2.2 Certains choix de la CIPR peuvent être discutés mais ne sont pas illégitimes
2.2.1 La CIPR s'appuie sur la science et s'inspire de la prudence
En 1988 la meilleure estimation du risque ne pouvait être déterminée plus précisément que par la fourchette [4 % Gy --1 ; 11 % Gy -1 ]. Que faire lorsque, comme la CIPR. on doit utiliser cette estimation du risque à des fins de protection radiologique ? Peut-on partir de la fourchette de risque pour proposer une fourchette de limite de dose ? Cela ne paraît pas raisonnable.
Sur la base des fourchettes disponibles il faut donc faire des choix, rejeter certaines hypothèses et en accepter d'autres. Les choix effectués par la CIPR s'appuient sur les connaissances fournies par la science, s'intègrent dans le cadre tracé par la science, mais ils ne relèvent pas d'une approche scientifique. Ils sont la première étape dans la gestion du risque radiologique.
Les choix de la CIPR en 1990 vont dans le sens d'une très grande prudence :
- le modèle retenu pour estimer le coefficient de risque à dose et débit de dose élevés est le modèle multiplicatif à coefficient constant (35 ( * )) ;
- la méthode de calcul du risque vie entière pour une population repose sur la prise en compte de coefficients de risque spécifiques à chaque classe d'âge (voir tableau précédent, l ère ligne) ;
- le facteur de réduction retenu pour l'extrapolation fortes doses-forts débits ? faibles doses-faibles débits est choisi égal à 2 c'est-à-dire le plus faible parmi la fourchette de ceux proposés par l'UNSCEAR.
L'influence de la dose et du débit de dose sur le niveau du risque est une figure imposée de la réflexion scientifique sur les effets biologiques des faibles doses. L'UNSCEAR consacré plusieurs pages dans ses rapports de 1977 et 1982, ainsi qu'une annexe complète dans son rapport 1986. Parallèlement, de grandes synthèses ont été entreprises, par le National Council on Radiation Protection and Measurements (États-Unis) en 1980, ou l'Académie des sciences américaine dans son rapport BEIR V (1990). J'ai déjà mentionné la fourchette [2, 10] proposée par l'UNSCEAR en 1988.
La CIPR n'a pas éludé la question dans sa publication 60. Elle l'aborde même de façon beaucoup plus ouverte et transparente que dans sa publication 26 (sur laquelle sont fondées les normes actuelles). On ne trouve en effet dans cette dernière que le relevé successif pour différents organes des coefficients de risque déjà déterminés "pour les besoins de la radioprotection". La CIPR 26 présente directement le « produit fini », à savoir les coefficients de risque utilisables dans les conditions de la radioprotection (faibles doses-faibles débits) ; elle ne donne pas les « ingrédients », à savoir les coefficients de risque déterminés à partir des principales études quantitatives - c'est-à-dire à fortes doses-forts débits - accompagnés du ou des facteur(s) de réduction jugé(s) pertinent(s).
La CIPR 60 est beaucoup plus claire. Le paragraphe 74 est consacré au facteur de réduction : il indique sans ambiguïté que "[...] sur la base des discussions de l'annexe B, la Commission a décidé de réduire par un facteur 2 les coefficients de probabilité directement obtenus par les observations aux doses et débits de dose élevés [...]." Ce facteur est appliqué dans les conditions d'expositions d'où résultent des doses absorbées inférieures à 0,2 Gy et des débits de dose inférieurs à 0,1 Gy par heure.
Pour les besoins de la radioprotection, la CIPR détermine donc un coefficient de risque de 5 % par Gy pour la population générale. Elle détermine par ailleurs un coefficient de 4 % par Gy pour la population de 18 à 65 ans, utilisé pour la protection des travailleurs.
Depuis 1988 les résultats scientifiques ont continué à s'accumuler. Il est naturel de s'interroger sur la possibilité que ces résultats amènent à reconsidérer la validité des estimations de risque retenues dans le rapport UNSCEAR 1988 et des choix faits par la CIPR 60.
2.2.2 Les années récentes ont confirmé des tendances déjà perceptibles en 1988
La plupart des considérations présentées ici s'inspirent largement du rapport publié en 1995 par l'Académie des sciences. En effet ce rapport met très bien en évidence les difficultés qui subsistent encore aujourd'hui dans l'interprétation d'un ensemble de résultats et d'études disparates et parfois contradictoires. Les difficultés se manifestent dans trois directions : 1/ la prépondérance accordée à l'étude des survivants japonais ; 2/ la détermination du risque à forte dose-fort débit ; 3/ les modalités d'extrapolation vers les faibles doses-faibles débits.
1. La poursuite des principales études épidémiologiques relatives aux fortes doses forts débits de dose, et autres que la Life Span Study, confirme que les coefficients de risque que l'on peut en déduire ne sont jamais supérieurs à ceux déduits de la Life Span Study. L'Académie des sciences présente à partir de la p. 24 de son rapport celles des études qui lui paraissent les plus significatives. Elle estime que ces divergences avec la Life Span Study pourraient être expliquées par les débits de dose très inférieurs à ceux connus dans les explosions d'Hiroshima et Nagasaki. L'Académie reste toutefois très prudente et emploie force "peut-être", "sans doute" et autres "vraisemblablement". En tout état de cause, l'Académie suggère ainsi que les études autres que la Life Span Study sont plus adaptées à l'évaluation du risque pour les besoins de la radioprotection, qui fait intervenir des doses et débits de dose faibles.
