Débats autour de l'évolution
du code pénal en France

TABLE RONDE ANIMÉE PAR HUSSEIN BOURGI
SÉNATEUR DE L'HÉRAULT

Chers collègues, notre seconde table ronde est consacrée à la question de l'évolution du code pénal français et de la pertinence, ou non, de redéfinir le viol en y intégrant explicitement la notion de consentement.

Commençons par rappeler la législation actuelle en matière de viol et d'agression sexuelle.

L'article 222-22 du code pénal dispose que constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, toute atteinte commise par un majeur sur un mineur. En particulier, comme prévu par la loi du 21 avril 2021, adoptée à l'initiative de notre collègue Annick Billon, toute relation sexuelle d'un majeur avec un enfant de moins de 15 ans est un viol, sans qu'il soit nécessaire de prouver l'emploi d'un des quatre procédés habituels et sans qu'un quelconque consentement de l'enfant puisse être interrogé.

L'article 222-22 ajoute que « le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu'ils ont été imposés à la victime dans les circonstances prévues par la présente section, quelle que soit la nature des relations existant entre l'agresseur et sa victime, y compris s'ils sont unis par les liens du mariage. »

L'article 222-23 précise la définition du viol en ces termes : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. » L'un de ces quatre procédés doit être prouvé pour caractériser le crime.

Par leur jurisprudence, les tribunaux précisent les contours de cette législation. Ainsi, en septembre dernier, la Cour de cassation a estimé qu'une agression sexuelle avec surprise est caractérisée lorsqu'un auteur procède à des attouchements sur une victime endormie et qu'il les poursuit au réveil de cette dernière qui se trouve en état de sidération.

Cette décision n'est pas sans faire écho au procès dit des viols « de Mazan » qui se tient actuellement devant la cour criminelle du Vaucluse. Ce procès a d'ailleurs relancé les débats autour de la notion de consentement, mais aussi sur celle de l'intentionnalité de l'auteur, bien qu'en l'espèce la rédaction actuelle du code pénal ait permis de poursuivre les hommes accusés.

En réalité, ce débat est bien plus large car la convention d'Istanbul impose aux États signataires d'intégrer la notion d'absence de consentement au sein de leur définition du viol, comme l'a bien expliqué Françoise Kempf lors de la précédente table ronde, mais élus, juristes et associations sont divisés sur cette question.

Inscrire dans la loi l'obligation de s'assurer du consentement explicite, libre et éclairé de l'autre et qualifier de viol tout acte sexuel non consenti poursuit un double objectif. D'une part, cela constituerait un changement de paradigme, en sortant de la « présomption de consentement » en matière sexuelle et en affirmant que « seul un oui est un oui ». D'autre part, cela pourrait permettre d'augmenter le nombre de poursuites et de condamnations, pour des situations qui ne sont aujourd'hui pas couvertes par les quatre critères du viol, ou dans lesquelles la victime n'est pas en mesure de prouver la menace ou la contrainte. Il ne s'agirait pas nécessairement de remplacer les quatre critères, aujourd'hui bien établis, mais sans doute plutôt de les compléter.

Cependant, certains et certaines estiment dangereux de bouleverser l'architecture actuelle du code pénal. Introduire la notion de consentement pourrait desservir les victimes, en déplaçant les débats sur le comportement de la victime plutôt que sur celui de l'auteur, mais aussi conduire à un renversement de la charge de la preuve.

En pratique, les débats autour du comportement de la victime ont d'ores et déjà lieu à l'audience et je l'ai, pour ma part, malheureusement constaté lorsque j'étais bénévole au sein d'une association de soutien aux femmes victimes de violences. J'accompagnais en effet une victime qui s'est retrouvée, lors de l'audience, placée en situation de coupable. Il faut au contraire analyser le comportement de l'auteur et la stratégie de l'agresseur, c'est une conviction forte de notre délégation aux droits des femmes.

Afin d'approfondir ces problématiques, nous accueillons quatre intervenants :

- François Lavallière, premier vice-président au tribunal judiciaire de Rennes, maître de conférences associé en droit pénal à Sciences Po Rennes. Il est l'auteur d'une tribune publiée il y a pile un an, intitulée Violences sexuelles : « La France doit inscrire le consentement au coeur de l'infraction de viol ». Il pourra nous livrer son analyse de magistrat sur la façon dont les juges appréhendent aujourd'hui l'absence de consentement, sur les conséquences concrètes pour la justice de l'introduction du consentement dans la définition pénale du viol, et le cheminement qui a forgé sa position sur le sujet ;

- Laure Heinich, avocate pénaliste au barreau de Paris. Alors qu'elle défend régulièrement des victimes de violences sexuelles, elle nous expliquera le regard qu'elle porte sur le champ actuel de la définition du viol, ainsi que sur les risques qu'elle entrevoit à une interrogation du consentement des victimes ;

- Frédérique Pollet-Rouyer, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans la défense des victimes de violences. Elle nous expliquera le regard, différent de celui de sa consoeur - c'est cela la richesse du barreau -, qu'elle porte sur cette question et pourquoi elle plaide pour une modification du cadre pénal du viol ;

- et enfin Alexia Boucherie, doctorante en sociologie au Centre Émile Durkheim de l'Université de Bordeaux, qui mène des travaux sur les pratiques et représentations du consentement sexuel, notamment chez les jeunes générations, et interroge les contextes sociaux et rapports de pouvoir qui peuvent affecter ce consentement. Elle nous présentera ses travaux, qui peuvent éclairer les forces de l'ordre, les magistrats et les avocats dans leur caractérisation des viols.

Merci à vous quatre pour votre disponibilité et votre participation ce matin.

Avant de vous laisser la parole, je me tourne vers ma collègue Catherine Di Folco, membre de la commission des lois, sénateur du Rhône, qui représente la présidente de la commission, Muriel Jourda, qui ne pouvait malheureusement pas être parmi nous ce matin.

INTERVENTION DE CATHERINE DI FOLCO
SÉNATEUR DU RHÔNE

La délégation aux droits des femmes a très judicieusement organisé ce colloque en cette journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. Dans ce contexte, une réflexion sur la définition pénale du viol est plus que bienvenue, tant celle-ci n'est pas toujours suffisamment précise, malgré une abondante jurisprudence, pour saisir toutes les situations que peuvent rencontrer les victimes et faire reconnaître par la justice l'outrage fait à leur corps, à leur personne et à leur dignité. Je remercie la Présidente Vérien d'avoir bien voulu y associer la commission des lois. Muriel Jourda, notre présidente, vous prie de l'excuser. Malgré tout l'intérêt qu'elle porte à ces sujets, elle ne pouvait être présente ce matin. J'ai donc la charge de porter la voix de notre commission pour introduire cette table ronde.

Dans les prétoires, la question de savoir si la femme a ou n'a pas acquiescé ou consenti à la relation sexuelle est souvent mise en avant, parfois éhontément, par les agresseurs sexuels pour échapper à leurs responsabilités. De ce constat découle une réflexion autour de la pertinence de l'introduction expresse de la notion de consentement en droit français, qui rejoindrait ainsi d'autres législations étrangères.

