente" (CIPR 60, §10). Ces principes fondamentaux ne peuvent pas se réduire à de simples limites de dose, même si celles-ci occupent une place importante - ne serait-ce qu'en raison des traditions réglementaires de toutes les administrations.

À cet égard la CIPR 60 est quelque peu paradoxale : on a souvent tendance à considérer qu'elle a renforcé la rigueur des limites de dose, alors qu'en fait elle a retenu une approche moins sévère qu'en 1977 ; on a souvent tendance à oublier les autres aspects du texte, alors qu'ils sont la clef d'une radioprotection moderne et exemplaire.

1. LES LIMITES DE DOSE RECOMMANDÉES DANS LA CIPR 60 GÈRENT LE RISQUE RADIOLOGIQUE DE FAÇON MOINS RIGOUREUSE QUE DANS LA CIPR 26

Plus je progressais dans l'étude des fondements de la révision des normes de protection, plus j'étais gêné par un apparent décalage entre :

- d'une part l'accroissement d'un facteur 4 du coefficient de risque (de 2,5 % Gy -1 à 11 % Gy -1 ) ;

- d'autre part la diminution d'un facteur 2,5 seulement de la limite recommandée pour les travailleurs (de 50 mSv par an à 20 mSv par an en moyenne sur 5 ans) ;

- passant (semblait-il...) de 5 mSv par an à 1 mSv par an, la limite pour le public paraissait pour sa part « en phase » avec l'augmentation du coefficient de risque.

Il y avait eu manifestement une modification dans l'approche retenue par la CIPR pour la gestion du risque subi par les travailleurs. La poursuite de mes investigations - limitées en l'occurrence à une lecture attentive de la CIPR 26 et de la CIPR 60 - m'a montré qu'en 1990 la CIPR a abandonné la référence aux industries les plus sûres pour déterminer la limite de dose applicable aux travailleurs. Il m'est apparu également que, en fait, la limite fixée pour le public n'a pas évolué entre 1977 et 1990. Enfin, au vu des ces louvoiements de la CIPR, je m'explique mieux les difficultés qu'a pu rencontrer l'Académie des sciences en recommandant dans ses rapports de 1989 et 1995 de 1 Sv sur la limite « traditionnelle » de 50 mSv par an avec une limite supplémentaire de 1 Sv sur la vie professionnelle.

1.1 La limite « travailleurs » ne fait plus référence aux industries les plus sûres

Pour déterminer une limite de dose, il faut articuler deux démarches :

- connaître le risque causé par les rayonnements : il faut pour cela évaluer un coefficient de risque dont la détermination, on l'a vu, fait appel à la fois aux connaissances scientifiques et à des jugements de valeur ;

- déterminer le niveau de risque acceptable du fait de l'exposition aux rayonnements : il faut pour cela se fixer un système de référence par rapport auquel on positionnera le risque induit par les rayonnements ionisants.

1.1.1 En 1977 la C1PR 26 fondait son approche comparative sur une base ferme

En 1977, dans sa publication 26, la CIPR avait poursuivi l'objectif d'asseoir sur des fondements plus fermes les recommandations pour limites de dose qui avaient été proposées depuis une vingtaine d'années déjà. Il s'agissait de savoir si, au regard des connaissances accumulées jusqu'alors, ces limites pouvaient être considérées comme acceptables au regard des autres risques encourus du fait de la vie en société. Bien que comme l'indique le paragraphe 77 de la CIPR 26 " il n'y [eût] pas d'indication que le système recommandé de limitation de dose ait échoué à promouvoir un niveau approprié de sécurité", la Commission souhaitait savoir si ce système nécessitait une révision.

La Commission a estimé qu'il convenait d'évaluer les niveaux de risque associés à l'application du système de recommandations en vigueur, en se fondant sur les coefficients de risque (organes individuels, tous cancers, effets génétiques graves...). Deux questions successives devaient être posées :

- quel risque subissent les individus exposés de façon continue pendant toute leur vie professionnelle (travailleurs) ou entière (public) aux limites recommandées par la Commission ?

- ce niveau de risque est-il inférieur, comparable ou supérieur à celui subi par ailleurs par ces mêmes populations du fait de la vie en société (risques professionnels, risques de la vie courante) ?

