EXAMEN EN DÉLÉGATION
Mme Micheline Jacques, président. - Nous examinons aujourd'hui les conclusions du rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, sujet que nous avions retenu lors de la programmation de nos travaux sur l'exercice 2024 et que nos deux rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel que je tiens à féliciter pour leur travail, nous présentent ce jour.
Ce rapport est ambitieux et inédit : j'espère vraiment qu'il recevra un accueil conséquent. Les rapporteurs ont travaillé pendant un an pour aboutir à un état des lieux complet et formuler de nombreuses recommandations étayées et opérationnelles.
Avant de leur céder la parole, je voudrais souligner l'ampleur des travaux préparatoires des rapporteurs. Cette étude a fait l'objet de 15 auditions au Sénat et 112 auditions dans les territoires visités, représentant un total de 230 personnes entendues aux profils très divers : ministres et directeurs d'administrations centrales, présidents de collectivités et leur équipe, préfets et sous-préfets, chefs de juridictions, directeurs d'établissements pénitentiaires, recteurs et chefs d'établissements scolaires, maires, commandements ultramarins de la gendarmerie, personnels de la police nationale et des douanes, officiers supérieurs de la Marine nationale.
La mission s'est rendue dans sept territoires, à La Réunion, Mayotte, Martinique, Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, en Polynésie française, sans oublier les Terres australes et antarctiques françaises puisque des échanges ont eu lieu avec l'actuelle administratrice supérieure. J'ai accompagné ces déplacements avec beaucoup d'intérêt : ils ont été très riches d'enseignements.
Je tiens à saluer tout particulièrement l'implication de nos collègues Jacqueline Eustache-Brinio et Audrey Bélim qui ont effectué le déplacement en Polynésie française ainsi que tous leurs collègues sénateurs qui nous ont accompagnés et éclairés chez eux : Lana Tetuanui et Teva Rohfritsch en Polynésie, Frédéric Buval en Martinique, Annick Petrus à Saint Martin, Viviane Malet, Evelyne Corbière Naminzo et Audrey Bélim à La Réunion, Saïd Omar Oili et Thani Mohamed Soilihi à Mayotte.
Des visioconférences ont été organisées pour les territoires (Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon) ou des questionnaires ont été envoyés (Wallis-et-Futuna).
Les rapporteurs se sont aussi appuyés sur les rapports précédemment publiés par les instances du Sénat, en particulier ceux de la commission des lois sur la situation en Polynésie et de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France.
Je ne doute donc pas de l'excellence des propositions de nos rapporteurs à partir de leur état des lieux.
Pour suivre les présentations de nos rapporteurs, comme d'habitude plusieurs supports sont disponibles :
- une note de synthèse du rapport sous forme d'un « Essentiel »,
- la liste des recommandations,
- et, pour ceux qui le souhaiteraient, une version provisoire du rapport.
Je vous rappelle enfin qu'une conférence de presse est prévue à 11 heures 30, dans la salle des conférences de presse.
Sans plus tarder, je cède à présent la parole à nos rapporteurs.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je vous remercie, madame le président, de votre implication exceptionnelle dans ce travail. J'ai eu beaucoup de plaisir à réaliser cette mission avec Victorin Lurel, avec son expérience de ces questions. Chers collègues, nous avons apprécié vos accueils chaleureux et votre accompagnement, précieux, sur place.
Nous avons travaillé un an sur ce rapport. La situation des violences outre-mer et des trafics est très grave et s'est fortement dégradée. Nos compatriotes en outre-mer attendent donc une présence accrue de l'État sur ses missions essentielles. C'est une forme de solidarité nationale élémentaire à laquelle nous ne pouvons déroger. Nous devons poursuivre nos réflexions institutionnelles sur les compétences des assemblées élues ultramarines, sur le développement économique et sur la vie chère, mais nous ne pouvons passer à côté de la sécurité qui déstabilise profondément une partie significative de nos territoires. Nous nous sommes lancés avec beaucoup de conviction dans ce travail et nous n'avons pas été déçus de toutes les informations que nous avons pu recueillir.
Une grande partie de l'insécurité et de la déstabilisation est importée et liée au contexte international, du fait de l'extrême fragilité des structures étatiques des pays limitrophes ou proches de nos îles qui ne savent pas contrôler les dérèglements qui impliquent des trafics de drogues et d'armes et provoquent des flux migratoires qui comportent parfois des éléments ultraviolents. Nos compatriotes en outre-mer ne demandent pas moins d'État, mais plus d'État. Il existe sans doute une violence endogène, mais aussi une violence importée et cette déstabilisation place nos compatriotes dans une situation de détresse. La commission d'enquête sur les narcotrafics a parfaitement mis tous ces sujets en lumière.