La répression de ce phénomène ainsi que la protection des victimes doivent rester au coeur de l'action de notre société. La justice doit pouvoir disposer de règles et de procédures efficaces pour sanctionner toutes les situations de viol.

Or au vu des chiffres dont nous disposons, nous en sommes sans doute encore loin. Certes, en 2023, 84 000 plaintes pour violences sexuelles ont été déposées, ce qui peut paraître considérable. Ce chiffre se situe probablement bien en deçà de la réalité du phénomène, car le Haut Conseil à l'égalité (HCE) estime que moins de 10 % des victimes portent plainte contre leur agresseur.

On sait que le cheminement judiciaire pour obtenir une condamnation est long et éprouvant, et que de nombreuses plaintes n'aboutissent pas à une condamnation. La première des priorités réside donc dans le fait d'encourager les victimes à porter plainte et, pour ce faire, de leur garantir qu'elles seront écoutées et traitées avec discernement et respect.

Mais si la lutte contre le viol est d'abord une lutte de terrain, elle exige aussi des règles définies par le législateur qui donnent des garanties d'une prise en compte effective par les autorités judiciaires des situations de viol rencontrées par les victimes.

D'ailleurs, dès 1982, notre Haute Assemblée a contribué à mettre en place une définition pénale du viol en élargissant progressivement son périmètre afin de donner aux victimes un levier sur lequel s'appuyer pour poursuivre leurs agresseurs en justice. Dans cette entreprise, la définition des éléments constitutifs du viol, et notamment de la place du consentement, est évidemment centrale. Se posent aussi deux autres questions connexes, celles de la circonstance de la préméditation et du délai de prescription.

Comme vous le savez, la définition actuelle du code pénal caractérise le viol par une pénétration sexuelle ou un acte bucco-génital commis par violence, contrainte, menace ou surprise. Le consentement est donc absent de ces critères. Cette absence peut poser problème dans la mesure où la définition actuelle ne permet pas de prendre en compte les cas où les agresseurs passent outre le consentement de la victime, sans pour autant user de la violence, de la contrainte, de la menace ou de la surprise. Cela peut pourtant être le cas, et nous le savons, dans des contextes où l'agresseur exerce une emprise sur sa victime ou est lié à elle par des liens affectifs.

Pour autant, l'inscription du consentement dans la définition du viol soulève plusieurs interrogations. Certaines associations féministes soulignent qu'elle pourrait concentrer la procédure pénale sur le consentement éventuel de la victime. Celle-ci devrait alors endosser la charge de prouver son défaut de consentement au lieu de laisser la justice s'intéresser en premier lieu à la stratégie de l'agresseur. Tel était d'ailleurs le sens des arguments déployés dans les années 1980 par Gisèle Halimi et par les promoteurs de la définition retenue aujourd'hui par notre code pénal.

Par ailleurs, cette inscription n'est pas une solution miracle pour mieux sanctionner les violences sexuelles. Nos voisins européens qui l'ont inscrite dans leurs droits n'ont pas noté d'impact considérable sur le nombre de condamnations pour viol. Preuve s'il en est que cette évolution ne représenterait qu'une partie de la solution au problème.

Il est donc important de tenir aujourd'hui cette discussion sur une évolution du droit qui ajouterait l'absence de consentement aux caractéristiques du crime de viol. Pour autant, j'attire votre attention sur la prudence dont nous devons faire preuve quant aux éventuels effets juridiques d'une telle mesure qui, surtout, ne doit pas avoir pour effet de se retourner contre la victime.

Permettez-moi aussi d'évoquer la reconnaissance de la préméditation comme circonstance aggravante du viol. Elle est définie par le code pénal comme le « dessein formé avant l'action de commettre un crime ou un délit déterminé ». Elle est une circonstance aggravante d'autres crimes comme le meurtre, la torture ou les actes de barbarie et fait courir aux agresseurs une peine plus longue. Cette circonstance de la préméditation n'est pourtant pas prévue par la loi pour les agressions sexuelles, dont le viol.

Vous le savez, dans l'écrasante majorité des cas, les agressions sexuelles sont commises par un membre de l'entourage de la victime. Par conséquent, il existe de nombreux contextes dans lesquels un viol est réfléchi, anticipé par l'agresseur avant son passage à l'acte. L'inscription de préméditation comme une circonstance aggravante du viol permettrait de mieux appréhender ces cas de figure. Il s'agit également pour le législateur de renforcer l'arsenal juridique qui vise à sanctionner plus sévèrement les auteurs de ces infractions. Il me semble donc intéressant de prendre en compte cette question au cours de nos échanges.

Enfin, une dernière interrogation concerne le délai de prescription du viol qui revient régulièrement dans nos débats. Les évolutions récentes de la législation ont permis de rallonger le délai de prescription de vingt à trente ans pour les crimes sexuels sur mineur et d'instaurer un système de prescription glissante qui renforce la protection de ces victimes en particulier. La question se pose désormais de reconnaître l'imprescriptibilité du viol, pour l'instant réservé aux crimes contre l'humanité. Les motivations sont nombreuses et légitimes. En effet, il n'est pas rare que les victimes de viol soient confrontées à une amnésie traumatique. Dans de telles situations, le délai de prescription présente une barrière supplémentaire dans le processus de signalement du viol auprès des autorités. C'est pourquoi le sujet de l'imprescriptibilité revient régulièrement, au Parlement comme dans le débat public.

Cependant, je tiens à rappeler ici que les effets juridiques de la suppression du délai de prescription demeurent incertains et posent notamment une question de constitutionnalité.

Je ne vous demande pas d'apporter une réponse à cette introduction, qui présente plutôt des pistes de réflexion que je voulais évoquer avec vous.

Pour finir, je tiens à témoigner une fois encore ma détermination à participer à cette réflexion et au combat contre les violences sexuelles. Nous devons en finir avec l'impunité des agresseurs comme avec la stigmatisation des victimes. Le défi est immense et comme souvent, il n'existe pas de réponse simple. La solution repose sur l'intégrité et l'efficacité du système judiciaire dans son ensemble. Nous pouvons contribuer, en tant que législateurs, à rendre ce système plus protecteur pour les victimes et plus dissuasif pour les agresseurs.

Je vous remercie de votre attention.

Hussein Bourgi. - Merci beaucoup, chère collègue. Je cède immédiatement la parole à François Lavallière, premier vice-président au tribunal judiciaire de Rennes, coordinateur du Pôle VIF (Violences intrafamiliales). Votre riche carrière de magistrat vous a emmené de Caen à Argenton en passant par l'ENM. C'est surtout la coordination du Pôle « Violences intrafamiliales (VIF) » qui a pu forger votre conviction. La parole est à vous.

INTERVENTION DE FRANÇOIS LAVALLIÈRE
PREMIER VICE-PRÉSIDENT AU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE RENNES
MAÎTRE DE CONFÉRENCES ASSOCIÉ EN DROIT PÉNAL À SCIENCES PO RENNES

Merci pour cette invitation.

