N° 264
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 janvier 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer (1) sur l'action de l'État outre-mer : pour un choc régalien,
Par MM. Philippe BAS et Victorin LUREL,
Sénateurs
(1) Cette délégation est composée de : Mme Micheline Jacques, président ; Mmes Audrey Bélim, Mme Jocelyne Guidez, M. Victorin Lurel, Mme Viviane Malet, M. Akli Mellouli, Mmes Annick Petrus, Marie-Laure Phinéra-Horth, M. Teva Rohfritsch, Mme Lana Tetuanui, MM. Pierre-Jean Verzelen, Robert Wienie Xowie, vice-présidents ; M. Frédéric Buval, Mmes Vivette Lopez, Solanges Nadille, M. Georges Naturel, secrétaires ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Viviane Artigalas, MM. Philippe Bas, Olivier Bitz, Christian Cambon, M. Guillaume Chevrollier, Mmes Catherine Conconne, Evelyne Corbière Naminzo, MM. Mathieu Darnaud, Stéphane Demilly, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Philippe Folliot, Stéphane Fouassin, Éric Jeansannetas, Mikaele Kulimoetoke, Antoine Lefèvre, Alain Milon, Saïd Omar Oili, Georges Patient, Jean-Gérard Paumier, Mmes Évelyne Perrot, Salama Ramia, MM. Jean-Marc Ruel, Laurent Somon, Rachid Temal, Dominique Théophile.
L'ESSENTIEL
Quels que soient les débats institutionnels et le degré d'autonomie des territoires ultramarins, l'État conserve un coeur de compétences qualifié de pouvoir régalien, portant essentiellement sur la sécurité, la défense et la justice. La délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé en 2024 d'étudier ce « noyau dur » non transférable qui fonde en grande partie la légitimité de l'État ainsi que la confiance des citoyens à son égard.
En effet, la multiplication et l'intensification des crises dans les outre-mer, dont les évènements récents à Mayotte1(*), en Nouvelle-Calédonie et en Martinique témoignent, interrogent la capacité de l'État à assurer pleinement ses missions premières et à construire des politiques publiques répondant efficacement aux réalités des territoires et aux besoins de leurs habitants.
À l'issue de plus d'une centaine d'auditions et après s'être rendus dans sept territoires, les rapporteurs Philippe Bas (LR-Manche) et Victorin Lurel (SER-Guadeloupe) dressent le constat d'une insécurité alarmante et multiforme dans la quasi-totalité des départements et régions d'outre-mer (Guadeloupe, Guyane, La Réunion, Martinique et Mayotte). Les collectivités d'outre-mer (Nouvelle Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis et Futuna) ne sont pas épargnées.
I. L'ÉTAT DÉFIÉ PAR DE NOUVEAUX ENJEUX ET MENACES
A. UN NIVEAU D'INSÉCURITÉ ALARMANT
1. Des actes de violence de plus en plus graves
Le diagnostic est celui d'une situation de sécurité dégradée, avec une aggravation des crimes et délits. La quasi-totalité sont en forte hausse depuis 10 ans et la tendance s'accélère.
En zone gendarmerie, par rapport aux chiffres de la délinquance enregistrés en 2023 en France (outre-mer et Hexagone), les outre-mer représentent : |
||
...des atteintes aux biens |
...des atteintes aux personnes |
...des homicides et tentatives d'homicides |
Ces territoires sont aussi marqués par des crises qui se traduisent par des violences urbaines d'une ampleur inédite qui déstabilisent les autorités locales, et en première ligne les maires.
En Nouvelle-Calédonie, des mobilisations ayant dégénéré en violences, qui ont commencé le 13 mai 2024, ont détruit quelque 700 entreprises et une large partie des circuits de distribution. En Martinique, lors des manifestations contre la vie chère, 142 entreprises auraient été pillées ou incendiées, selon les statistiques de la Chambre de Commerce et d'Industrie de la Martinique (CCIM). En 2023, 50 % des agressions de gendarmes départementaux et de gendarmes mobiles ont été commises dans les territoires ultramarins, et ces agressions ont représenté 25 % des blessés de la gendarmerie.
Les collectivités d'outre-mer ne sont pas épargnées par cette dérive.
Le fléau des violences intrafamiliales est particulièrement préoccupant et frappe tous les outre-mer. En 2023, ces outre-mer qui comptent 4% de la population nationale représentent :
11%
10%
Des violences Des féminicides
intra-familiales (VIF)
2. Des trafics et réseaux qui s'implantent partout
Les outre-mer sont devenus des zones de transit et de « rebond » pour les narcotrafics. Les territoires français de la Caraïbe et d'Amérique latine sont à proximité des quatre premiers producteurs mondiaux de cocaïne (Bolivie, Pérou, Colombie, Venezuela).