Nous ne sommes pas allés en Guyane, mais nous avons mis à jour notre réflexion. Nous nous sommes rendus à Mayotte, avant le cyclone Chido qui conforte nos réflexions et accentue l'urgence de traiter les questions migratoires et de violence.
Nous constatons qu'il existe une spécificité des crimes, délits et trafics commis outre-mer, mais aussi une évolution négative partout, soit une aggravation de la spécificité. Les chiffres mentionnés proviennent de la police nationale, de la gendarmerie et de la justice. Nous ne citons que des chiffres 2023, puisque nous ne disposons pas encore des chiffres pour 2024. En zone gendarmerie, les outre-mer représentent 25 % des atteintes aux personnes pour 4 % de la population, 30 % des homicides, 50 % des vols à main armée, 50 % des agressions contre les gendarmes, 11 % des « féminicides ». 30 % du contentieux pénal en outre-mer est lié à des faits de violence, contre 18 % dans l'Hexagone. Dans l'Hexagone, il y a 1,3 homicide pour 100 000 habitants, contre 20,6 homicides pour 100 000 habitants en Guyane, 9,4 en Guadeloupe, 6,9 en Martinique et 5,5 à Mayotte. Les chiffres justifient que nos 3,3 millions de compatriotes appellent à la protection de l'État que nous devons relayer. Nous devons répondre à cette situation extrêmement grave.
L'évolution est négative : entre 2016 et 2023, les homicides ont augmenté de 5 % par an dans les DROM tandis que les coups et blessures volontaires augmentaient de 6 % par an et les violences intrafamiliales et les violences sexuelles de 14 % par an. Cette dégradation s'accélère pour certains crimes et délits. En 2023, les homicides ont augmenté de 14 % par rapport à 2022 tandis que l'usage de stupéfiants progressait de 37 %. J'ai obtenu quelques chiffres, à l'occasion des rentrées solennelles des cours et tribunaux ultramarins, datant de janvier 2025 : en Guadeloupe, il y a eu 33 morts en 2024 à cause du narcotrafic, ce qui place ce département au deuxième rang national. À Saint-Martin, le nombre d'homicides est 21 fois plus important que la moyenne nationale et les vols à main armée sont 48 fois supérieurs à la moyenne nationale, alors que le territoire est petit. En Martinique, 33 tonnes de cocaïne ont été saisies en 2024 et 11 tonnes dans les premiers jours de 2025. À La Réunion, 41 kilogrammes de cannabis ont été saisis en 2021, contre 193 en 2023 et 500 en 2024.
Si nous ne comprenons pas qu'il existe une urgence nationale et une solidarité élémentaire vis-à-vis de nos compatriotes ultramarins, nous n'avons rien compris.
Nous ne pouvons accuser l'État de n'avoir rien fait : l'État a été actif, même s'il ne l'a pas été suffisamment tôt ni suffisamment fort. 6 500 policiers et 7 200 gendarmes se trouvent sur ces territoires qui ont enregistré une forte augmentation du nombre de greffiers et de magistrats. Les lois de programmation pour la sécurité et la justice prévoient un effort, également réalisé sur le plan militaire, car une partie de la solution viendra des Armées.
L'État n'a pas été inactif. Le nombre de magistrats et de greffiers est même plus important en outre-mer qu'en Hexagone : des solutions ont été trouvées pour attirer les magistrats et les greffiers, y compris par des séjours de six mois qui renforcent les effectifs judiciaires. Il ne faudrait toutefois pas décider des affectations des ressources humaines en fonction du seul nombre d'habitants, mais en fonction du nombre de crimes et de délits. Les critères qui prévalent pour déterminer le nombre d'emplois ne sont pas adaptés à la réalité.
Notre rapport s'intitule « pour un choc régalien outre-mer ». Nous n'avons pas besoin de moins d'État, mais de plus d'État dans sa mission première qu'il doit pleinement assumer.