Je suis magistrat depuis plus de vingt ans. J'ai appliqué la loi pénale, et précisément les articles 222-22 et 222-23 du code pénal qui définissent et sanctionnent les viols et les agressions sexuelles, à toutes les étapes de la procédure pénale.

Je l'ai fait en tant que magistrat du parquet chargé de la direction des enquêtes et porteur de l'accusation lors des audiences, tant devant le tribunal correctionnel que devant la cour d'assises, mais aussi en tant que juge d'instruction, chargé de la manifestation de la vérité, dans le respect de la présomption d'innocence, principe essentiel de notre procédure pénale. Comme président du tribunal correctionnel et assesseur aux assises, j'ai dû décider, avec mes collègues, si les hommes et femmes mis en cause étaient coupables. Il s'agissait plus souvent d'hommes, étant donné que 90 % des faits de violences sexuelles concernent des femmes victimes. J'ai également été juge de l'application des peines chargé du suivi des condamnés.

Je ne suis aujourd'hui ni l'avocat des victimes, ni l'avocat des auteurs, des accusés, des prévenus, des mis en cause, ni l'avocat des femmes, ni celui des hommes. Je ne suis pas davantage l'avocat des juges.

Vous m'avez invité à donner mon avis. Je vais le faire avec la sincérité qu'impose ce sujet. Vous avez invité un magistrat pour obtenir une mise en perspective, plus qu'un discours d'explication de la règle. Comment, avec ces années de pratique, avec ces réflexions personnelles, en suis-je arrivé à penser que notre droit n'était plus adapté ?

Il est important pour moi, pour bien appliquer la loi et pour l'enseigner à mes élèves, d'en comprendre le sens, d'en connaître les exigences et les limites et d'avoir conscience de ses effets, pour ne pas avoir une confiance vaine.

S'agissant du viol et de l'agression sexuelle, je ne parviens pas à expliquer l'état actuel de notre droit français, si ce n'est en me référant à l'histoire et aux préjugés sexistes et patriarcaux qui continuent à prévaloir.

J'aime me référer à l'Histoire et comparer les évolutions des sociétés. Au début des années 1990, au Canada, ont eu lieu les grandes réformes évoquées par Catherine Le Magueresse.

En France, pour la première fois en 1990, la Cour de cassation disait qu'un viol était envisageable dans un couple marié. Auparavant, tout était couvert, permis, oserais-je dire, par le devoir conjugal. C'est dire déjà ce décalage social à l'époque entre le Canada et la France.

Vous avez parlé, à juste titre, de l'apport considérable de Gisèle Halimi. Oui, elle a contribué à faire évoluer la loi. Oui, ses prises de position et ses plaidoiries l'ont fait à une période où le débat sur le consentement n'en était pas au même stade.

Je ne me permettrais pas de parler pour quelqu'un qui n'est pas là de manière générale. Je ne le ferai pas pour Gisèle Halimi. Je me permets juste de replacer un contexte. Les données sociales, la prise en compte des stéréotypes et des préjugés n'étaient pas au coeur de notre société à l'époque.

La loi française a évolué jusqu'en avril 2021, avec l'élargissement de la définition du viol aux actes bucco-génitaux et la meilleure protection des mineurs de 15 ans.

Aujourd'hui, pour condamner une personne pour un viol ou une agression sexuelle, il est nécessaire de prouver que les faits ont été commis avec violence, menace, contrainte ou surprise. Ces quatre critères sont posés par la loi et doivent demeurer, à mon avis.

Les tribunaux et les cours ont appliqué ces quatre critères et les ont fait progresser, mais ils sont encore insuffisants pour couvrir la réalité des atteintes à l'intégrité sexuelle, physique et psychique des victimes et principalement des femmes.

Les juges jugeraient-ils mal ? Appliqueraient-ils mal la loi actuelle ? Peut-être. Sans doute. Je fais partie de ces juges, et j'assume aussi que nous pouvons encore davantage nous former, que nous devons encore plus sortir de ces clichés qui traversent la société et qui nous traversent, qui nous habitent, dans lesquels nous sommes nés. Lorsque je suis né, en France, il ne pouvait y avoir de viol entre époux. Mon éducation, comme la vôtre, a été fondée sur ce principe.

Nous, services d'enquêtes, magistrats, avocats, devons continuer à mieux nous former, mais cela ne suffira pas. Des progrès importants ont été enregistrés au cours des dernières années, et nous comprenons désormais mieux un certain nombre de phénomènes, grâce aux études de victimologie, ou aux travaux des psychologues, psychiatres, criminologues et sociologues, notamment Canadiens. Nous connaissons mieux l'amnésie traumatique, la dissociation, la sidération traumatique. Les juges connaissent ces thèmes. Les experts les évoquent de plus en plus dans leurs rapports, ce qui permet ainsi aux juges de les exploiter pendant les audiences. Car moi, juge, je ne peux pas exploiter mes connaissances personnelles et mes convictions dans les dossiers que j'ai à traiter. Je ne peux pas caractériser de mon seul avis un état de sidération. J'ai besoin que des psychologues, des psychiatres l'aient posé.

La Cour de cassation a rendu un arrêt majeur le 11 septembre dernier, arrêt grâce auquel il a été reconnu qu'une agression sexuelle peut être retenue et son auteur condamné lorsqu'il y a état de sidération. Je souhaite nuancer et éclairer immédiatement cette information, avec le regard du praticien. Dans cet arrêt d'espèce qui concerne une affaire où l'homme en cause avait reconnu et avait même écrit dans des messages qu'il avait bien vu que cette femme ne pouvait pas réagir, qu'elle était, disait-il, une poupée de chiffon.

Il avait exprimé clairement qu'il avait conscience qu'elle ne pouvait réagir, qu'elle était en état de sidération. Il en avait constaté les effets sur l'expression de son accord ou pas et sur son comportement. C'est pour cela que les juges ont pu retenir la sidération. S'il ne l'avait pas dit, s'il ne l'avait pas écrit, je pense que la décision aurait été différente.

Nous avons trois éléments à retenir :

- l'élément légal, qui correspond à l'infraction définie par la loi et assortie d'une peine déterminée par le législateur en fonction de la gravité du comportement incriminé ;

- l'élément matériel, qui dans le cas du viol, se caractérise par l'acte de pénétration sexuelle, qu'il s'agisse d'un coït, d'un acte bucco-génital, ou de tout autre acte similaire ;

- l'élément intentionnel, ou moral, c'est-à-dire l'intention consciente de l'auteur de commettre l'acte en exploitant une contrainte, une menace, ou une surprise, et la reconnaissance de l'impact de ces conditions imposées ou exploitées sur la victime.

La preuve de cet élément intentionnel s'avère particulièrement complexe dans notre droit et conditionne pourtant toute possibilité de condamnation. En l'absence de démonstration de cet élément intentionnel, il est impossible d'aboutir à une condamnation. C'est parce que je ne pouvais pas le démontrer que j'ai parfois dû classer sans suite des procédures, rendre des ordonnances de non-lieu en phase d'instruction, ou conclure à la relaxe au tribunal correctionnel, voire prononcer des acquittements avec mes collègues magistrats et jurés en cour d'assises.