Le décalage relevé par l'Académie était déjà connu de l'UNSCEAR en 1988 (36 ( * )) ainsi que de la CIPR en 1990 (37 ( * )) . Chacune de ces deux institutions avait alors justifié la préférence donnée à l'étude des survivants japonais :
- dans le paragraphe 65 de son texte principal, la CIPR 60 met l'accent sur le caractère peu représentatif des groupes de malades irradiés ainsi que sur le caractère non uniforme de leur exposition ; ces appréciations sont précisées dans le §B73 de l'Annexe B ;
- dans le paragraphe 530 de son Annexe B, l'UNSCEAR explique les facteurs qui peuvent expliquer les divergences entre les trois études fondamentales dont se sert le comité pour estimer le risque ; notons par ailleurs que la position de l'UNSCEAR vis-à-vis de la pertinence des études épidémiologiques tient en deux points : 1/ trois études seulement donnent suffisamment d'information pour déterminer le risque dans un nombre d'organes suffisant ou pour une exposition au corps entier (survivants japonais, spondylarthrite ankylosante, cancers du cols de l'utérus) ; 2/ seule l'étude des survivants japonais donne suffisamment d'information pour évaluer le risque chez les personnes irradiées dans leur jeunesse (donc lorsque le risque est le plus élevé) ; a contrario l'examen attentif de l'annexe F et en particulier des paragraphes 567 à 574 montre clairement que l'estimation du risque pour une population adulte s'est appuyée sur l'analyse détaillée et approfondie des résultats fournis par les trois études précitées : il n'y a pas de préférence donnée a priori à la Life Span Study.
Dans son rapport 1995, l'Académie des sciences présente cependant un argument fort et : certes les malades ne sont pas représentatifs de la population générale, mais " nous savons aujourd'hui que la susceptibilité à la radio-cancérogenèse des malades iradiés, si elle est modifiée, ne pourrait être qu'augmentée. [...] Le seul danger est donc une surestimation et non, comme le craignait la CIPR, une sous-estimation du risque. Dans ces conditions, les données obtenues sur les maladies méritent d'être davantage prises en compte." Puisque les travaux de la CIPR sont orientés vers la protection radiologique et qu'il est normal d'avoir une attitude prudente, il conviendrait selon l'Académie d'accorder plus d'attention aux résultats issus de ces études portant sur les malades irradiés. L'argument n'est malheureusement étayé par aucune référence bibliographique ; c'est regrettable car cela aurait permis, en comparant avec les références bibliographiques mentionnées par l'UNSCEAR dans son dernier rapport 1994, de comprendre pourquoi l'UNSCEAR n'a pas retenu ce facteur dans son appréciation des forces et faiblesses des différentes études épidémiologiques examinées dans l'Annexe A (38 ( * ))
Il est vrai que l'appréciation des qualités et défauts d'une étude épidémiologique ne peut pas dépendre, si l'on se limite à des considérations purement scientifiques, de sa capacité à sur- ou sous-estimer le risque. Affirmer comme le fait l'Académie des sciences que "dans ces conditions, les données obtenues sur les maladies méritent d'être davantage prises en compte" c'est quitter le terrain de la science pour aborder celui de la gestion du risque. Était-ce réellement l'objectif de l'Académie ?
J'observe par ailleurs que dans ces études portant sur des malades, les irradiations sont relativement localisées. Or dans l'annexe 3 du rapport de l'Académie, je relève sous la signature de M. DEVORET que "une irradiation localisée est mieux tolérée qu'une irradiation corporelle totale" (p. 69). Il n'est pas précisé si cette remarque s'applique aux effets déterministes ou aux effets stochastiques comme l'induction des cancers, mais je penche pour la deuxième solution puisque le rapport de l'Académie ne traite pas des effets déterministes. L'Académie veut-elle suggérer par là qu'il s'agit d'une piste également prometteuse pour expliquer les divergences entre les études malades et la Life Span Study ? Il est possible que non puisque la remarque de M. DEVORET n'est pas reprise dans le corps du rapport.
Je rappelle enfin que les besoins de la radioprotection concernent essentiellement des expositions au corps entier plutôt que des expositions partielles aux organes. Les études relatives à des expositions corporelles totales sont ainsi mieux adaptées à une détermination pertinente du risque radiologique.
Pour ce qui est des études portant sur des doses faibles, je ne peux que renvoyer au premier paragraphe de la p. 26 du rapport de l'Académie des sciences : "Pour de telles doses, aucune augmentation de la fréquence des cancers n `a été observée, mais il est possible que cela soit dû à l'insuffisance de la puissance statistique des enquêtes. Malgré leur négativité celles-ci apportent néanmoins des renseignements importants : elles ne permettent pas d'exclure les valeurs de coefficients de risque cancérogène retenues par le CIPR, dont les valeurs se situent près de la limite supérieure des intervalles de confiance. Le risque évalué par la CIPR n'est certainement pas sous-estimé mais vraisemblablement surestimé."
La remarquable étude du CIRC (39 ( * )) , qui est la principale nouveauté en la matière depuis le début des années 90, montre effectivement que le nombre de cancers solides prévus au moyen des coefficients de risque retenus par la CIPR n'a pas été observé - chacun étant d'accord pour dire que cela ne signifie pas qu'aucun cancer radioinduit ne sera observé à l'extinction de la cohorte.
En tout état de cause, relever -comme le fait avec justesse l'Académie- "l'insuffisance de la puissance statistique" des études « faibles doses » est une façon élégante de dire qu'elles ne sont pas suffisamment précises pour apporter plus d'information que ne le fait la Life Span Study.
2 . Pour la détermination numérique du risque à forte dose-fort débit, il ne semble pas qu'il existe de contestation quant à l'utilisation possible de deux méthodes pour effectuer le calcul du risque vie entière en tenant compte de la radiosusceptibilité supérieure des jeunes (voir précédemment : 2.1.2, point 2). Rappelons pourtant que, si ces deux méthodes donnent des coefficients de risque sensiblement identiques dans le cas du modèle additif (4 % Gy -1 pour l'une, 4,5 % Gy -1 pour l'autre), elles sont sensiblement divergentes dans le cas du modèle multiplicatif (7,1 % Gy -1 pour l'une, 11 % Gy -1 pour l'autre). À ma connaissance, il n'y a pas de débat sur ces deux méthodes de calcul proposées par l'UNSCEAR et sur le choix effectué par la CIPR.
L'essentiel des critiques porte sur le choix du modèle multiplicatif à coefficient constant. Ce choix est-il encore valable à la lumière des connaissances scientifiques accumulées aujourd'hui ?