La zone Antilles-Guyane en particulier est particulièrement exposée. Proches d'autres pays de transit comme Sainte Lucie, le Guyana ou la République dominicaine et situés sur des routes historiques du transport maritime mondial, la Guyane et les Antilles françaises sont des portes d'entrée stratégiques pour le trafic de cocaïne à destination de l'Europe. Les Antilles subissent les effets du report de trafic lié au « 100 % contrôle » à l'aéroport de Cayenne.
Antilles-Guyane :
50 % de la cocaïne saisie en France
Ce phénomène gagne tous les territoires, même les plus éloignés : extension des « mules » à La Réunion, saisies record d'Ice en Polynésie (8,4 kilos en 2024), « route des voiliers » vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande via l'archipel des Marquises... Des saisies spectaculaires sont devenues courantes comme en mars 2024 avec 1,8 tonne de cocaïne interceptée en une seule prise sur la partie française de Saint-Martin ou, le 10 janvier 2025, avec 9 tonnes saisies au large de la Martinique.
En 2024, 30 tonnes de cocaïne ont été saisies en Martinique, soit une multiplication par 5 en 10 ans (Source : OFAST)
D'autres trafics prospèrent en parallèle : la traite humaine liée à l'immigration illégale (13,6 victimes pour 100 000 habitants à Mayotte et en Guyane), la prolifération des armes à feu en provenance des États-Unis transformant certains territoires en « armurerie ambulante » ...
La vulnérabilité des milieux insulaires liée à leur géographie est accentuée par l'insuffisante présence de l'État. En Polynésie française par exemple, les services de l'État ne sont présents de manière permanente que dans 16 îles sur les 118 que comptent le territoire.
3. Un service public de la justice à la peine
Les faits de violences représentent 30 % du contentieux pénal en outre-mer contre 18 % au niveau national.
Face à cette montée des violences, l'institution judiciaire apparaît fragile dans les outre-mer. Les critères nationaux de répartition des effectifs de magistrats et de greffiers tenant compte essentiellement du nombre d'habitants ne sont pas adaptés à la réalité des chiffres de la délinquance et de la criminalité dans les outre-mer.
Les moyens contraints de la justice outre-mer, malgré les efforts récents, ne permettent pas de faire face aux défis, et en premier lieu celui de la géographie particulière des territoires :
ð Saint-Barthélemy et Saint-Martin accueillent un simple tribunal de proximité rattaché au tribunal judiciaire de Basse-Terre.
ð La Guyane, où tous les services (dont pénitentiaires) sont concentrés à Cayenne, connaît un « déficit structurel de moyens ».
ð La géographie archipélagique de la Polynésie française, grande comme l'Europe, caractérisée par l'éloignement et la dispersion de ses territoires, rend l'accès à la justice bien plus long, complexe et coûteux que dans l'Hexagone malgré les sections détachées et les audiences foraines. La faiblesse des réseaux numériques est un frein aux flux informatiques et à la modernisation annoncée par le ministère de la justice.
Les moyens humains de la justice restent globalement limités. Les outre-mer représentent 4,8 % des effectifs de magistrats pour traiter des affaires judiciaires. Le taux d'absentéisme (Guadeloupe, Guyane) ainsi que le taux de rotation sont particulièrement élevés dans certains territoires (Guyane, Mayotte, Guadeloupe) et sur certains postes (officiers de police judiciaire, greffiers). On constate un manque de professionnels de justice (avocats, interprètes, notaires, géomètres...) et pour les zones les plus isolées, un régime d'aide juridictionnelle inadapté.
À l'inverse, d'autres territoires comme la Polynésie connaissent des difficultés liées à l'insuffisante mobilité des magistrats, à la complexité du droit applicable (liée à la sédimentation des textes, à la répartition des compétences), aux difficultés de déplacements.
126 %
Taux d'occupation moyen en Hexagone
143 %
Taux moyen d'occupation carcérale dans les outre-mer
270 %
Taux d'occupation au pénitencier de Majicavo (Mayotte)
Une sous-capacité carcérale record
L'échec du « Plan 15 000 » de construction de places de prison supplémentaires annoncé en 2017.
La dégradation des conditions de vie des prisonniers (proximité forcée, vétusté/petitesse des infrastructures), compromet leur réinsertion et facilite tous types de trafic intra-muros et avec l'extérieur.
Les rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel au centre pénitentiaire de Baie-Mahault en Guadeloupe (à gauche) et celui de Majicavo à Mayotte (à droite)
* 1 Les travaux ont été conduits avant le passage dévastateur du cyclone Chido à Mayotte le 14 décembre 2024. Si ce cataclysme a décuplé les difficultés préexistantes du territoire, il ne change pas les termes du diagnostic.