Il m'est souvent arrivé de dire aux victimes, lors d'audiences : « Madame, je vous crois. » Cependant, je ne pouvais pas, au regard des éléments recueillis dans la procédure et des exigences imposées par la loi, condamner l'auteur. Expliquer cette décision était pour moi une nécessité, car il n'existe pas pire sanction que de laisser une victime avec le sentiment de ne pas être crue, ou pire, d'être considérée comme une menteuse. Non, je les croyais sincèrement.

Je croyais qu'elles n'avaient pas consenti librement et qu'elles avaient vécu l'expérience comme une effraction dans leur intimité, comme un viol ou une agression sexuelle. Pourtant, si la notion de consentement imprègne les enquêtes et les débats judiciaires, elle reste absente de la loi. Celle-ci n'exige toujours pas de l'initiateur du contact sexuel qu'il s'assure du consentement explicite de l'autre personne.

Plus encore, il existe une sorte de présomption implicite de consentement dans la loi actuelle. En l'absence de violence, de menace, de contrainte ou de surprise, si la victime n'a exprimé aucune opposition, qu'elle ne s'est ni débattue ni explicitement opposée à l'acte, l'auteur, statistiquement un homme, n'est pas tenu de vérifier si elle était réellement consentante. Elle est alors présumée consentante.

Vous m'avez demandé d'évoquer mon cheminement sur ce sujet. Je dois avouer que c'est la lecture de l'ouvrage de Catherine Le Magueresse, Les pièges du consentement, qui m'a permis, après plus de quinze ans de pratique, de comprendre pourquoi nous n'arrivions pas à faire mieux. Cet ouvrage m'a éclairé sur le postulat erroné selon lequel le consentement serait présumé. Celui-ci est, selon moi, à l'origine de nos limites actuelles. J'adhère pleinement au raisonnement développé par Catherine Le Magueresse.

Si nous inscrivons explicitement le consentement dans la loi, quel serait l'impact réel de cette réforme ? Je ne peux pas l'affirmer immédiatement et j'y reviendrai ultérieurement. Cependant, il convient d'insister sur un problème fondamental lié à la présomption implicite de consentement actuelle : lorsque la victime ne s'est pas opposée verbalement ou physiquement, les chances de caractériser l'infraction deviennent extrêmement réduites.

[François Lavallière se lève et s'empare du téléphone du sénateur Hussein Bourgi, posé sur la table à côté de lui.]

Qu'ai-je fait à l'instant ? J'ai volé un téléphone. Monsieur le Sénateur, vous n'avez rien dit, vous ne vous êtes pas défendu. Tout le monde m'a regardé, et personne n'a bougé. Cependant, je m'interroge. Pourquoi ce téléphone est-il davantage protégé que le corps et l'intégrité d'une femme, d'un homme, d'un enfant ? La raison ne découle pas, selon moi, de la sévérité des peines prévues en France pour les délits et crimes sexuels. En effet, nous disposons déjà de l'un des dispositifs les plus stricts en Europe. Je ne suis pas convaincu que nous protégions mieux nos victimes pour autant.

Vous me demandiez comment pourraient être écrits nos textes de loi pour faire évoluer les lignes. Imaginons un cadre légal établissant qu'il est impératif de vérifier explicitement l'accord de son partenaire avant tout acte de nature sexuelle, et ce, dans des conditions où celui-ci est pleinement libre d'exprimer un « oui » ou un « non ». Une telle réforme nécessiterait de définir précisément le consentement comme un accord libre et volontaire à un acte spécifique, donné à un instant « T » et pouvant être retiré à tout moment. Ainsi, consentir à des caresses ou à des attouchements ne signifie pas automatiquement consentir à une pénétration qui suivrait. De surcroît, ce consentement ne peut être donné que par la personne concernée elle-même, et non par un tiers, pas même un mari. Et, parce que céder n'est pas consentir, parce qu'un consentement peut être extorqué ou forcé, écrivons dans le code pénal que le consentement n'est pas valide si la victime est inconsciente, sous l'emprise de l'alcool, ou incapable de formuler un accord clair.

Aujourd'hui, ces critères peuvent déjà être retenus. La contrainte peut l'être, et la surprise peut couvrir une partie de ces situations. Pour autant, toutes les situations ne sont pas prises en compte. Il subsiste des lacunes que seule une réforme explicite pourrait combler.

De même, inscrivons qu'un consentement ne saurait être valide lorsqu'il est obtenu par abus d'autorité ou de confiance. En outre, il est essentiel d'énoncer que, comme cela est déjà établi pour d'autres infractions, il ne peut y avoir de consentement en cas de violence, de menace, de contrainte ou de surprise.

Suivant l'exemple du Canada, de la Suède et de la Belgique, il serait pertinent de poser comme obligation légale que l'initiateur d'un contact sexuel ait la responsabilité de vérifier ce consentement en prenant toutes les mesures raisonnables adaptées au contexte. Ajoutons que le consentement ne peut être déduit du silence ou de l'absence de réaction de la victime. Il doit être communiqué.

Appliquons la Convention d'Istanbul et son article 36 sans attendre une condamnation par la CEDH.

Actuellement, sept dossiers soulevant ces débats autour de la vérification du consentement sont en attente d'une décision.

Une modification de la loi pour inscrire comme principe fondamental cette vérification aurait un impact concret sur la pratique des magistrats et des enquêteurs. Par exemple, les prévenus qui déclarent : « Je croyais qu'elle était d'accord, elle ne s'est pas débattue, elle n'a pas réagi » pourraient être condamnés. L'argument selon lequel elle n'aurait rien dit ou fait ne serait plus suffisant pour prouver l'absence d'intention coupable. L'élément intentionnel serait établi par le fait de ne pas avoir vérifié explicitement le consentement.

La prise de mesures raisonnables pour vérifier cet accord permettrait également d'écarter les préjugés sexistes et culpabilisants, tels que ceux qui associent le consentement à une tenue courte, à l'acceptation d'une invitation ou au fait d'avoir déboutonné son chemisier. Ces stéréotypes, encore présents, nuisent gravement à une véritable compréhension de ce qu'est un consentement libre et éclairé. Catherine Le Magueresse a notamment évoqué des exemples issus de la jurisprudence canadienne, où une telle approche a déjà contribué à une meilleure prise en compte de la réalité des violences sexuelles. Une tribune à ce sujet sera prochainement publiée pour approfondir ces réflexions et s'inspirer des avancées canadiennes, malgré les différences de régimes juridiques [« Faisons entre le consentement libre et volontaire dans le droit pénal », François Lavallière et Delphine Mauger, Le Monde du 29 novembre 2024].

Les questions posées par les enquêteurs seraient différentes. Les débats lors des audiences changeraient, limitant considérablement la culpabilisation et la victimisation secondaire.