Dès 1988, dans le rapport de l'UNSCEAR, et 1990, dans le document 60 de la CIPR, on trouve des réserves sur la validité absolue du modèle multiplicatif à coefficient constant. Dans le paragraphe 88 de son Annexe B, le rapport UNSCEAR 1988 indique que "on doit noter que, à Hiroshima et Nagasaki, parmi les deux classes d'âge les plus jeunes - c'est-à-dire 0-9 ans et 10-19 ans au moment de l'explosion - le risque a décru de façon significative dans la classe d'âge 0-9 ans et également, mais de façon moins significative, dans la classe d'âge 10-19 ans." Plus loin (§118), lorsque le Comité essaie de déterminer un modèle préférentiel (sans y parvenir d'ailleurs), il note bien que "si, comme cela a été récemment observé dans l'étude [sur les malades soignés pour] spondylarthrite ankylosante, l'excès de risque pour les tumeurs solides en fait diminue ou disparaît après 30 ans, alors la plus grande partie des tumeurs auront été exprimées dans la plupart des cohortes [étudiées en épidémiologie] et les efforts de projection [du risque sur la vie entière] pourraient être effectués avec relativement moins d'incertitudes. Cependant les données japonaises ne montrent pas encore une telle décroissance, à l'exception des jeunes classes d'âge au moment de l'exposition." Enfin dans le paragraphe 524 l'UNSCEAR rappelle que certaines données suggèrent que l'excès de risque relatif peut décroître au cours du temps.
Pour sa part la CIPR est un peu moins claire. Dans les paragraphes consacrés à une présentation générale des effets stochastiques, elle indique par exemple que "le modèle multiplicatif de projection de risque est probablement trop simple, même pour l'exposition des adultes" (§76). Plus loin la Commission met en avant l'utilisation de ce modèle pour les cancers autres que la leucémie, "en reconnaissant que cela peut surestimer la probabilité d'incidence de cancers à des âges plus avancés car le modèle multiplicatif peut ne pas rester valable pendant toute la durée de la vie" (§81). Cependant elle n'établit pas de lien formel avec les tendances observées sur l'évolution du risque relatif chez les jeunes : tout au plus doit on remarquer que l'emploi dans le paragraphe 76 de la précision "même chez les adultes" implique que le caractère trop simple du modèle multiplicatif est le plus manifeste chez les personnes jeunes. Il est regrettable que la CIPR n'ait pas cru devoir être plus explicite.
Il convient alors d'éliminer un faux problème. Les considérations précédentes montrent que le débat sur la validité du modèle multiplicatif à coefficient constant ne peut pas remettre en cause - sur ce seul fondement - la validité du coefficient de risque vie entière déterminé par l'UNSCEAR pour une population adulte, non plus que celui de la CIPR. Le débat porte sur l'évolution des coefficients de risque observés dans les populations jeunes - donc indirectement les coefficients de risque vie entière calculés pour l'ensemble de la population, qui agrège les adultes et les jeunes.
En définitive la remise en cause du modèle multiplicatif à coefficient constant ne peut avoir d'influence que sur la détermination du risque supporté par le public en général et non sur le risque supporté par les travailleurs. Toutes choses égales par ailleurs, cette remise en cause ne pourrait avoir d'impact que sur la limite de dose applicable pour le public, mais aucunement sur la limite applicable aux travailleurs.
Les indications déjà relevées dans le rapport UNSCEAR 1988 et dans la CIPR 60 ont été confirmées par la poursuite du suivi des survivants japonais. Dans l'annexe 6 du rapport de l'Académie des sciences, J. ESTEVE (Centre international de Recherche sur le Cancer, Lyon) indique ainsi que "cette étude apporte pour la première fois des données précises sur la modification de l'excès de risque relatif avec le temps écoulé depuis la première exposition. Ces données révèlent une évolution totalement différente chez les adultes et chez les sujets âgés de 0 à 20 ans (40 ( * )) ." Dans sa conclusion, J. ESTEVE écrit de façon très nette que "l'estimation [pratiquée par l'UNSCEAR en 1988] pour la population générale tous âges confondus est en revanche vraisemblablement trop élevée car elle admet que le risque relatif observé chez les enfants restera constant sur la vie entière, ce que les données récentes excluent avec certitude" (p. 99).
Il est clair que le modèle multiplicatif à coefficient constant ne fournit plus une image adéquate de la réalité et qu'il convient de l'amender dans un sens plus conforme aux certitudes actuelles. L'UNSCEAR a intégré ce fait dans ses rapports 1993 et 1994 : il est donc reconnu sans ambages par la communauté scientifique internationale. La CIPR ne pourra faire autrement que d'en tenir compte dans ses recommandations futures.
3. L'extrapolation des fortes doses-forts débits vers les faibles doses-faibles débits reste une question toujours aussi difficile et propice au débat scientifique. Elle a donné lieu à des échanges nourris lors de la réunion organisée par l'IPSN le 21 juin 1995 et lors de l'audition organisée par l'office parlementaire le 23 novembre 1995. Ces échanges sont d'un niveau tel que j'aurais quelque mal à les présenter ici dans le détail. Je tenterai simplement de reproduire dans leurs grandes lignes les articulations essentielles des discussions.
Je tiens à faire remarquer tout d'abord que la question de la valeur du facteur de réduction a toujours été considérée comme ouverte. L'UNSCEAR indiquait en 1988 vouloir approfondir le sujet ; il notait par ailleurs "qu'un tel facteur varie certainement de façon très large avec le type de tumeur et la gamme de débit de dose. " De son côté la CIPR manifestait une prudence remarquable. Le paragraphe 74 de la CIPR 60 démontre cette prudence : "La gamme de données est très étendue et la Commission reconnaît que ce choix [de la valeur 2] est quelque peu arbitraire et peut-être conservatif " Même prudence dans le paragraphe B62 de l'annexe B : "La Commission a décidé de recommander pour la protection radiologique un facteur de réduction de dose et de débit de dose de 2, tout en reconnaissant que ce choix est arbitraire et peut être conservatif. À évidence cette recommandation changera si de nouvelles informations plus solides venaient à être disponibles."