Le rapport comprend 38 recommandations. Certaines recommandations portent sur la procédure pénale. Ainsi, nous recommandons d'allonger de 20 heures la durée des gardes à vue pour les personnes appréhendées dans des zones isolées (forêt vierge ou île d'un archipel), éloignées de l'endroit où se déroule l'enquête. En l'absence d'avocat, la procédure pénale doit pouvoir se dérouler : celle-ci doit protéger les individus contre l'arbitraire. Nous recommandons donc de développer le système des défenseurs agréés qui existe à Mayotte, mais est peu utilisé : il convient en outre de l'étendre à la Guyane. Pour les interprètes, un diplôme est requis dans la procédure, alors que de nombreux compatriotes parlent couramment plusieurs langues et sont parfaitement qualifiés pour servir d'interprètes, même s'ils n'ont pas de diplômes. En effet, notre procédure pénale n'a pas été pensée en fonction des réalités ultramarines et se plaque sur ces réalités sans efficacité. Il convient de réviser ces dispositifs. Pour arrêter les mules, les préfets prennent des arrêtés d'interdiction d'embarquement à l'aéroport et des bases légales doivent être prévues. Des peines complémentaires d'interdiction de vol pourraient être présentées par la justice. De nombreuses mesures pénales doivent être adoptées.
L'implantation territoriale des forces de sécurité doit être densifiée puisqu'il existe des dessertes. Les forces de sécurité nationale doivent mener des actions conjointes avec l'autorité judiciaire, à l'instar du dispositif « 100 % contrôle » à l'aéroport en Guyane. Il convient de laisser aux forces de sécurité intérieure une liberté d'initiative sur chaque territoire pour s'adapter aux besoins opérationnels. L'opération Wuambushu 2 semble avoir produit de meilleurs résultats de ce point de vue que la première et peut servir d'exemple. La lutte contre les violences intrafamiliales doit être renforcée, avec une brigade de gendarmerie spécialisée dans chaque territoire. La surpopulation carcérale - ou la sous-capacité carcérale - n'a pas connu les remèdes attendus en 2017. Un plan de 15 000 places était alors prévu, mais seules 2 000 places ont été construites en huit ans. La prison de Mayotte a un taux de suroccupation qui s'élève à 270 % : nous avons visité cette prison et nous avons été horrifiés. Ce n'est pas lié à la qualité de la direction - le directeur a démissionné depuis - ou du personnel. Il n'existe aucun centre éducatif fermé à Mayotte, alors que la population du département est très jeune, et la Guyane n'en compte qu'un seul pour 300 000 habitants. Nous observons un énorme retard pour la prise en compte des questions sécuritaires. Un chantier pénitentiaire très important doit être initié pour les outre-mer.
La deuxième priorité est la lutte contre les narcotrafics. À la Martinique, une frégate dont la vitesse peut atteindre 15 noeuds est chargée d'arraisonner des go fast qui circulent à 60 noeuds, ce qui ne peut être efficace. De tels exemples m'ont stupéfait. Nous partageons les conclusions de la commission d'enquête sur le narcotrafic : la commission des lois en a délibéré hier matin et la situation progressera. Des besoins d'enquêteurs et de magistrats spécialistes de la criminalité organisée et financière ne sont pas satisfaits et il manque une police scientifique et technique : les échantillons sont actuellement envoyés pour analyse dans l'Hexagone, ce qui prend des semaines et empêche la condamnation rapide des délinquants et des criminels. L'organisation des juridictions est défaillante, à cause de l'éloignement du lieu de détention des individus pendant l'enquête judiciaire. Des mesures doivent également être prises.
Enfin, la troisième priorité concerne l'immigration clandestine. Nos territoires ultramarins ne sont pas tous touchés par l'immigration - certains se dépeuplent même -, mais des solutions doivent être mises en oeuvre à Mayotte et en Guyane. L'idée du « rideau de fer » vis-à-vis des Comores doit maintenant se traduire dans la réalité : nous avons constaté que le système de détection et de surveillance était profondément lacunaire, malgré son coût. Il faut des radars qui fonctionnent, des drones pour la surveillance aérienne, des caméras de longue portée et des bases nautiques avancées, au plus près de l'espace maritime comorien. Les moyens nautiques d'interception doivent être accrus et ces moyens doivent être adaptés à la vitesse des embarcations des passeurs. La présence de bâtiments militaires dissuasifs doit être accrue entre Anjouan et Mayotte. Il convient d'enregistrer systématiquement les empreintes digitales des étrangers éloignés, pour établir le délit de séjour irrégulier qui sera aggravé en cas de récidive dans l'accès au territoire national. Un fichier unique de l'état civil et des attestations de résidence doit être constitué. Les conditions d'accès à la nationalité française, modifiées à Mayotte, doivent être de nouveau examinées, après une évaluation de l'efficacité du dispositif mis en place en 2018. Il convient d'être efficace dans la poursuite des déclarations de paternité abusives qui se comptent par dizaines et dans les déclarations de résidence falsifiées. Un élu vient d'être condamné pour avoir rédigé 150 fausses attestations de résidence, moyennant finances. Une personne qui reconnaît frauduleusement un enfant doit subir une contrainte dissuasive, par exemple en payant une obligation alimentaire ou en déposant une caution.