Ai-je dans cette présentation déplacé le débat sur la victime plutôt que sur l'auteur ? Non, bien au contraire. Je crois que Françoise Kempf nous a montré, grâce à l'exemple de la Suède et au quatrième critère du Grevio, que la prise en compte du consentement ne revient pas à regarder la victime et son comportement pour exprimer un désaccord. Il s'agirait au contraire de comprendre ce qu'elle a vécu et subi, sans la juger sur ses réactions.

La preuve de l'absence de vérification du consentement serait-elle impossible à produire ? Les questions posées par les enquêteurs changeraient. Nous formerions différemment les enquêteurs, les magistrats. Quand je pense au nombre d'affaires dans lesquelles les mis en causes affirment avoir cru qu'elle était d'accord, car elle n'a pas résisté, elle n'a rien dit. Dans cette formule, nous trouverions de quoi envisager une condamnation, car l'accusé admettrait ainsi qu'il n'avait pas vérifié l'accord de sa partenaire.

Dans les dossiers que je juge actuellement, je constate de plus en plus la présence de retranscriptions de messages sur les réseaux sociaux. Ces messages, où les auteurs se vantent d'avoir eu affaire à une femme passive, telle une « poupée de chiffon » qui n'aurait rien dit, et qui n'aurait pas bougé, pourraient constituer des éléments matériels prouvant que l'accusé n'a pas pris les mesures raisonnables pour s'assurer du consentement. Nous pourrions faire tomber la crainte selon laquelle nous ne pourrions rien prouver.

Il est important de noter qu'un écrit ou un contrat ne serait pas nécessaire pour prouver le consentement. Aucun pays ayant adopté cette approche ne l'a envisagé. Plus encore, le Canada et la Suède ont précisé que même un accord écrit ne vaut que pour l'instant présent et l'acte en cours, et non pour la suite. Ainsi, il est inexact d'affirmer que l'on serait pieds et mains liés par un consentement écrit à un moment. Ce serait ne pas comprendre la pleine logique de ce raisonnement basé sur le consentement.

Concernant la présomption d'innocence, elle ne disparaîtrait pas. Nous n'assisterions pas à un renversement de la charge de la preuve. Ces mêmes inquiétudes ont été soulevées au Canada à la fin des années 1980 et en Suède lors de leurs réformes respectives. Les Canadiens ont pris le temps d'une réflexion collective, tandis qu'en Suède, un comité a travaillé durant deux ans pour produire une proposition unanime aboutissant au vote législatif. Pourtant, les avis étaient diamétralement opposés au début des travaux de ce comité. C'est dire qu'en prenant le temps d'aborder les points les uns après les autres, sérieusement, dans l'intérêt de la société dans son ensemble, il est possible de parvenir à une rédaction législative équilibrée, évitant les écueils redoutés.

La présomption d'innocence demeurerait un principe fondamental respecté. Il faudrait toujours prouver que l'accusé n'a pas vérifié le consentement de son ou sa partenaire, ou que le consentement n'était pas valable pour diverses raisons (donné par un tiers, victime inconsciente ou droguée, relation de pouvoir empêchant un refus, etc.). Il faudrait également prouver l'usage de violences, menaces, contraintes ou surprises, bien que cet élément deviendrait subsidiaire, les trois premières étapes permettant d'englober bien plus de situations. La présomption d'innocence demeurerait : si nous ne parvenons pas à prouver l'un de ces éléments, l'accusé ne serait pas condamné.

Une réforme de la loi ne changerait pas tout instantanément. Le Canada ne fournit pas de chiffres officiels sur l'impact de sa réforme, car à l'époque, l'accent n'était pas mis sur les taux de condamnation ou les effets de la loi. Il n'existe pas de données statistiques en la matière. Il s'agit d'une révolution culturelle dont les effets se mesurent sur le long terme.

Madame la Sénatrice, je n'ai jamais lu le chiffre que vous évoquiez.

Par ailleurs, la charge de la preuve devrait toujours incomber au procureur. Il n'appartient ni à la victime de prouver son non-consentement, ni aux personnes mises en cause de réfuter une présomption de culpabilité, qui n'existe d'ailleurs pas.

Enfin, les conséquences traumatiques des viols et infractions sexuelles sont considérables, de même que le sentiment d'injustice lorsque la société et la justice faillissent. Il est urgent d'adopter un cadre différent, à l'instar du modèle suédois présenté par Françoise Kempf et de la quatrième vision évoquée par le Grevio. Ce changement de paradigme nécessite une formation approfondie, une réflexion collective et une évolution globale de la société.

Vous m'interrogiez sur mon cheminement personnel. Ma pratique professionnelle m'a fait évoluer. Mes étudiants m'ont également poussé à réfléchir, car en expliquant le droit, on en perçoit les lacunes. Je salue les réflexions menées principalement par des femmes, comme Catherine Le Magueresse. Mon aspiration à la justice, mon statut d'homme et de père ont aussi façonné ma pensée. Je ne tiendrais pas ce discours sans les échanges enrichissants menés avec mon épouse et mes filles. C'est aussi pour elles que je m'exprime aujourd'hui.

Hussein Bourgi. - Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour ce témoignage très fort. Je vais céder la parole à Maître Laure Heinich, avocate pénaliste au barreau de Paris, à la tête d'un cabinet engagé au service de la cause des femmes. Maître, vous avez écrit trois livres. Vous êtes connue aussi pour votre éloquence, puisque vous avez été la première secrétaire de la conférence du barreau de Paris. Je vous cède immédiatement la parole.

INTERVENTION DE LAURE HEINICH
AVOCATE AU BARREAU DE PARIS

En parlant d'éloquence, permettez-moi, tout d'abord, de vous prévenir : je crains que mon ton ne soit pas parfaitement mesuré, car ce que je viens d'entendre me met en colère. Oui, je suis en colère face à ce débat, alors que nous devrions, par principe, nous accorder sur un constat simple : si 75 % des affaires sont classées sans suite, cela n'a rien à voir avec la loi. Et si une nouvelle loi, présentée comme un slogan en faveur des femmes, venait à être adoptée, elle n'aurait aucun impact sur ces classements sans suite.

Si nous voulons rétablir la confiance dans l'action publique, trop souvent décriée, il est impératif de reconnaître qu'on ne s'occupe pas des femmes. Or, défendre les droits des femmes ne signifie pas négliger ceux des hommes. En tant qu'avocate, je suis convaincue qu'il est impossible de garantir la justice pour les uns sans se préoccuper des autres. Malheureusement, notre système judiciaire maltraite tout le monde, sans exception.

Ce problème relève avant tout d'un manque de moyens et d'une volonté politique insuffisante. Cette dernière ne réside pas dans un élargissement des lois. D'ailleurs, « foutez-nous la paix » avec les lois. À cet égard, Monsieur Lavallière, permettez-moi de vous rassurer : nous n'avons pas réagi lorsque vous vous êtes levé après avoir volé un téléphone portable, si vous aviez agressé une femme, nous aurions réagi.