La Commission reconnaissait la difficulté d'une telle démarche (CIPR 26, § 97-98), car la mesure du détriment total causé par les rayonnements est difficile, de même que la mesure des risques subis dans les autres professions ou dans la vie courante. La Commission a cependant estimé qu'elle disposait de suffisamment d'éléments pour pratiquer une évaluation comparative raisonnablement pertinente.

En 1977 la Commission estimait alors que, "pour le futur prévisible, une bonne méthode pour juger de l'acceptabilité des niveaux de risque dans les travaux sous rayonnements consiste à comparer le risque à celui d'autres occupations professionnelles reconnues pour avoir de hauts standards de sécurité, qui sont généralement considérées comme celles où la mortalité annuelle moyenne due aux risques professionnels n `excède pas 10 -4 . [...] En évaluant les implications des limites de dose, la Commission estime que le taux calculé d'induction de cancers mortels du fait d'une exposition professionnelle ne devrait en aucun cas excéder le taux de mortalité professionnelle dans les industries reconnues comme ayant de hauts niveaux de sécurité" (§ 96).

La Commission remarquait ensuite que la limitation de la dose individuelle procure en fait une protection supérieure, en moyenne, dans les groupes de travailleurs. Ainsi l'expérience passée montrait que l'application d'une limite de dose individuelle de 50 mSv entraînait dans les faits une exposition moyenne de 5 mSv. La Commission a alors tenu le raisonnement suivant :

- le calcul du risque subi par des groupes de travailleurs soumis à une limite de dose de 50 mSv, c'est-à-dire en fait à une exposition moyenne réelle de 5 mSv, entraîne, sur la base des coefficients de risque déterminés par la Commission, un risque annuel de cancer mortel de 10 -4 ;

- la limite de dose de 50 mSv par an fournit donc aux travailleurs une protection en moyenne égale à celle procurée par les industries les plus sûres ;

- pour les individus les plus exposés aux rayonnements, une exposition prolongée à 50 mSv par an entraîne un risque 10 fois supérieur ; ce risque est également comparable à celui subi par les postes les plus exposés dans les industries les plus sûres.

La Commission estimait ainsi que la limite de 50 mSv par an fournissait une protection adéquate à la fois en valeur moyenne et pour les personnes les plus exposées.

1.1.2 Les points de comparaison sont beaucoup plus « brouillés » dans la CIPR 60

C'est à une logique différente qu'a voulu obéir la Commission dans sa publication 60. Elle estime dans le paragraphe 148 que la méthode comparative employée en 1977 n'est plus adéquate, en énonçant un certain nombre de raisons qui l'ont amené à changer ainsi sa position. Elle estime avoir adopté désormais une méthode plus cohérente qui consiste à "établir, pour une série de pratiques définies, un niveau de dose au-dessus duquel les conséquences pour un individu seraient globalement considérées comme inacceptables." Elle introduit ainsi les notions d'exposition inacceptable, exposition tolérable et exposition acceptable. Dans ce contexte, la limite constitue la frontière entre l'inacceptable et le tolérable.

Modèle de tolérabilité du risque stochastique

La méthode de détermination de la limite de dose pour les travailleurs est exposée dans les paragraphes 152 à 162. La Commission aboutit ensuite à la conclusion que "les résultats indiquent qu' `une dose annuelle et régulière de 50 mSv, correspondant à une dose efficace pour la vie entière de 2,4 Sv, est probablement trop élevée, et serait considérée comme telle par beaucoup. En particulier la perte d'espérance de vie pour ce niveau de dose (1,1 an) et le fait que la probabilité de décès due aux rayonnements dépasserait 8 %, même à un âge avancé, seraient jugés excessifs pour des activités dont la plupart ont une origine récente et qui de ce fait doivent constituer un exemple. "

La Commission utilise ainsi "en particulier" deux indicateurs numériques et une référence à la nécessaire exemplarité d'une industrie récente pour déterminer ensuite que la limite adéquate lui semble être 1 Sv sur la vie entière.

Il est clair que la Commission a abandonné toute référence numérique objective permettant d'établir une comparaison avec les niveaux de risque subis par ailleurs dans les autres industries.

Pourquoi la CIPR a-t-elle ainsi fragilisé son raisonnement ? Personne ne conteste que la détermination d'une limite relève en partie de considérations sociales. Mais l'introduction de ces considérations sociales ne dispense pas de rechercher la plus grande rigueur dans la façon dont s'élabore, s'articule et se justifie le jugement. Force est de constater que l'on ne peut pas savoir pour quelle raison 1,1 année de perte d'espérance de vie et 8 % de probabilité de décès due aux rayonnements sont plus ou moins acceptables que d'autres valeurs pour ces deux critères.