Nous ne sommes pas démunis : de nombreuses mesures peuvent être prises pour arrêter la dégradation. Nous devons proposer des mesures d'organisation et de moyens, en ayant pleinement conscience des contraintes budgétaires de l'État. Certaines mesures nous permettraient d'être plus efficaces sur le plan de la procédure pénale et des sanctions pénales, en étant coordonnés, pour faire face à l'insécurité.
Il faut déposer une proposition de loi.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - En tant qu'originaire des outre-mer, j'avais des intuitions, mais la mission m'a donné une vision globale, et non parcellaire, des enjeux. La violence est importante, avec les violences intrafamiliales, les trafics et la corruption. Le réflexe outre-mer n'est pas encore appliqué ou adapté. Lorsque vous êtes immergé comme je le suis, il est difficile d'avoir une vision globale. Le rapport apporte une vision globale sur les sujets régaliens. Nous l'avons centré sur les aspects relatifs à la sécurité, la justice et la défense. Nos propositions sont classiques, voire banales, mais elles ne sont pas mises en oeuvre jusqu'à présent. L'État n'est toutefois pas resté inerte et a investi des moyens conséquents, mais ces ressources ne sont pas optimisées.
Les menaces internes ont été présentées par Philippe Bas, mais il existe également des menaces exogènes liées au narcotrafic, au trafic d'armes, au blanchiment d'argent, à l'immigration clandestine, à la pêche illégale, à l'orpaillage, à l'ingérence étrangère et à la cybersécurité.
La France dispose du deuxième espace maritime du monde, difficile à contrôler : il est envié, voire pillé. Ces espaces gigantesques sont poreux et mal protégés. Même en détection satellitaire, nous ne faisons rien. Nos actions restent largement insuffisantes. Comment protéger, dans un espace instable, où la compétition entre nations s'est accélérée ? Comment mieux parer aux ingérences étrangères, de plus en plus nombreuses ? Si nous n'apportons qu'une réponse administrative et judiciaire, la donne ne changera pas. Nous devons donc aller plus loin : sans cela, l'État « arrose le sable ». Nous devons changer de paradigme et tenter, avec les moyens accordés aux représentants de l'État dans ces territoires, de repousser les menaces à nos frontières et de les traiter en amont.
Cela suppose de combiner trois éléments : l'action diplomatique et la coopération régionale policière et judiciaire intensive, ainsi que militaire ; le durcissement de l'emploi des forces si nécessaire, notamment en Guyane ; la restauration de la crédibilité du contrôle de nos frontières maritimes et terrestres.
La première priorité relève d'une diplomatie française des outre-mer, tenant compte des intérêts de ces territoires. Nous avons huit représentations dans la Caraïbe et dans la Méso-Amérique, contre 36 pour la Chine. La Grande-Bretagne et les États-Unis ont pris du recul tandis que la Chine avance pour maîtriser les vecteurs, canaux et flux entre le Pacifique et l'Atlantique. La Caraïbe se trouve au coeur de cette géopolitique : la France doit donc retrouver sa place au sein de cet ensemble géographique, comme dans l'espace indopacifique.