Le véritable problème réside dans ces classements sans suite. Appeler cela des « stocks » est déjà un affront : il est temps de les qualifier de « gens ». Monsieur Lavallière, vous dites recevoir des femmes pour leur expliquer vos décisions, mais la plupart de celles dont les plaintes sont classées sans suite ne sont jamais reçues. Ce qui manque dans la justice, comme à l'hôpital, c'est d'expliquer les choses aux gens, de les recevoir, plutôt que d'envoyer un simple document - qui d'ailleurs n'est souvent même pas envoyé. Sans avocat, personne n'est informé du classement sans suite, qu'on soit auteur présumé ou victime.

Pour obtenir le classement sans suite et la copie du dossier, numérisé, nous devons écrire et réécrire aux magistrats pendant un an. C'est là que réside la maltraitance. Quand on est sur le terrain comme moi, on constate que la réalité est bien loin de ces débats.

Je serais favorable à un projet de loi prévoyant qu'un magistrat - et non un sous fifre, délégué du procureur - reçoive les personnes pour leur expliquer le classement sans suite.

Dire à quelqu'un : « Je vous crois, mais je n'ai pas pu condamner l'auteur » est extrêmement important.

François Lavallière. - C'est ce que je faisais lorsque j'étais substitut du procureur.

Maître Laure Heinich. - D'après moi, c'est ce qu'il faut continuer de faire plutôt que de changer la loi.

Le slogan féministe « Je te crois » est génial. Les familles devraient le dire, et peut être même les juges en aparté. Récemment, j'ai assisté à l'audition d'une jeune femme. Le cas est extrêmement complexe, et je suis certaine que la juge d'instruction la croit. Moi aussi, je la crois. Pourtant, il y aura probablement un non-lieu. Ce sera justice, car la justice, ce n'est pas simplement dire « Je te crois ».

Je suis en colère car ce ne sont pas de grands principes que j'énonce. Nous devrions tous être d'accord. Où allons-nous si nous considérons comme un drame le fait qu'un magistrat croit une femme, mais ne peut pas le prouver ? C'est cela, la justice.

Je ne parlerai pas pour Gisèle Halimi, même si j'ai travaillé avec elle sur de nombreux dossiers. Je l'ai bien connue. Je me dois de vous dire qu'elle n'aurait pas apprécié la récupération dont elle fait l'objet. Son hommage national ne lui aurait pas plu.

Le procès Mazan est perçu comme le « nouvel Aix en Provence ». Il en est potentiellement le retour de bâton. Il est inexact d'affirmer qu'on ne parlait pas de consentement auparavant. C'était précisément le coeur de la loi. Gisèle Halimi a plaidé et fait évoluer la législation de manière significative. La loi actuelle définit le viol et l'agression sexuelle par la présence de violence, menace, contrainte ou surprise. Cette définition est déjà très large.

Si vous n'étiez pas magistrat, Monsieur Lavallière, j'aurais pensé que vous preniez les magistrats pour des imbéciles. Ces quatre éléments sont très larges. Aux États Unis, l'avocate Catharine MacKinnon, bien que d'une lecture ardue, a joué un rôle crucial dans l'évolution de la législation sur le harcèlement sexuel. Elle considère que la loi française sur le viol est aujourd'hui exemplaire et que les autres pays devraient s'en inspirer.

Dans vos propositions, vous vous focalisez uniquement sur la victime. On ne regardera qu'elle. Vous dites que nous avons aujourd'hui un problème avec l'intention de l'auteur. Ne va-t-on plus l'étudier ? Il s'agit pourtant des fondements du droit.

Toute infraction comporte un élément matériel et un élément intentionnel. Nous ne pouvons pas créer d'exception. L'élément matériel est parfois difficile à prouver. Nous ne pouvons passer outre. La loi actuelle s'intéresse à la manière dont la menace, la violence, la contrainte ou la surprise ont été exercées, sans interroger la victime sur ses actions. Cette question ne doit pas être posée en audience. Il incombe aux magistrats et avocats de ne pas la poser, ou de s'opposer à ceux qui la poseraient. La loi ne regarde pas la victime.

De plus, de nombreux professeurs de droit estiment qu'allonger un texte de loi complique la caractérisation de l'infraction.

Par ailleurs, vos propositions manquent de clarté. Envisagez-vous d'ajouter la notion de consentement aux critères existants ? Monsieur Lavallière, vous suggérez de préciser dans la loi les situations où le consentement est invalide, comme l'ivresse ou l'inconscience, etc. Allons-nous y inscrire tous les éléments qu'englobe ce « etc. » ? Ces situations sont déjà prises en compte par la jurisprudence actuelle. En 2024, les magistrats considèrent généralement l'ivresse de la victime comme un facteur invalidant son consentement. Par ailleurs, l'ivresse de l'auteur est une circonstance aggravante. Ces principes sont déjà appliqués dans les tribunaux, même s'il existe des exceptions regrettables.

Les juges rendant mal la justice sont moins nombreux que les avocats défendant mal leurs clients, mais ils existent tout de même. Je reconnais que la loi peut être mal appliquée parfois, mais cette réalité est préférable à une application systématique et déshumanisée de la justice. Certes, si nous sommes parfois consternés d'entendre encore des propos sexistes en audience, nous devons admettre que leur fréquence a considérablement diminué. Cette évolution n'est pas due à la loi, mais plutôt à l'amélioration significative de la formation, notamment à l'ENM, dont les effets sont manifestes.

Concernant la sidération, l'emprise et d'autres concepts similaires, nous n'avons plus besoin de les expliquer aux juges, qui les maîtrisent désormais mieux que nous. Ces notions sont pleinement intégrées dans les décisions judiciaires, indépendamment des aveux du mis en cause.

J'ai pris connaissance de l'intervention de Catherine Le Magueresse. Nous ne pouvons empêcher les accusés de se défendre, même maladroitement ou de manière déplacée. Ce n'est pas l'objectif de la loi de restreindre les moyens de la défense, car cette action ne mènerait pas à des condamnations plus justes. Les accusés, quels qu'ils soient, disent souvent n'importe quoi pour se défendre. C'est le cas des mis en cause dans le procès Pelicot, arguant qu'ils pensaient n'avoir besoin que du consentement par délégation du mari.

L'ajout de la notion de consentement dans la loi ne changera pas fondamentalement la situation. Les accusés pourront toujours prétendre avoir obtenu un consentement explicite, et s'en être réassurés, sans que cela modifie réellement la nature des débats. Ils pourront affirmer que la victime a dit cinquante fois qu'elle était d'accord, qu'elle n'a pas fait un clin d'oeil ou remis ses cheveux, mais qu'elle a dit « oui, vas-y, par devant, par derrière ». Nous ne serions pas plus avancés en ajoutant la notion de consentement.

J'entendais dans l'intervention précédente que les défenses dans l'affaire Pelicot nous interpellent. Elles révèlent une méconnaissance de l'article 222 23 du Code pénal. Il serait peut-être judicieux d'enseigner ces notions juridiques au lycée, dans le cadre d'une éducation à la justice ou au droit.

