II. PRISE EN CHARGE DES PERSONNES ÂGÉES : DEUX APPROCHES DU MAINTIEN À DOMICILE, DEUX RÉPONSES DIFFÉRENTES AU DÉFI DÉMOGRAPHIQUE
A. EN ALLEMAGNE, UN MODÈLE ASSURANTIEL À L'ÉPREUVE DU VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION
1. Financement : la création précoce d'une branche dédiée à la dépendance
a) Une assurance dépendance financée par des cotisations sociales
En Allemagne, une branche de la sécurité sociale dédiée à la dépendance (Pflegeversicherung) a été créée dès 1995. Comme la branche autonomie de la sécurité sociale française, créée en 2021, elle prend à la fois en charge le handicap et la perte d'autonomie des personnes âgées. En revanche, à la différence de son équivalent français (financé à 90 % par la CSG), l'assurance dépendance allemande est financée par des cotisations sociales -- payées par les salariés et les employeurs -- et gérée par les caisses d'assurance maladie. L'affiliation à l'assurance dépendance publique ou à une assurance dépendance privée est obligatoire.
Le financement de l'assurance dépendance est une compétence fédérale. Face à l'augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes, le taux de cotisation à l'assurance dépendance a augmenté de 0,35 point au 1er juillet 2023 pour atteindre 3,4 % du salaire brut (dont 1,7 % à la charge de l'employeur) afin d'équilibrer le solde financier de la branche. Les personnes sans enfant doivent acquitter une surcotisation de 0,6 % (contre 0,35 % avant la réforme) qui porte ce taux à 4 %.
En outre, une jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale du 7 avril 2022 a imposé à l'assurance dépendance de tenir compte du surcroît de charges supportées par les familles en modulant le taux de cotisation en fonction du nombre d'enfants (cf. tableau ci-après). Les retraités paient la totalité de la cotisation d'assurance dépendance, calculée sur le montant de leur pension.
Taux de cotisation à l'assurance dépendance selon la situation de famille
Situation de famille |
Personne sans enfant |
1 enfant |
2 enfants |
3 enfants |
4 enfants |
5 enfants |
Taux de cotisation |
4,0 % |
3,4 % |
3,15 % |
2,9 % |
2,65 % |
2,4 % |
Part salarié |
2,3 % |
1,7 % |
1,45 % |
1,2 % |
0,95 % |
0,7 % |
Source : Commission des affaires sociales / ministère fédéral allemand de la santé
b) Une allocation dépendance en espèces
L'assurance dépendance allemande prend notamment en charge une allocation dépendance (Pflegegeld), sans équivalent dans le système français de protection sociale, qui consiste en une prestation en espèces versée sous condition de degré de dépendance.
L'évaluation et la classification des besoins en soins liés à la dépendance ont été réformés en 2017. Cette évaluation repose désormais sur six critères dont la cotation permet de classer les personnes en cinq catégories (Pflegegrad) allant de la dépendance la plus légère (catégorie 1) à la plus lourde (catégorie 5).
Source : Commission des affaires sociales / ministère fédéral allemand de la santé
Le droit aux prestations d'assurance dépendance est ouvert à partir de la catégorie 2. Le montant de l'allocation dépendance s'élève de 332 euros par mois en catégorie 2 à 947 euros par mois en catégorie 5.
L'allocation dépendance peut se cumuler partiellement avec des aides en nature, notamment pour la prise en charge de services d'aide et de soins à domicile (Pflegesachleistung).
En 2023, les dépenses au titre de l'allocation dépendance s'élèvent à 16,2 milliards d'euros sur des dépenses totales de 56 milliards d'euros, selon le ministère fédéral de la santé.
Comme le prévoit la réforme de 2023, l'allocation dépendance, qui a augmenté de 5 % au 1er janvier 2024, sera automatiquement revalorisée en 2025 puis en 2028 en fonction de l'inflation.
c) La forte augmentation de la population âgée dépendante
Fin décembre 2021, l'Allemagne comptait près de 5 millions de personnes en situation de dépendance dont 4,1 millions de personnes âgées. Entre 2017 et 2021, le nombre de personnes âgées dépendantes a augmenté de 42 %.
Selon l'office fédéral de la statistique, le nombre total de personnes dépendantes devrait augmenter fortement dans les années 2030 et 2040 pour atteindre 6,8 à 7,6 millions en 2055. Ainsi, l'assurance dépendance sera mise sous forte pression financière au cours des prochaines décennies, ce qui devrait rendre nécessaires de nouvelles réformes.
2. Modes de prise en charge : priorité au maintien à domicile et aux soins informels
a) La prédominance du maintien à domicile
En 2023, les dépenses d'assurance dépendance liées aux modes de prise en charge à domicile s'élevaient à 36 milliards d'euros, soit près des deux tiers du total des dépenses, contre 20 milliards d'euros pour les prises en charge en établissement.
Près de 80 % des personnes âgées dépendantes vivent à domicile :
- 46 % sont prises en charge par des proches aidants et bénéficient de l'allocation dépendance en espèces ;
- 23 % sont prises en charge par des services à domicile ;
- 10 % sont classées au niveau de dépendance (Pflegegrad) 1 et ne reçoivent pas d'accompagnement spécifique.