La Guyane a 750 kilomètres de frontière avec le Brésil. Depuis 20 ans, l'État lutte contre l'orpaillage clandestin. 8 000 garimpeiros opèrent dans les forêts guyanaises, exportant environ 10 tonnes d'or par an via le Suriname, or ensuite traité à Dubaï. Il faut traiter ce problème diplomatiquement et militairement. Il n'est pas normal que, le long du Maroni, toute la logistique soit installée au vu et au su de tous pour se rendre en forêt guyanaise porter atteinte à l'environnement et à la souveraineté nationale. Il convient de durcir l'emploi des forces et d'activer le dispositif de défense opérationnelle du territoire, prévu dans l'article R. 1421-1 du code de la défense. Actuellement, des gendarmes et des militaires se trouvent dans la forêt guyanaise : face aux ennemis extérieurs et à la menace extérieure portant atteinte à la souveraineté nationale, ce dispositif de défense opérationnelle peut s'appliquer. Le militaire n'a pas à respecter la sommation et la légitime défense. La doctrine, l'action, les moyens et les bases juridiques doivent probablement être revus en Guyane pour être plus efficaces. La France est un grand pays et doit pouvoir s'imposer face au Suriname, pour lui faire comprendre que des traités sont nécessaires, ainsi que la coopération policière et judiciaire, voire militaire.
Après une vingtaine d'années et de nombreux engagements pris, il n'est pas normal de ne pas disposer d'une convention de pêche avec la Dominique et avec Antigue. Nous aurions dû délimiter les zones territoriales, ce que nous n'avons pas pu faire parce que la Dominique et Antigue le refusent. Nous devons au moins délimiter les frontières, grâce à notre diplomatie et à l'intervention de l'Union européenne, pour les sécuriser. Une nouvelle doctrine doit émerger, ainsi qu'une nouvelle énergie diplomatique.
Il convient également de prévoir une meilleure coopération judiciaire et policière. Des malfrats connus viennent en Guadeloupe, au vu et au su de tous, faute de convention d'extradition ou d'officiers de liaison avec la Dominique. Les Antilles sont une zone de rebond, de trafic et d'influence convoitée et il existe une urgence diplomatique pour que les sujets avancent.
Pour les contrôles de frontières maritimes et terrestres, la loi de programmation militaire pour 2024-2030 prévoit le projet de « rideau de fer ». Notre rapport reprend une idée émise par Brigitte Girardin, lorsqu'elle était ministre des outre-mer, visant à maintenir des bâtiments militaires entre l'île d'Anjouan et Mayotte, dans un but dissuasif. Les outre-mer ont besoin de restaurer l'autorité de l'État, autour de ses pouvoirs régaliens et du pouvoir délégué au préfet. Actuellement, le préfet ne contrôle pas tout : il ne peut rien imposer à l'ARS ou au recteur ; les services déconcentrés de l'État sont relativement autonomes. Tout doit être recentré, à l'instar de ce qui a été réalisé en Guyane depuis 2019 où les services de l'État ont été reconfigurés. Il serait intéressant de dresser un bilan de cette expérience et de généraliser ce qui peut l'être.
Concernant la gouvernance, la doctrine doit sans doute être revue en matière de ressources humaines. De nombreuses expériences ont été menées. J'ai été agréablement surpris par des expériences engagées par le ministère de la Justice pour instituer un secrétariat général délégué aux outre-mer, instaurer des délégués dans les outre-mer ou trouver des contrats de mobilités pour les mutations et les affectations des originaires, en tenant compte des contraintes. Il conviendrait d'affecter davantage de cadres originaires : le problème ne se pose pas tellement pour l'administration pénitentiaire qui compte de nombreux originaires, mais plus pour la police. La gendarmerie est moins confrontée aux problématiques de logements, puisqu'elle dispose de casernes, mais les territoires moins attractifs, comme la Guyane ou Mayotte, sont confrontés à ces problèmes. Enfin, le préfet doit être le chef d'orchestre et doit disposer de plus de pouvoirs, en révisant le décret du 8 avril 2020, l'autorisant à déroger aux textes. Le rapport contient des propositions visant à améliorer la consultation préalable des collectivités, en évitant de contourner le Parlement tout en associant les élus locaux et nationaux pour améliorer la gouvernance et l'administration.
Ces 38 recommandations ont été rédigées par les rapporteurs, avec l'aide précieuse de la présidente qui vient d'ajouter une proposition sur les agents de police municipale qui pourraient être des agents de police judiciaire.
Mme Micheline Jacques, président. - Je précise que cette disposition ne peut être mise en place que dans les territoires régis par l'article 74 de la Constitution.
Je vous remercie, chers rapporteurs. Au cours de cette mission, nous avons visité les prisons et avons été confrontés à des situations très difficiles. Sept personnes se retrouvent parfois dans une cellule de 10 mètres carrés, ce qui est indécent et indigne pour ces personnes.
M. Philippe Folliot. - Je félicite nos rapporteurs pour la qualité de leur travail et de leur présentation. Il nous manquait effectivement une vision globale.