J'entendais également que le changement de la loi permettrait d'éviter l'argument du « j'ai cru que ». Celui-ci relève de l'intention, un élément constitutif de tous les crimes et délits. Aucun changement législatif ne pourra altérer ce principe fondamental du droit pénal. Je ne vois pas l'avenir, mais je n'imagine pas qu'un juge puisse acquitter les mis en cause de l'affaire Pelicot, malgré leurs arguments de type « j'ai cru que ». Nous n'avons pas besoin d'une nouvelle loi. Dans cette affaire, nous retrouvons la contrainte et la surprise, par exemple. Il est clair que le consentement de Mme Pelicot n'a pas pu être donné dans ces circonstances. La contrainte et la surprise la sauvent.

Je reconnais mes limites en matière juridique, et je concède volontiers avoir une mémoire de poisson rouge. Pour autant, lorsque quelqu'un vient me voir en m'annonçant avoir eu des relations sexuelles avec un mineur de plus de 15 ans, je ne suis pas capable de lui dire s'il en avait le droit ou non, si un principe d'autorité s'applique ou non. Je suis obligée de consulter mon code pénal. Je suis rassurée par le fait que mes associés doivent, eux aussi, s'y référer. Je ne parle même pas de prescription. Toutes les femmes venant me voir pensent que leur cas est prescrit alors que ce n'est pas le cas, ou pensent qu'il ne l'est pas, alors qu'il l'est. Le code est illisible. Les agressions sexuelles sont abordées dans de nombreux articles. Les magistrats eux-mêmes peinent à avoir un code à jour, tant les modifications sont fréquentes. Ainsi, j'appelle à une stabilisation des textes pour permettre aux praticiens de travailler avec des outils fiables. D'ailleurs, l'ancien garde des sceaux Éric Dupond Moretti n'a cessé de produire des lois qui existaient déjà. Je ne lui jette pas la pierre.

Je ne serai pas politiquement correcte en exprimant que nous nous plaçons ici dans un débat de riches qui ne changera rien. Lorsque nous disposerons des moyens adéquats, je serai ravie que l'on puisse le tenir, lorsque nous pourrons enquêter sur les plaintes, les instruire. Il paraît qu'avant de quitter son ministère, Éric Dupond Moretti a demandé de classer un tiers des affaires sans suite. Les délais pour obtenir les copies des dossiers s'allongent, masquant souvent l'absence d'enquêtes. Lorsqu'une jeune fille porte plainte, et que sa propre mère, à qui elle s'est confiée, n'est pas entendue, je peine à croire que l'auteur l'ait réellement été. C'est sur ces aspects concrets que nous pourrons constater de réelles avancées pour les victimes.

Si vous ne m'avez pas jugée trop insupportable, j'aimerais être invitée de nouveau pour discuter de la prescription, si vous débattiez du sujet à l'avenir.

Concernant la préméditation, son introduction comme circonstance aggravante mérite réflexion. Elle permettrait de distinguer les actes planifiés de ceux qui ne le sont pas, et de prévoir des peines différentes dans ce cadre. Cependant, c'est tout le quantum des peines qu'il faudrait revoir. L'échelle actuelle, du vol aux crimes les plus graves, est trop large. Elle conduit les magistrats à prononcer des peines bien inférieures aux maximum encourus, créant une incompréhension chez les victimes et un sentiment d'impunité chez les auteurs.

Hussein Bourgi. - Merci Maître. Je laisse la parole à Maître Pollet Rouyer, avocate pénaliste à Paris. Elle a publié des billets sur le procès de Mazan dans Mediapart. Je vous recommande vivement la lecture de ses réflexions. Elles offrent un point de vue complémentaire sur ce procès, différent de celui habituellement présenté dans les médias.

INTERVENTION DE FRÉDÉRIQUE POLLET-ROUYER
AVOCATE AU BARREAU DE PARIS

J'ai co-signé avec François Lavallière et d'autres collègues juristes plusieurs tribunes pour expliquer l'importance de réexaminer la loi et de réformer le code pénal. Bien que sereine initialement, je suis à présent irritée par les propos entendus. Néanmoins, je vais tâcher de canaliser cette colère et d'être constructive.

Nous partageons le constat du dysfonctionnement de la justice et de la maltraitance qu'elle inflige. Simplement, nous discutons aujourd'hui du droit et de la protection des femmes, à la veille du 25 novembre. Nous reconnaissons les difficultés liées aux conditions de garde à vue et aux enquêtes non réalisées. Cependant, ces dysfonctionnements ne doivent pas freiner notre réflexion et nos efforts pour faire évoluer la situation. Ce n'est pas une fatalité.

Affirmer qu'il faut nous laisser tranquilles avec la loi est contre-productif. Dans ce cas, nous n'aurions pas obtenu la loi de 1980 à l'issue du procès d'Aix-en-Provence. Par ailleurs, il est vrai que nous aurions peut-être réagi, au sein de cette assemblée, si Monsieur Lavallière avait agressé une femme plutôt que volé un téléphone, mais c'est loin d'être le cas partout. Nos dossiers regorgent de témoignages de viols commis lors de soirées ou en discothèque, sans que personne ne réagisse, révélant les stéréotypes sexistes qui persistent.

Proposer comme solution l'explication des classements sans suite sans modifier la loi manque d'ambition féministe dans le cadre de la lutte pour les femmes. Notre objectif n'est pas simplement d'expliquer ces classements. En général, nous anticipons déjà ce risque auprès de nos clientes, les informant des probabilités en fonction des éléments du dossier. Souvent, ces femmes portent plainte malgré le risque judiciaire, pour signaler les faits, pour les victimes futures et pour contribuer à d'éventuelles plaintes ultérieures. En effet, contrairement aux idées reçues, un violeur n'est souvent pas celui d'une seule personne ou d'une seule fois. C'était pourtant la défense des parties civiles hier lors du procès de Mazan.

Nous n'avons jamais affirmé que la justice ne se résumait pas à « je te crois ». C'est une posture féministe qui consiste à ne pas présumer du mensonge d'une victime, sauf en cas de récit manifestement incohérent.

Évidemment, nous n'abandonnons pas l'élément intentionnel. C'est un principe fondamental du droit pénal. Cependant, la mauvaise application des textes empêche souvent l'engagement des poursuites. Fréquemment, face au récit de la victime et à celui de l'agresseur prétendant « avoir cru que » ou « ne pas avoir su », les poursuites sont abandonnées.

Le procès Pelicot est particulier, impliquant de multiples agresseurs avec un mode opératoire particulier et des preuves accablantes, balayant immédiatement le fameux argument « j'ai cru que ». Pourtant, dans la majorité des cas, celui-ci suffit à stopper les poursuites. On ne va pas investiguer auprès de la mère, des confidentes, des compagnes de Monsieur. On n'en a pas suffisamment le temps durant la garde à vue. On finit par classer l'affaire sans suite, parce que rien n'est évident dans le dossier. On va d'autant moins l'approfondir que le texte ne nous y convie pas, parce qu'il ne détaille pas ou ne précise pas un certain nombre de situations de contrainte. Il ne permet pas de caractériser la relation entre la victime et l'agresseur. Ces lacunes doivent être comblées.