Un début d'explication réside dans le tableau 5 (« Critères pour l'évaluation du détriment associé à une exposition professionnelle ») de la CIPR 60. Ce tableau rassemble pour diverses doses annuelles (10, 20, 30, 40 et 50 mSv) les valeurs des divers indicateurs numériques servant à évaluer le détriment. Le tableau porte également, à titre comparatif, les valeurs de ces indicateurs calculées à partir des données de 1977.

Critères pour l'évaluation du détriment associé à une exposition professionnelle

On voit dans ce tableau que les indicateurs calculés (rétrospectivement) pour 50 mSv à partir des données 1977 sont à peu de choses près équivalents à ceux calculés pour 20 mSv à partir des données 1990. Certes la Commission précise bien que " les résultats se rapportant aux données de 1977 et qui sont présentés dans le tableau n'ont pas été utilisés pour le choix actuel de la limite de dose" mais il est évident que la Commission ne pouvait pas déterminer une nouvelle limite de dose qui aurait conduit à une dégradation des indicateurs calculés à partir des données de 1977. Bien qu'elle s'en défende dans le texte de la publication 60, la Commission ne pouvait pas ignorer délibérément les conséquences de ses choix de 1977.

Quels qu'aient été les véritables critères de son choix en 1990, on constate a posteriori que la Commission a retenu l'option minimale qui consistait à fournir le même niveau absolu de protection sanitaire en 1977 et en 1990 : elle a donc choisi de recommander une limite de dose de 1 Sv vie entière, pour une vie professionnelle de 50 ans environ (56 ( * )) . Les paragraphes 163 à 166 présentent la façon de décliner cette limite première qui est « 1 Sv vie entière » : la Commission a choisi de recommander une limite de 20 mSv en moyenne sur 5 ans.

En adoptant cette solution, la Commission a délibérément ignoré les progrès constants effectués par l'industrie traditionnelle pour diminuer la fréquence et la gravité des accidents du travail. Si la Commission avait conservé le même point de référence (niveau de risque équivalent à celui des industries les plus sûres) elle aurait dû diminuer à due concurrence la limite de dose recommandée pour les travailleurs. Cette diminution n'est pas négligeable : un tableau édifiant publié dans le rapport n° 116 du NCRP (57 ( * )) montre par exemple que, aux États-Unis, le taux de mortalité par accident du travail dans l'industrie manufacturière a été divisé par plus de 2 entre 1976 et 1991. Pour l'ensemble de la population active, le taux de mortalité par accident du travail a été réduit de près de 40 %

Si la CIPR avait retenu une approche équivalente à celle de 1977, elle aurait dû fixer la limite de dose pour les travailleurs à 10 mSv environ.

Je note d'ailleurs que le NCRP américain a fait la moitié du chemin dans les recommandations qu'il donne aux autorités fédérales dans son rapport n° 116. Le NCRP introduit un système visant à limiter l'incrément annuel de dose à 10 mSv. Une certaine souplesse est introduite puisque le système de limitation du NCRP demande que la dose reçue soit toujours inférieure à 10 mSv x âge du salarié, l'exposition ne pouvant dépasser 50 mSv en une année. La vie professionnelle commençant à 18 ans, tout salarié débute avec un « crédit de dose » de 180 mSv. Au total la dose sur la vie professionnelle ne doit donc pas dépasser 0,7 Sv environ.

L'abandon de la référence à l'industrie la plus sûre et le choix d'une limite de dose de 20 mSv traduisent le fait que la CIPR n'a pas voulu être aussi sévère qu'auparavant. A-t-elle estimé que l'industrie nucléaire ne pouvait pas « encaisser » en une seule fois une réduction aussi importante de la limite ? Je ne peux pas répondre aujourd'hui. Je dois cependant constater que cette moindre sévérité de la CIPR pour la limite « travailleurs » a son pendant pour la limite destinée au public.

* 56 Les calculs ont toujours été effectués en fait sur une durée de 47 années, correspondant à une période d'activité de 18 à 65 ans. Cependant la référence « 50 années » est commode.

* 57 NCRP , Limitation of Exposure to lonizing Radiation. Report n° 116, 31 mars 1993.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page