Les chiffres présentés sur la situation en matière d'insécurité, de délinquance et de développement du narcotrafic dans les outre-mer montrent que le rattachement du ministère des outre-mer au ministère de l'Intérieur s'est révélé un échec. Ce rattachement avait été présenté comme une solution pour obtenir plus de moyens et répondre à la situation spécifique des territoires ultramarins. Or, nous n'observons aucune inversion de la tendance, mais, au contraire, une accélération des problèmes et des difficultés. Le fait que les outre-mer aient un ministère de plein exercice est une orientation qui permettra de sortir de cette vision erronée.
L'enjeu de la pêche illicite est important. Vous avez oublié de citer la pêche illicite dans la zone de la Passion-Clipperton où la France ne contrôle rien et tolère, dans sa zone économique exclusive qui représente 436 000 kilomètres carrés, des pratiques de pêche qu'elle condamne partout ailleurs.
Au cours des vingt ou trente dernières années, les forces armées déployées dans nos outre-mer ont été divisées par deux. Les outre-mer représentent 97,5 % de la zone économique exclusive nationale, mais 90 % des moyens de la Marine nationale sont déployés dans l'Hexagone. Quand nous connaissons toutes les difficultés rencontrées par notre pays au travers des forces présentes en Afrique, ne pensez-vous pas qu'il existe un enjeu important en matière de redéploiement des forces armées dans les outre-mer, au-delà des recommandations 26 et 27 du rapport, pour envoyer un signal fort de la volonté de l'État de reprendre pied et d'assurer son rayonnement international ? La possibilité de donner au préfet un rôle diplomatique, ou du moins la possibilité d'échanger avec les acteurs des territoires voisins, me paraît très pertinente. Si des moyens de la défense étaient en outre déployés en conséquence, de manière adéquate, cette proposition aurait encore plus de force et de crédibilité.
M. Jean-Gérard Paumier. - Je félicite également les rapporteurs pour ce travail extraordinaire qui montre la situation d'urgence dans les outre-mer, urgence dont la population n'a pas conscience dans l'Hexagone.
Vous dressez un constat précis et accablant. Est-ce lié à la pauvreté plus importante de ces territoires ? Les propositions sont adaptées et séduisantes, mais le « choc régalien » n'ira pas sans un choc budgétaire. Le budget des outre-mer a été augmenté, mais cette augmentation sert à reconstruire des choses, à la suite des événements en Nouvelle-Calédonie et du cyclone Chido, et non à améliorer des éléments structurels mentionnés dans le rapport. La PPL est importante, mais il serait utile de disposer d'un chiffrage de vos mesures prioritaires, afin de montrer l'urgence de la situation dans les outre-mer. Cette situation très particulière prend un relief supplémentaire dans la compétition mondiale actuelle qui est exacerbée. Le territoire est apparemment solide, mais en réalité très fragile.
Mme Audrey Bélim. - Je vous remercie et je suis ravie de voir le résultat de ce travail auquel j'ai un peu participé. J'aurais souhaité que ce rapport puisse intervenir avant l'examen des crédits de la mission outre-mer puisque nous n'avons pas pu bien le traduire dans cette mission.
À La Réunion, une expression dit « le pas cher, ça coûte cher ». Il convient d'arrêter de se limiter et de poser des pansements, puisqu'il faut soigner et investir. Nous pouvons faire rayonner la France partout dans le monde et nous le souhaitons dans les outre-mer. Nous devons certes être responsables, d'un point de vue budgétaire, mais les investissements sont nécessaires pour rayonner partout dans le monde. Les outre-mer peuvent être des leviers économiques. La reconstruction à Mayotte peut conduire à un développement économique pour son territoire puisque l'île se trouve sur le canal du Mozambique. Les événements survenus à Mayotte auront des conséquences dans tout l'océan Indien. Notre territoire se montrera solidaire : les enfants sont arrivés et ont fait leur rentrée à La Réunion. Quid des parents et des familles ?
Je vous remercie pour ce rapport et j'espère que nous le garderons en tête pour voter l'an prochain les mesures qu'il contient.
M. Akli Mellouli. - Je m'associe à mes collègues pour saluer également ce rapport. Je me félicite que le Sénat impulse ce débat nécessaire. J'exprime toutefois une divergence sur les mesures proposées sur Mayotte : nous ne pourrons endiguer l'immigration avec des murs de fer. Si les Comores ne se développent pas, nous ne réglerons pas le problème d'immigration à Mayotte. Nous ajouterons même des problèmes à La Réunion. Nous devrons tenir ce débat, de manière apaisée.