Ces informations sont-elles aujourd'hui disponibles ? Je n'en suis pas persuadé, pour autant qu'un non spécialiste puisse exprimer une opinion sur ce sujet aussi complexe
L'UNSCEAR et la CIPR (comme de nombreuses autres institutions nationales : NRPB au Royaume Uni, NCRP aux États-Unis...) estiment qu'un seul facteur peut être utilisé pour effectuer l'extrapolation des fortes doses-forts débits vers les faibles doses-faibles débits et qu'on peut en évaluer la valeur numérique à partir de la représentation (graphique) de la relation dose-effet. L'Académie des sciences estime que cette approche est très critiquable car l'unicité de ce facteur de réduction ne prendrait pas en compte l'influence du débit de dose. Les deux schémas ci-dessous illustrent les thèses en présence.
Pour la CIPR comme pour l'UNSCEAR la valeur du facteur de réduction peut être déterminée par le rapport entre la pente moyenne observée dans la région des fortes doses et la pente à l'origine. Les partisans de la CIPR défendent un raisonnement complexe, qui fait intervenir à la fois des considérations d'ordre épidémiologique et des considérations biologiques (y compris un appel aux phénomènes de réparation de l'ADN...) (41 ( * )) .
- les observations (comme la Life Span Study) permettent de déterminer la forme de la relation dose-effet dans le domaine des fortes doses (partie droite des schémas), pour des débits de dose élevés ;
- on sait par d'autres expériences ou observations qu'il existe indubitablement un risque moindre pour les expositions à faibles doses et à faibles débits de dose ;
- on en conclut que la relation dose-effet est concave dans le domaine des doses intermédiaires et faibles (partie gauche des schémas) ;
- considérons des situations où la dose reçue est de plus en plus réduite ; au fur et à mesure que la dose délivrée diminue, les événements cellulaires (lésions de l'ADN) contribuant au risque deviennent de plus en plus rares ; vient un moment où, statistiquement, ils sont si rares que les noyaux cellulaires qui servent de cibles ne reçoivent plus au maximum qu'une seule lésion chacun pendant l'exposition au rayonnement (42 ( * )) ; deux conséquences majeures en découlent :
1/ la réponse à l'exposition devient linéaire : si par exemple la dose reçue est divisée par 2, cela veut dire que le nombre total de lésions est divisé par 2 et par voie de conséquence le nombre d'événements cellulaires contribuant au risque ; comme chaque noyau n'a déjà plus au maximum qu'une seule lésion, c'est donc le nombre des noyaux cellulaires lésés qui est divisé par deux ; ceci est la définition d'une relation linéaire ; il n'y a pas au niveau cellulaire d'effet collectif dans l'acquisition du risque, dans ces conditions d'exposition : le risque total est la somme des contributions élémentaires apportées par chacun des événements significatifs (43 ( * )) ;
2/ la réponse à l'exposition devient indépendante du débit de dose : du fait de cette absence d'effet collectif, peu importe que la dose soit délivrée en une seule fois ou de façon fractionnée : dans les deux cas, et du fait de l'indépendance de chaque événement significatif, le risque ne dépend que du nombre total de noyaux lésés, donc de la dose reçue ;
- on en déduit que, quel que soit le débit de dose utilisé, les relations dose-effet sont équivalentes (44 ( * )) à la même relation linéaire dans le domaine des faibles doses ; on en déduit qu'il suffit d'un seul facteur pour prendre correctement en compte le passage des fortes doses-forts débits aux faibles doses-faibles débits,
- par ailleurs, plus le débit de dose diminue, plus les possibilités ouvertes aux systèmes de réparation de l'ADN sont importantes ; il en résulte que les possibilités d'interaction entre des événements successifs se produisant dans un même noyau cellulaire deviennent de plus en plus réduites ; à la limite, lorsque le débit de dose sera suffisamment faible, les événements cellulaires pourraient être totalement indépendants donc la réponse devenir linéaire, même si la dose est intermédiaire ou forte : la situation est alors identique à celle examinée précédemment ; on peut ajouter de ce fait que, dans cette interprétation, la concavité de la relation dose-effet est plus faible que dans l'interprétation de l'Académie, pour un même débit de dose ;
- dans ces conditions, pour une gamme de dose donnée, on peut en diminuant progressivement le débit de dose obtenir des approximations successives du facteur de réduction ; cette méthode est plus praticable que celle consistant à se diriger vers le domaine des faibles doses puisqu'avec cette dernière méthode le risque sera beaucoup plus faible donc plus difficile à détecter.
On voit que le noeud de l'explication se situe dans la proposition selon laquelle « une seule lésion dans une seule cellule apporte une contribution donnée au risque de cancer » . Cette proposition suppose réalisée quatre conditions et a trois répercussions sur la relation dose-effet :
- les quatre conditions nécessaires pour réaliser la proposition sont : 1/ l'initiation est l'étape déterminante dans la radiocancérogenèse ; 2/ les lésions de l'ADN sont le facteur déterminant de la radiocancérogenèse ; 3/ les lésions de l'ADN ne peuvent pas être totalement réparées par les systèmes ad hoc de la cellule ; 4/ la probabilité que survienne une lésion contribuant au risque est indépendante des conditions d'exposition ;
- les répercussions sur la relation dose-effet ont été en partie évoquées dans le raisonnement précédent : 1/ la relation dose-effet est sans seuil ; 2/ à faible dose et faible débit de dose, la relation est linéaire et ne montre pas d'influence du débit (cf. supra) ; 3/ à plus forte dose et plus fort débit, on observe des effets cellulaires collectifs (ou coopératifs) qui font que la relation dose-effet s'incurve et qu'on observe une influence du débit de dose.
Autre répercussion, de nature biologique cette fois : les tumeurs sont monoclonales c'est-à-dire que toutes les cellules constituant une tumeur descendent de la même cellule mère.
Si l'une seulement des quatre conditions nécessaires n'est pas réalisée, ou bien si l'une des quatre conséquences prévues n'est pas vérifiée, alors on doit en conclure que la proposition « une seule lésion dans une seule cellule apporte une contribution donnée au risque de cancer » est fausse et que l'ensemble de l'édifice intellectuel s'effondre.
Réglons immédiatement le sort de la condition 2 : aucune prise de position sérieuse ne vient aujourd'hui contester le fait que, dans le cadre de la phase d'initiation, les lésions de l'ADN sont le facteur déterminant de la radiocancérogenèse. Pour le reste, on peut soit contester directement les trois conclusions concernant la relation dose-effet, soit contester l'une des conditions nécessaires à la validité de la proposition « une seule lésion dans une seule cellule apporte une contribution donnée au risque de cancer ».
