I. ANALYSER LE RISQUE PÉNAL ET, LE CAS ÉCHÉANT, SÉCURISER L'ACTE DE DÉROGATION PRÉFECTORALE

De nombreuses personnes entendues par vos rapporteurs ont pointé le risque contentieux inhérent à l'exercice du pouvoir de dérogation. Ainsi, un arrêté préfectoral pourrait être attaqué devant le juge administratif s'il méconnait les conditions légales du recours à la dérogation. À l'inverse, le refus du préfet, exprès ou implicite, de prendre un arrêté de dérogation pourrait être contesté sur le fondement de la rupture d'égalité, dans l'hypothèse, par exemple, où le requérant demande à se voir appliquer la même dérogation que celle qui a été retenue, dans un cas similaire, par un précédent arrêté. Toutefois, comme indiqué plus haut, le contentieux est aujourd'hui quasi-inexistant. Le risque évoqué paraît donc relativement marginal.

Plus délicate est la question du risque pénal : en tant que dépositaire de l'autorité publique, le préfet, s'il ne peut engager la responsabilité pénale de l'État56(*), peut en revanche être pénalement mis en cause : il s'agit alors d'une responsabilité personnelle. La mise en oeuvre du droit de dérogation peut-elle conduire à mettre en jeu la responsabilité pénale des préfets ? Vos rapporteurs constatent qu'aucune action pénale n'a été engagée alors que plus de 800 arrêtés de dérogation ont été pris depuis 2020. Toutefois, plusieurs préfets rencontrés par la mission ont exprimé un besoin de « sécurisation pénale », dans le cadre de l'exercice de leur droit de dérogation. C'est pourquoi la mission a souhaité recueillir l'avis de nombreux experts sur ce sujet.

Les propositions les plus avancées sur ce sujet émanent de l'Inspection générale de l'administration ainsi que de Christian Vigouroux. Ce dernier a été chargé par le Président de la République, en mars 2024, d'une mission relative au régime de responsabilité pénale des décideurs publics.

Le préfet serait exposé à un risque pénal dans deux hypothèses.

1ère hypothèse : un arrêté préfectoral de dérogation écarte une norme réglementaire dont le non-respect est pénalement sanctionné, par exemple dans le domaine de l'urbanisme ou de l'environnement. Toutefois, cette inquiétude peut être dissipée par les dispositions du 1er alinéa de l'article 122-4 du code pénal, en vertu desquelles « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Le droit de dérogation étant autorisé par le décret de 2020, les préfets qui en font usage ne sont-ils pas protégés par ce dispositif ?

2ème hypothèse : un arrêté de dérogation aboutit à la construction d'un équipement sportif qui blesse ou tue un habitant d'une commune. Dans ce cas, le préfet ne serait-il pas protégé par le principe selon lequel « il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre » (article 121-3 du code pénal) ? Ainsi, en l'état du droit, le préfet ne peut être tenu responsable pénalement que s'il a eu l'intention, en dérogeant à une norme, de commettre un délit déterminé, par exemple de mettre en danger un usager.

En l'absence de jurisprudence pénale, il est toutefois difficile d'avoir des certitudes sur ces sujets complexes et lourds d'enjeux57(*).

Par ailleurs, cette exonération pénale ne vaut que si l'arrêté de dérogation est lui-même légal, c'est-à-dire conforme en tous points aux nombreuses conditions du décret de 2020. Or, comme cela a été dit plus haut, la distinction entre le « fond » et la « forme » n'apparaît pas de manière évidente. Le juge pénal, s'il était saisi, pourrait considérer qu'un arrêté constitue une dérogation à des normes de fond, par exemple dans le domaine environnemental. Le risque pénal ne semble donc pas totalement théorique, en raison de ces marges d'interprétation. Si aucun exemple concret n'a été donné lors des auditions, la mission souligne, à titre d'illustration, qu'est puni de deux ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende le fait de réaliser un ouvrage qui a « porté gravement atteinte à la santé ou la sécurité des personnes ou provoqué une dégradation substantielle de la faune et de la flore ou de la qualité de l'air, du sol ou de l'eau » (article L. 173-3 du code de l'environnement). Si un arrête déroge, directement ou non, à une règle qui porte sur ces dispositions, le préfet peut-il voir sa responsabilité pénale engagée ?

À la suite de l'audition de l'IGA, il pourrait être proposé de cantonner la responsabilité pénale du préfet, en cas de mise en oeuvre du droit de dérogation, à la seule hypothèse où il a violé de façon manifestement délibérée les conditions du recours à cette dérogation. L'expression « manifestement délibérée » reprendrait le dispositif applicable aux élus locaux : en cas de délit non-intentionnel, ces derniers ne sont pénalement responsables que lorsqu'ils ont « violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».

Lors de son audition, M. Vigouroux a évoqué une autre forme de sécurisation pénale. En effet, l'article 122-4 du code pénal prévoit, en son deuxième alinéa, que « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ». Dans le cas où le préfet a pris un arrêté qui a été expressément autorisé préalablement par l'administration centrale, le terme « commandé » ne paraît pas le couvrir pénalement, puisque c'est le préfet qui a pris l'initiative d'une telle dérogation. Il pourrait ainsi être envisagé de compléter la disposition précitée en prévoyant cette irresponsabilité pénale non seulement lorsque l'acte a été commandé mais aussi lorsqu'il a été expressément autorisé par l'autorité légitime.

Recommandation n° 9 : Analyser le risque pénal et, le cas échéant, sécuriser l'acte de dérogation préfectorale


* 56 L'article 121-2 du code pénal dispose que l'État n'est pas pénalement responsable des infractions commises par ses représentants.

* 57 La question de l'intentionnalité ne concerne pas que les préfets : la délégation s'est ainsi interrogée, fin 2023, sur le recentrage de la responsabilité pénale du maire sur les situations d'infraction intentionnelle ; voir le rapport d'information «  Faciliter l'exercice du mandat local », n° 215 (2023-2024), déposé le 14 décembre 2023.

Partager cette page