Vous avez parlé du rôle de l'armée, notamment en Guyane, avec la Légion étrangère qui cherche à faire fuir les garimpeiros. Quand les militaires font exploser les installations, la terre est ensuite ramollie et plus facile à creuser. Nous devons donc travailler avec les pays frontaliers : le Brésil doit aussi travailler avec nous en synergie, dans la forêt amazonienne.
Sur l'orpaillage, il serait intéressant d'auditionner le général de la Marine puisqu'un véritable enjeu de biodiversité existe dans nos territoires ultramarins et que la marine intervient pour protéger les territoires. Il serait intéressant de mener ce travail complémentaire.
Les violences intrafamiliales ne concernent pas uniquement les outre-mer qui ne doivent pas être stigmatisés : elles concernent nos sociétés.
M. Frédéric Buval. - Je remercie la présidente, les rapporteurs et l'équipe administrative pour ce travail.
Je suis élu depuis 1983 à la Martinique, en tant qu'élu municipal, conseiller général et sénateur : votre visite m'a pourtant permis, pour la première fois, de rentrer dans l'ensemble des structures de l'État à la Martinique. J'avais assisté aux voeux du préfet à la résidence préfectorale et je connais les directeurs de toutes les structures. Je comprends que les Martiniquais ne soient pas informés de ce qui se passe dans ces structures, si les élus ne le sont pas. Lorsque vous êtes venus pour la mission, vous m'avez fait entrer dans toutes les structures (police nationale, douane, armée). Les structures de l'État doivent communiquer avec les élus locaux, ou du moins avec l'association des maires. Les élus martiniquais ne disposent pas suffisamment d'informations et ne connaissent pas la réalité : ils devraient pouvoir rencontrer les services de l'État une fois par an.
Dans la Caraïbe, nous sommes entourés de pays anglophones avec lesquels l'État français n'a pas contractualisé de conventions. Notre gouvernement a donné à la collectivité territoriale de la Martinique la possibilité de siéger dans les structures caraïbéennes, mais notre marge de manoeuvre est réduite puisque nous nous trouvons sous l'autorité de l'ambassadeur. Nous devons pouvoir signer des conventions dans la Caraïbe.
Vous parlez beaucoup de l'armée, mais c'est une armée stationnaire. Il reste peu de casernes pour héberger les militaires et ces derniers sont parfois logés dans des bâtiments privés. Vous proposez d'accueillir les forces du Sahel - et leur présence serait nécessaire -, mais nous n'avons pas les capacités de les accueillir en Martinique. La douane n'a pas de vedettes et n'a pas les moyens de lutter contre le trafic de drogues.
Le rapport cite les propos du président Sarkozy, lors d'une visite à la Martinique, qui avait dit qu'il fallait donner la priorité aux Martiniquais, à compétences égales. Or, dans les structures de l'État, toute la chaîne de direction est occupée par des fonctionnaires hexagonaux. Il est très difficile pour les Martiniquais d'intégrer les chaînes de direction des services de l'État et les jeunes Martiniquais diplômés partent donc ailleurs, puisqu'ils ne parviennent pas à obtenir de poste localement. Vous le signalez rapidement dans le rapport.
Je vous félicite pour votre travail. Quand vous vous êtes rendus sur place, vous avez mené un travail intense et vous avez posé des questions pertinentes.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Le ministère des outre-mer a historiquement toujours été rattaché au ministère de l'Intérieur : depuis la colonisation, la priorité de l'action de l'État a toujours concerné le maintien de l'ordre, surtout en Guadeloupe et Martinique. Sous la Ve République, l'ancien ministère des Colonies est devenu le ministère des outre-mer. Même quand le ministère est un ministère de plein exercice, des fonctions supports dépendent toutefois du ministère de l'Intérieur, notamment pour le personnel.
Le ministère a en outre été démantelé : en 2007 ou 2008, 356 personnes travaillaient, dans deux directions. Quand je suis arrivé en 2012, il ne restait plus que 130 personnes et une délégation générale aux outre-mer : j'ai dû batailler avec le Premier ministre et Bercy pour transformer cette délégation en Direction générale des outre-mer.