Je renvoie au rapport de l'Académie pour la contestation directe des trois conséquences de la proposition : 1/ on observe souvent des seuils pratiques (surtout avec les rayonnements á) ; 2/ aucune étude épidémiologique n'arrive à mettre en évidence de cancers au dessous de doses déterminées ; 3/ aucune observation n'a pu prouver la linéarité à faible dose ; 4/ il existe des études montrant une influence du débit de dose même à faible dose, ce qui dément la linéarité de la relation dose-effet, etc.
Les échanges d'arguments relatifs aux quatre conditions évoquées plus haut méritent une présentation plus poussée. La position de l'Académie des sciences peut être synthétisée comme suit.
1. L'Académie suggère que les lésions subies par l'ADN du fait d'une exposition sont similaires à celles subies naturellement du fait du « stress oxydant » dans les cellules. Je renvoie par exemple à la rédaction des paragraphes 3 et 4 en p. 12 du rapport, ou à un entretien accordé à La Lettre du CADAS par le Pr. TUBIANA (45 ( * )) . Par conséquent les lésions subies du fait des rayonnements sont susceptibles d'être réparées selon les mêmes mécanismes que les lésions naturelles ; c'est bien le sens qu'il faut accorder au dernier paragraphe de la p. 13.
2. L'Académie estime que l'efficacité des systèmes de réparation est différente à faible dose-faible débit et à forte dose-fort débit. Comme l'indique le Pr. TUBIANA dans l'entretien publié dans La Lettre du CADAS, cette différence se manifeste à cause de deux mécanismes :
- la saturation à forte dose des mécanismes de réparation : " il existe à l'intérieur des cellules des systèmes de réparation extrêmement puissants pour faire disparaître les lésions de l'ADN provoquées par les rayons ionisants lorsqu'il s'agit d'une dose modérée. Par contre, si la dose est plus élevée, ces systèmes sont saturés et la réparation est beaucoup moins efficace." L'explication de cette saturation repose (entre autres) sur l'existence d'un stock d'enzymes réparateurs, totalement « consommé » en cas de dose suffisamment forte.
- la prolifération cellulaire après une dose élevée : "on sait que si la dose est élevée, disons de l'ordre de 1 Sv, il y a mortalité cellulaire, et alors les cellules entrent en processus de division pour remplacer les cellules manquantes. Or les mécanismes de réparation cellulaire sont beaucoup plus efficaces chez les cellules au repos."
- le rapport de l'Académie ajoute un troisième mécanisme : la mise en oeuvre de systèmes de réparation inductibles par les rayonnements (46 ( * )) dont l'efficace n'est pas parfaite et qui conduisent ainsi à des réparations fautives (mutations dans les gènes constituant l'ADN) ; "le système inaudible aboutit normalement à la mort programmée (apoptose) des cellules porteuses de lésions persistantes. Cependant, à forts débits de dose, l'apoptose peut ne pas éliminer la totalité des cellules dont le génome a été altéré" (p. 13).
3. La cancérogenèse nécessite l'acquisition par la cellule de plusieurs mutations. Il est hautement improbable que cette acquisition puisse résulter du passage d'une seule particule ionisante dans la cellule (47 ( * )) . En revanche elle peut être assurée par la multiplicité des lésions mal réparées survenues dans une cellule fortement irradiée (mais survivante). De plus les cellules qui ont survécu à l'irradiation sont amenées à se reproduire plus rapidement pour compenser les pertes dues aux cellules tuées. L'irradiation à dose et débit relativement élevés conduit donc à la prolifération privilégiée de cellules mutées. La phase de promotion n'est pas négligeable dans le processus de radiocancérogenèse.
Dans l'annexe 4 du rapport, J. LAFUMA met l'accent sur un autre mécanisme susceptible d'expliquer l'accumulation de lésions dans les cellules précancéreuses. Cette accumulation pourrait découler de l'instabilité chromosomique que l'on peut observer dans les cellules sénescentes, c'est-à-dire arrivées au terme de leur capacité reproductrice. Or il se trouve que l'irradiation favorise la sénescence des cellules puisque les pertes dues aux cellules tuées stimulent la reproduction - donc le vieillissement - des cellules survivantes. De nombreuses cellules parviennent ainsi au stade de sénescence du fait d'une forte irradiation. Pour J. LAFUMA, la phase de conversion n'est pas non plus négligeable dans le processus de radiocancérogenèse.
4. Les choses sont moins nettes sur la monoclonalité des tumeurs. Dans l'annexe 4 au rapport de l'Académie, J. LAFUMA affirme que "l'évolution clonale est lente, elle se fait par étapes et l'on observe même une polyclonalité dans les états précancéreux et dans les tumeurs, au début de leur évolution. " Cette rédaction peut laisser suggérer que la tumeur finale peut redevenir monoclonale, l'une des lignées de clones ayant fini par s'imposer au détriment des autres ; mais le texte de J. LAFUMA ne tranche pas sur ce point. Lors de la réunion du 21 juin 1995 organisée à l'IPSN, le Pr. TUBIANA a plutôt adopté une position inverse, en déclarant par exemple : "Je suis tout à fait d'accord avec l'origine monoclonale des tumeurs humaines. J'ai même écrit plusieurs articles là-dessus il y a une dizaine ou une quinzaine d'années. Je suis tout à fait convaincu de la monoclonalité." Il n'est donc pas étonnant que le texte principal du rapport de l'Académie n'évoque pas cette question de la monoclonalité ou polyclonalité des tumeurs.
En revanche lors de la réunion de l'IPSN le Pr. TUBIANA établissait un distinguo important : "Je crois qu'il ne faut pas confondre monoclonalité et influence unique de ce qui se passe dans une seule cellule. La monoclonalité est parfaitement compatible avec l'influence des cellules qui se trouvent autour de la cellule. [...] L'ensemble du tissu participe au processus cancéreux et il serait totalement erroné d'imaginer un modèle dans lequel une seule cellule isolée peut évoluer vers le cancer sans que toutes les autres cellules interviennent dans ce processus. " Monoclonalité ou pas, le terrain du débat reste donc celui des interactions coopératives au niveau tissulaire.