Si elle présente l'avantage de la simplicité et de la souplesse, l'allocation dépendance en espèces tend à laisser prospérer des modes d'accompagnement informels et ne garantit pas nécessairement la qualité de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Elle apporte cependant un soutien important aux familles concernées qu'elle contribue à responsabiliser.
L'isolement social des personnes âgées est un sujet d'attention pour le ministère fédéral des familles, qui a commencé à déployer une stratégie contre l'isolement.
b) Le rôle central des proches aidants
Les proches aidants jouent un rôle essentiel dans le maintien à domicile des personnes en perte d'autonomie. Selon le ministère fédéral des familles, 2,55 millions de personnes dépendantes sont accompagnées par leurs seuls proches. L'Allemagne compte 7,1 millions de proches aidants, dont les deux tiers ont plus de 50 ans et 57 % sont des femmes.
4,1 millions d'aidants étant en emploi, il existe deux dispositifs fédéraux destinés à permettre la conciliation entre une activité professionnelle et l'aide apportée à un proche : la loi sur le congé pour soins familiaux (Familienpflegezeitgesetz ou FPfZG), permettant de passer à temps partiel sur une longue durée, et la loi sur le congé pour soins (Pflegezeitgesetz ou PflegeZG). Ces deux dispositifs, qui n'obéissent pas aux mêmes règles, peuvent se combiner pour permettre une indemnisation pendant une période maximale de 24 mois. Pendant ces congés, l'assurance dépendance prend en charge les cotisations à la retraite des aidants afin de permettre le maintien de leurs droits ; le proche aidant bénéficie en outre d'une protection contre le licenciement. La coalition gouvernementale a pour projet d'unifier et d'assouplir ces deux formes de congé, auxquels seules 100 000 personnes par an environ ont recours.
Un conseil consultatif indépendant associant chercheurs, partenaires sociaux et représentants des proches aidants a été créé en 2015 afin d'identifier les difficultés de conciliation rencontrées par les aidants. Son second rapport, paru en juin 2023, plaide notamment pour un allongement à 36 mois de la durée des congés de proche aidant et pour une meilleure indemnisation4(*).
Les proches aidants bénéficient d'autres dispositifs visant à les accompagner : crédit à taux zéro, actions de formation, prise en charge de places de répit. Ils ont également accès à des prestations de conseil des Länder.
La délégation a rencontré la fédération Wir pflegen (« Nous aidons ») qui représente les aidants familiaux. Celle-ci a insisté sur l'insuffisance des prestations de l'assurance dépendance et le reste à charge pour les familles, l'évaluation trop restrictive de la dépendance et la nécessité d'une meilleure valorisation du rôle des aidants.
c) Une offre en établissement essentiellement privée
21 % des personnes âgées dépendantes (environ 900 000 personnes) sont prises en charge dans des établissements spécialisés (Pflegeheim). La majorité d'entre eux ne proposent pas d'accompagnement médico-social et n'offrent que des prestations de soins. Ces structures sont de tailles très variables, allant de petites unités à des établissements de 300 places. En 2015, 53 % des Pflegeheime avaient le statut d'organisme privé à but non lucratif (représentant 55 % des places), 42 % étaient des structures privées et seules 5 % étaient des structures publiques.
Selon le ministère fédéral de la santé, le reste à charge pour les assurés s'élève en moyenne à 2 500 euros par mois pour un hébergement permanent. En cas de ressources insuffisantes, les résidents peuvent bénéficier d'une aide sociale, pouvant faire l'objet de recours sur succession. La durée de séjour en établissement est en moyenne de deux ans.
Si la majorité des établissements proposent un hébergement permanent, certaines structures offrent des modes d'accueil plus souples. Ainsi, la délégation a visité, à Berlin, l'accueil de jour de 40 places E.L.-Rosa de l'établissement Erfülltes Leben, géré par une organisation privée non lucrative.
Visite par la délégation sénatoriale de l'établissement Erfülltes Leben à Berlin
d) La décentralisation de l'organisation de l'offre
Les Länder sont responsables de la mise en place sur leur territoire d'une offre efficace, rentable et répondant aux besoins de la population. Chaque Land détermine sa politique de financement et peut verser aux établissements des subventions à l'investissement et des subventions à la personne accueillie. Le contrôle des structures de prise en charge des personnes dépendantes est également dévolu aux Länder, qui ont la charge d'établir les normes de fonctionnement des établissements et de délivrer les autorisations d'exploitation.
Depuis 2017, les communes disposent d'une plus grande autonomie pour coordonner l'offre de soins aux personnes dépendantes sur leur territoire. Elles ont ainsi la possibilité de créer de nouvelles structures et doivent assurer la bonne information des administrés sur les différents modes de prise en charge.
Le manque de places au regard de la demande a toutefois été relevé au cours des entretiens de la délégation : il y aurait ainsi quatre ans d'attente pour trouver une place en établissement à Berlin.
* 4 Cf. Zweiter Bericht des unabhängigen Beirats für die Vereinbarkeit von Pflege und Beruf, juin 2023.