Aujourd'hui, nous avons un ministre d'État des outre-mer, troisième dans le protocole républicain. Le budget a été augmenté, principalement pour la reconstruction de Mayotte et de la Nouvelle-Calédonie, au détriment des actions relevant des autres territoires. Le budget a beaucoup augmenté en 2024 et il atteint maintenant 3,5 milliards d'euros, contre 2,5 milliards d'euros auparavant. L'effort budgétaire total de l'État, qu'il convient de clarifier, doit être de 16 à 22 milliards d'euros.
Sur la pêche, nous oublions effectivement toujours Clipperton. Nous laissons le Mexique et d'autres territoires s'en occuper, hélas. Je rappelle à nos collègues que Philippe Folliot avait avais déposé une proposition de loi qui n'a pas abouti, mais l'idée était bonne.
Les effectifs ont effectivement diminué, notamment dans les Armées. Nous observons un déficit sur l'action de l'État en mer et sur ses moyens maritimes et aéroterrestres. En l'absence de préfecture maritime, des zones de défense sont concentrées en Martinique et à La Réunion. Un déficit existe effectivement pour contrôler, même si des efforts ont été réalisés. Il faut peut-être redéployer les moyens et mieux connaître l'organisation des services de l'État. Le rapport souligne que les préfectures maritimes ne sont peut-être pas les plus pertinentes, même si des officiers considèrent que ces créations pourraient être judicieuses.
Nous voulons renforcer les pouvoirs délégués aux préfets et instaurer une véritable gouvernance. Une expérimentation est menée depuis 2018 ou 2019 en Guyane : nous souhaiterions en tirer les conclusions pour savoir s'il est possible de la généraliser, peut-être à moyens constants, au départ, puisque la France est dans une situation de redressement budgétaire et financier. Nous souhaitons regarder la manière de mieux travailler et de mieux utiliser les moyens de l'État dans son périmètre régalien, à moyens constants.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je remercie nos collègues pour leurs réflexions et leur conscience de la gravité de la situation. Même La Réunion, qui est le département ultramarin le plus stable, avec des services publics et des infrastructures proches de la situation hexagonale, subit l'impact de la déstabilisation profonde de Mayotte qui préoccupe vivement les autorités et la population. Certains territoires ne sont pas loin d'un point de bascule ou d'une menace par l'onde de choc de la déstabilisation des collectivités françaises les plus proches et du narcotrafic. Nous avons le devoir d'intercepter les trafiquants.
Je suis sensible à la nécessité de ne pas stigmatiser nos compatriotes ultramarins, qui ne sont pas majoritairement les auteurs de ces violences, mais bien les victimes. Nous abordons le sujet, au Sénat de la République, avec une profonde solidarité avec nos compatriotes ultramarins qui ont droit à la même sécurité que tous nos compatriotes et se trouvent dans une situation d'insécurité préoccupante.
Je constate une grande sensibilité au sujet de la cohésion de la société ultramarine.
Je souhaite revenir un instant sur les préfets : nous ne voulons pas en faire des proconsuls. Il ne s'agit pas qu'ils récupèrent des pouvoirs transférés aux collectivités. La réflexion sur l'autonomie des collectivités et l'adaptation du droit doit se poursuivre. L' « alpha » et l'« oméga » du traitement des problèmes ultramarins ne sont toutefois pas le repli de l'État : l'État doit assumer pleinement sa responsabilité première. Des efforts ont été réalisés, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. L'État ne doit pas se laisser submerger et nos compatriotes ultramarins doivent comprendre que notre réflexion est porteuse de leurs attentes de plus de sécurité, qui se manifestent à toutes les élections. Le préfet doit agir pour la sécurité et aussi pour la diplomatie. Nous avons des ambassadeurs dans tous les pays qui se trouvent à la source d'une partie de nos difficultés, mais ces ambassadeurs prennent en compte l'intégralité de la relation entre la France et ces pays alors que la spécificité de la relation avec les outre-mer doit être défendue par nos préfets. Ces derniers doivent également avoir un pouvoir de coordination, notamment sur les militaires (marine nationale et armée de terre), qui n'est peut-être pas suffisante actuellement.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Le travail avec le Brésil a commencé. J'ai été très sensible aux propos de Frédéric Buval : les élus locaux ont effectivement l'impression de connaître le fonctionnement de l'État, sans le savoir précisément. Les élus n'osent pas poser des questions sur les forces de sécurité et les doctrines d'emplois des forces.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous propose de procéder à l'adoption du rapport.
Le rapport est adopté à l'unanimité.