En définitive seules les expositions à des doses et débits de dose relativement élevés sont susceptibles de donner à la cellule irradiée les mutations compatibles avec sa survie, qui sont une étape dans le processus de cancérogenèse. Celle-ci est plus directement provoquée par les actions tissulaires à la destruction par apoptose de nombreuses cellules irradiées. Ces réactions conduisent à la reproduction accélérée des cellules survivantes, qui sont justement les cellules mutées.
Pour l'Académie des sciences, la radiocancérogenèse repose essentiellement sur des phénomènes collectifs : au niveau moléculaire, ils interviennent dans la qualité de réparation de l'ADN ; au niveau tissulaire, ils interviennent dans la régulation du développement cellulaire et tumoral.
C'est une toute autre logique microbiologique qui sous-tend les raisonnements de l'UNSCEAR et des personnes et institutions s'accordant avec la CIPR. Le Dr. Cox lors de l'audition de l'Office le 23 novembre 1995 ou lors de la réunion du 21 juin à l'IPSN en a donné une présentation brillante :
- l'origine monoclonale de la plupart des cancers ne fait aucun doute ;
- la conséquence logique est que l'initiation d'une seule cellule accroît la probabilité de développer un cancer ; cela ne veut pas dire que toute cellule initiée va développer un cancer, mais que toute cause qui contribue à augmenter le stock de cellules initiées augmente par la même occasion la probabilité de développer un cancer ; l'existence reconnue de mécanismes puissants de réparation de l'ADN fait que la probabilité qu'une cellule lésée développe un cancer est très faible en tout état de cause ;
- le rayonnement intervient dans la phase d'initiation, il ne semble avoir un rôle promoteur que de façon très marginale ; dans ces conditions, la connaissance détaillée des étapes ultérieures de la cancérogenèse n'est pas nécessaire pour la compréhension des effets des rayonnements ;
- la nature des lésions causées par les rayonnements est différente de celles causées par le stress oxydant naturel : les rayonnements ionisants provoquent proportionnellement beaucoup plus de cassures double brin que le stress oxydant, qui provoque essentiellement des lésions ponctuelles ; dans cette optique, on s'explique également le fait que les rayonnements à fort TEL aient un pouvoir cancérigène supérieure aux rayonnements à faible TEL (48 ( * )) ;
- la plupart des mécanismes de réparation des cassures double brin sont fautifs, donc donnent naissance à des mutations (on connaît un seul mécanisme de réparation fidèle) ; cette quasi impossibilité d'obtenir des réparations fidèles s'explique par le caractère grossier des coupures subies par le brin d'ADN ; au contraire les cassures double brin provoquées par certains enzymes spéciaux (dits enzymes de restriction) sont bien réparables car la cassure est très « propre » ;
- la répartition comparée entre les différents mécanismes ne dépend pas de la dose ni du débit de dose (car on n'observe pas de changement dans la fréquence respective des différents types de mutations observés) ; donc la probabilité de réparation est identique quels que soient la dose et le débit de dose ;
- la stimulation radioinduite de mécanismes de réparation n'a pas d'influence convaincante : 1/ elle a été observée dans de rares systèmes biologiques principalement des cultures de cellules sanguines (lymphocytes) ; 2/ les lymphocytes provenant de diverses personnes ne montrent pas tous ce phénomène, donc d'autres facteurs jouent certainement ; 3/ l'effet est au maximum de 50 % ; 4/ le phénomène est visible seulement pour une gamme réduite de doses initiales (49 ( * )) ; 5/ l'existence de systèmes de réparation inductibles (50 ( * )) introduit effectivement une non linéarité dans la relation dose-effet (même au niveau cellulaire), mais cela peut être masqué par des effets contraires qui rétablissent une quasi-linéarité apparente.
En définitive, dans cette perspective, on peut dire que : 1/ l'exposition d'un tissu aux rayonnements provoque dans les cellules une certaine quantité de cassures double brin ; 2/ une certaine proportion de ces cassures n'est pas correctement réparée ; 3/ l'efficacité globale des systèmes de réparation ne dépend pas de la dose et du débit de dose ; 4/ une certaine proportion des cassures non réparées concerne des gènes sensibles du point de vue de la cancérogenèse ; 5/ l'acquisition des autres mutations nécessaires à l'apparition du caractère précancéreux ne dépend pas nécessairement d'une nouvelle lésion mais peut découler des circonstances environnementales ; 6/ une cellule lésée, fût-ce du fait d'une seule lésion non réparée sur un gène sensible, franchit ainsi une étape dans le processus complexe qui mène au développement d'un cancer : elle a fourni une contribution au risque.
Pour les tenants de cette thèse, la radiocancérogenèse repose essentiellement sur des phénomènes individuels : au niveau moléculaire, une seule particule traversant la cellule a une probabilité non nulle de provoquer (au moins) un événement initiateur (cassure double brin non réparée, sur un gène « sensible ») ; au niveau tissulaire, une cellule initiée a une probabilité non nulle de « passer au travers » de tous les systèmes de régulation, pour finalement donner un cancer.
Chacune des deux thèses en présence s'appuie sur l'interprétation des études les plus récentes comme de celles déjà plus anciennes. Elles sont pourtant séparées par plus qu'une simple divergence : il y a une totale opposition sur les phénomènes fondamentaux gouvernant les « lois » des effets des rayonnements. Il est manifeste que les avancées des connaissances scientifiques en ce domaine n'ont pas réussi à clarifier ces « lois ».
Pour autant que je puisse émettre une opinion, le point faible de la logique développée par l'Académie des sciences est l'assimilation entre les lésions « naturelles » et les lésions provoquées par les rayonnements ionisants. Le point faible de la logique développée par les partisans de la CIPR est l'absence d'influence de la dose et du débit de dose sur les capacités de réparation des cassures double brin. Je ne veux pas dire par là que ces propositions sont fausses : je veux dire simplement que ce sont celles qui me paraissent démontrées de la façon la moins convaincante, au vu de toute les informations que j'ai pu rassembler par ailleurs.
2.2.3 Ces évolutions ne semblent pas susceptibles de provoquer aujourd'hui une remise en cause radicale des estimations faites par l'UNSCEAR et la CIPR
1. Tout le monde est d'accord sur le fait que le modèle multiplicatif à coefficient constant ne fournit qu'une image déformée de la réalité. La seule question valable est donc désormais l'évaluation de l'impact numérique que pourrait amener un raffinement du modèle multiplicatif (51 ( * )) . Dans son rapport, l'Académie des sciences indique que celui-ci "majore probablement l'excès de cancers, et cette majoration pourrait être très importante" (p. 24). Il faut se tourner vers le rapport 1994 de l'UNSCEAR - au demeurant antérieur à celui de l'Académie - pour trouver une évaluation numérique de ce que pourrait être cette majoration.
Pour les cancers solides le Comité a procédé au réexamen des données de la Life Span Study en utilisant trois modèles multiplicatifs : 1/ à coefficient constant sur la vie entière ; 2/ à coefficient constant pendant 45 ans suivi (pour les sujets exposés avant 45 ans) d'une décroissance jusqu'au niveau observé pour la classe exposée à l'âge de 50 ans ; 3/ à coefficient constant pendant 45 ans suivi (pour les sujets exposés avant 45 ans) d'une décroissance jusqu'à un niveau de risque nul à l'âge de 90 ans (52 ( * )) .
Le premier modèle, identique à celui de 1988, permet de mettre en évidence les variations apportées par la prolongation du suivi des survivants jusqu'en 1987 et quelques modifications méthodologiques. Il fait apparaître une nouvelle augmentation du risque, qui est désormais évalué à 10,9 % Gy -1 contre 9,7 % Gy -1 dans le rapport UNSCEAR 1988. Bien que ce fait soit trop souvent occulté, il me paraît important de souligner ici que deux ans seulement de suivi supplémentaires (1985-1987) ont conduit à une réévaluation non triviale du coefficient de risque.
Les calculs effectués à partir du deuxième modèle donnent un coefficient de risque diminué d'environ 15 %, soit 9,2 % Gy -1 . Le troisième modèle conduit à calculer un coefficient de risque réduit d'environ 30 %, soit 7,5 % Gy -1(53 ( * )) .
En définitive, l'UNSCEAR estime que les coefficients de risque déterminés en 1988 lui semblent toujours valables en 1994. Je ne vois pas comment la CIPR pourrait se démarquer de cette position, qui exprime le consensus scientifique international.
2. Pour les conditions de l'extrapolation vers les faibles dose-faibles débits et son interprétation sous-jacente, l'UNSCEAR s'est penché en 1993 sur les mécanismes de la radiocancérogenèse (rapport principal pp. 8-9, Annexe E pp. 551-618) ainsi que sur "l'influence de la dose et du débit de dose sur les effets stochastiques des rayonnements " (Annexe F, pp. 619-728). En 1994, l'UNSCEAR s'est penché sur les mécanismes de réponse adaptative. Dans les deux cas, l'opinion exprimée par le consensus scientifique international n'a pas manifesté la volonté de s'écarter de la thèse contraire à celle de l'Académie des sciences.
En matière d'évaluation numérique du facteur de réduction, l'UNSCEAR a estimé dans l'Annexe F du rapport 1993 que "si la réponse chez l'espèce humaine est similaire à celle observée chez les animaux d'expériences, il peut être envisagé que, à des débits de dose plus faibles que ceux rencontrés à Hiroshima, un facteur de réduction supérieur à celui suggéré par les données de la relation dose-effet pourrait être obtenu. Cependant l'information provenant des populations humaines exposées à de faibles débits de dose suggère que les coefficients de risque ne sont guère différents de ceux obtenus pour les survivants des bombardements atomiques, bien que les estimations de risque montrent de larges intervalles de confiance. Prises globalement, les données disponibles suggèrent que, pour l'induction des cancers, le facteur de réduction adopté devrait, sur des bases prudentes, avoir une valeur faible, probablement pas plus de 3" (§359).
Il est à remarquer que cette évaluation n'a pas été reprise dans le texte du rapport principal, le Comité se contentant de recommander l'utilisation d'un facteur de réduction pour des doses inférieures à 200 mGy ainsi que pour des doses supérieures lorsque le débit de dose est inférieur à 0,1 mGy par minute, moyenne sur quelques heures.
Le débat scientifique est réel et difficile. A-t-il véritablement un intérêt pratique ? J'en doute fort.
En premier lieu l'Académie reconnaît que les doses effectivement reçues par les travailleurs sont dans la quasi totalité des cas inférieures à la limite recommandée par la CIPR (54 ( * )) . En second lieu je ne m'explique pas les controverses touchant à la limite de dose pour le public. L'Académie estime, par la voix du Pr. TUBIANA, que les conséquences psychologiques d'une limite de dose fixée à 1 mSv par an seraient désastreuses ; elle estime d'autre part que sa divergence d'appréciation avec la CIPR ne porte plus que sur un facteur 2. Malgré toute ma bonne volonté, je ne comprends pas très bien les raisons pour lesquelles le public, dont on dit qu'il serait affolé par l'annonce qu'une dose de 1 mSv est dangereuse (55 ( * )) , serait beaucoup moins affolé par l'annonce qu'une dose de 2 mSv est dangereuse.
En fait chacun est d'accord pour reconnaître que la CIPR ne peut faire que les choix allant dans le sens de la prudence. Tout jugement sur la pertinence de ces choix amène à se poser successivement deux questions.
Tout d'abord, les choix de la CIPR sont-ils illégitimes sur le plan scientifique ? Personne, pas même les détracteurs les plus acerbes de la publication CIPR 60, ne 1'a jamais prétendu. La CIPR effectue ses choix dans la seule latitude des possibilités que lui offre la science du moment, ses flous artistiques et ses zones d'ombre. Or entre 1988 et 1995 la science n'a pas été capable de réduire les marges d'erreur, même si elle suggère qu'elles pourront probablement être réduites...
Alors les choix de la CIPR sont-ils excessivement prudents ? C'est bien là le coeur du message délivré par l'Académie des sciences, qui répond par l'affirmative. Mais parler de prudence excessive, c'est se placer résolument dans une perspective de gestion du risque et non plus d'évaluation scientifique. On ne peut pas porter de jugement sur une limite de dose sur des critères uniquement scientifiques, car la valeur de la limite est la résultante d'un processus complexe qui fait intervenir des jugements scientifiques et sociaux à la fois.
Pour les besoins de la radioprotection, pour les hommes chargés de définir ses principes généraux, pour ceux chargés de l'appliquer sur le terrain comme pour les responsables politiques chargés de l'endosser vis-à-vis du corps social, la véritable question ne consiste pas à savoir si le débat scientifique peut être clos aujourd'hui ni si la science peut apporter une réponse définitive. Il s'agit bien plutôt de savoir si l'on peut gérer correctement le risque radiologique à partir des connaissances actuelles.
Or il me paraît certain que l'on en sait suffisamment aujourd'hui pour mettre en place un système solide de radioprotection.
En ce sens le débat scientifique sur les effets biologiques des faibles doses occulte celui autrement plus important sur les critères d'acceptabilité du risque et les modalités de gestion du risque, qui sont le fondement essentiel de la politique de protection radiologique. En ce domaine, il faut convenir que, par rapport à la CIPR 26, les évolutions conceptuelles proposées par la CIPR dans sa publication 60 fondent un système de protection radiologique robuste dont la « sensibilité » aux facteurs purement scientifiques a été considérablement réduite.
* 35 Rappelons au passage un fait trop souvent oublié : l'UNSCEAR indique que l'utilisation de modèles plus complexes (comme certains des modèles proposés par MUIRHEAD et DARBY) peut conduire à des estimations de risque encore supérieures à celles qui découlent du modèle multiplicatif à coefficient constant (voir rapport 1988, Annexe F, § 117 : "[...] (b) les modèles de projection additif et multiplicatif ne fournissent pas nécessairement une limite supérieure et inférieure ou risque à l'intérieur de cette famille de modèles. "). Ainsi le modèle multiplicatif à coefficient constant n'est pas nécessairement le plus pessimiste.
* 36 Voir par exemple UNSCEAR 1988, Annexe F, §569 ou 594.
* 37 Voir par exemple CIPR 60, Annexe B, §B73.
* 38 Voir par exemple UNSCEAR 1994, Annexe A, § 71.
* 39 Pour plus de détails, voir en particulier l'annexe 6 du rapport de l'Académie (p 97-98).
* 40 Il s'agit bien entendu des âges au moment de l'exposition.
* 41 Pour une illustration argumentée, voir le rapport précité du NRPB. Risk of Radiation-induced Cancer at Low Doses and Low Dose Rates for Radiation Protection Purposes. Documents of the NRPB, vol 6 n° 1, 1995.
* 42 Il est très important de noter ici qu'il ne s'agit pas de toutes les lésions physiques subies par l'ADN mais seulement des lésions contribuant au risque, qui n'en forment qu'un sous-ensemble.
* 43 Ces événements sont indépendants au sens des probabilités.
* 44 Y compris au sens mathématique.
* 45 "Les lésions provoquées par les rayonnements ionisants se situent vraisemblablement surtout au niveau des premières lésions de l'ADN Celles-ci sont extrêmement fréquentes, il y en a naturellement un grand nombre chaque seconde, de nombreuses origines. Elles ne constituent pas un passage critique pour provoquer une lésion cancéreuse Il est très improbable d'un seul rayon ionisant qui traverse une cellule puisse être à l'origine d'un cancer.
* 46 Qui devraient donc aller dans le sens d'une meilleure résistance au rayonnement.
* 47 De façon plus générale on peut lire par exemple en p 16 du rapport que "on estime aujourd'hui que les lésions génétiques liées à l'irradiation n'expliquent pas, à elles seules, le devenu neoplasique des cellules".
* 48 L'explication repose sur la répartition des dépôts d'énergie du fait de ces différentes causes 1/ pour le stress naturel, les dépôts se produisent de façon aléatoire dans tout le volume de la cellule, 2/ pour les rayonnements à faible TEL, ils se produisent le long de la trajectoire du rayonnement et peuvent être parfois suffisamment concentrés dans un volume critique au regard des dimensions des gènes pour provoquer une « attaque groupée » de l'ADN et entraîner ainsi la cassure totale d'un, voire deux, brin(s), 3/ pour les rayonnements à fort TEL les dépôts d'énergie sont très denses tout au long de la trajectoire, et il y a pratiquement toujours suffisamment de dépôts localisés « en grappe » pour provoquer avec quasi certitude des cassures double brin de l'ADN.
* 49 Rappelons que la radiotolérance induite se manifeste après une exposition à une « faible » dose de rayonnement, dont on montre qu'elle induit parfois des substances impliquées dans la réparation de l'ADN. Dans ces conditions, une deuxième exposition subie quelque temps après montre des effets plus faibles que ce qu'ils devraient être normalement.
* 50 Ces système inductibles par les rayonnements ont été nus en évidence principalement chez certaines bactéries Leur existence est parfois expliquée par le fait que le génome de ces bactéries est beaucoup moins complexe que le génome humain. Alors la « batterie » de mécanismes que doit gérer la cellule est suffisamment restreinte pour que des systèmes inductibles efficaces soient opératoires.
* 51 Il ne faut pas oublier tout de même que personne ne défend plus aujourd'hui le modèle additif tout le monde s'accorde à dire que le modèle le plus pertinent est a fondement multiplicatif, mais que le coefficient utilise ne peut' plus être considéré comme constant. Le débat consiste donc à savoir quels aménagements il faut accorder au modèle multiplicatif.
* 52 Voir pour plus de détails la figure XI de l'Annexe A (p 160) dans le rapport UNSCEAR.
* 53 Aux valeurs déterminées par ces trois modèles il convient d'ajouter 1,1 % Gy -1 au titre du risque de leucémie pour obtenir le risque total.
* 54 La protection radiologique des mineurs d'uranium causant à cet égard une difficulté particulière.
* 55 Rappelons une fois de plus que la CIPR ne dit jamais que 1 mSv est dangereux mais que 1 mSv est inacceptable. C'est tout à fait différent.