Contrairement à ce qui est affirmé, nous scrutons constamment le comportement de la victime, que ce soit pendant l'enquête, l'instruction ou le procès. Les expertises psychologiques, bien que non obligatoires pour les victimes, visent à évaluer leur crédibilité, notamment concernant l'absence de consentement. Il est temps de s'attaquer à cette réalité et de définir le consentement de manière féministe, plutôt que de le laisser dans un flou propice aux interprétations aléatoires.

En effet, le texte ne devrait pas être trop long. Dans le même temps, la clarté des termes employés et l'efficacité des outils fournis par le texte, pour protéger les femmes doivent primer.

De plus, malgré les affirmations contraires, l'analyse des relations de pouvoir n'est pas toujours exempte de sexisme dans la jurisprudence. Deux arrêts récents de la Cour de cassation sur des affaires similaires de violences conjugales aboutissent à des conclusions divergentes : l'un reconnaît l'absence de marge de manoeuvre de la victime pour s'opposer à l'acte sexuel dans un contexte de violences conjugales, tandis que l'autre interprète les relations sexuelles comme un mode de résolution des conflits de la part de la victime et du mis en cause.

L'affaire du « 36 quai des Orfèvres » illustre également ces incohérences. En appel, l'état d'ébriété avancé de la victime n'est plus considéré comme un critère d'incapacité à consentir, et les divergences dans les récits des hommes ne sont plus prises en compte. En revanche, la vie sexuelle et les fréquentations de la victime sont scrutées, en contradiction avec les recommandations de la CEDH. La victime est soudainement devenue un élément crucial du procès. C'est d'autant plus frappant quand on apprend que le juge d'instruction a été chargé d'enquêter sur la vie privée de la victime, y compris sur ses habitudes sexuelles, jusqu'au Canada.

Notre démarche vise à lutter contre ces aléas en clarifiant les textes sur lesquels s'appuient les décisions de justice. Nous souhaitons inscrire une définition du consentement et de la contrainte qui protège efficacement les femmes, les enfants et plus largement toutes les victimes, y compris les hommes. Nous avons pour objectif d'établir une définition du viol qui ne se limite pas à la question du consentement, mais qui prenne en compte la réalité vécue par les victimes, souvent sidérées et prises dans des relations de domination avec leur agresseur.

Par ailleurs, il est crucial de prendre en compte le contexte et les circonstances coercitives qui pèsent sur ces femmes, à titre personnel et en s'adossant à une analyse structurelle des violences. Celles-ci sont causées par le sexisme, comme l'a démontré de manière flagrante le procès de Mazan, où des conceptions choquantes de la sexualité envers les femmes ont été exprimées.

Il existe des exemples de jurisprudence audacieuse, notamment à la cour d'appel de Poitiers, concernant le contrôle coercitif. Ces initiatives examinent précisément les circonstances tout en considérant l'aspect structurel des violences. Il serait pertinent de codifier ces approches dans la loi.

Je vous recommande également la lecture d'un récent rapport remis au Gouvernement sur les violences sexistes et sexuelles sous relation d'autorité ou de pouvoir. Il replace la question du viol dans une analyse structurelle des inégalités femmes-hommes, alimentées par les stéréotypes sexistes. Cet aspect est crucial pour comprendre comment ces derniers structurent la conception de la sexualité de l'accusé et détermine sa relation avec la victime.

Nous relevons un manque flagrant de formation sur ces sujets, tant pour les enquêteurs que pour les magistrats. Je pense que la société est prête à aborder ces questions : nos enfants parlent déjà de consentement et ont besoin que nous, adultes, leur fournissions des outils et validions certains concepts dans la loi. Un sondage Ifop de novembre 2023 montre que les citoyens souhaitent une définition plus précise du consentement. Notre objectif n'est pas de prétendre que la loi est parfaite, mais de sortir du statu quo et d'élaborer une législation progressiste. Voilà le but de notre action.

Ensuite, j'entends souvent que le consentement est une notion subjective et délicate. Cependant, cette affirmation ne nous fait pas avancer. Il est important de distinguer le champ de la sexualité, où le consentement peut effectivement être subjectif, du champ des violences, où nous nous intéressons aux manifestations objectivables du consentement.

Dans le domaine des violences, nous devons nous concentrer sur les expressions du consentement et sur le contexte, notamment les circonstances coercitives. En définissant dans la loi que le consentement doit être conscient, exprès, explicite, continu et porter sur les conditions de l'interaction sexuelle, nous objectivons cette notion. Ainsi, sans bâillonner la défense, il ne sera plus possible de se satisfaire de propos tels que « je croyais que » ou « je n'étais pas en mesure de savoir » pour classer sans suite ou acquitter.

Je ne partage pas l'avis de ma consoeur Laure Heinich concernant l'adaptation des agresseurs. Ils pourraient prétendre que la victime était consentante, voire qu'elle a explicitement exprimé son accord à plusieurs reprises. Cependant, dès lors qu'on développe un discours, on s'expose à des fragilités et des contradictions. Avec d'autres éléments du dossier, comme des confidences ou des SMS, il sera davantage possible de confronter cette défense, la victime aura pu confier qu'elle n'a pas été en mesure bouger, qu'elle était sidérée, qu'elle s'en veut de n'avoir pas réagi, qu'elle se sent coupable de ne pas avoir fui la situation. Ces éléments qui contredisent la défense permettront au juge de forger sa conviction. Ainsi, l'argument selon lequel les agresseurs pourront s'adapter est fallacieux. Mieux définir le consentement c'est au contraire contribuer à ce que leur défense soit davantage interrogée.

La définition positive du consentement englobe les situations où la victime n'a pas pu réagir, que ce soit par sidération, sommeil ou silence. Nous constatons encore des décisions aléatoires dans ces cas. Des hommes n'ont pas été condamnés alors que la victime dormait ou était à moitié éveillée, qu'elle était sous l'influence de l'alcool, etc. Tout ce qui ne relève pas d'un consentement exprès, par la parole ou par les actes, pourrait être pris en charge par cette définition. Pour autant, celle-ci ne suffit pas, car il faut également examiner ce qu'est un consentement libre et ce qui le rend contraint.

Notre approche est pragmatique. Nous analysons les dossiers où la victime n'a rien pu dire, ceux où elle a dit non sans être entendue, et les situations où un accord a été extorqué. Ce dernier cas concerne les femmes qui ont cédé par peur de perdre leur travail, de briser leur famille, ou en raison d'une dépendance économique ou d'une vulnérabilité particulière, etc. L'exercice d'une autorité morale ou une asymétrie sociale peuvent en effet empêcher de s'opposer.

La « fabrique du consentement », récemment évoquée par une consoeur sur le plateau de Mediapart, implique une autorité morale dans une société patriarcale, où de nombreux facteurs entrent en jeu pour faire céder une victime. Tous ces éléments doivent être examinés.

Certains disent que nous voulons contractualiser les rapports sexuels. Ce n'est pas vrai. Dans les années 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) affirmait qu'un non est un non. Les Espagnols nous disent que seul un oui est un oui. Nous voulons affirmer qu'un oui est un oui, mais pas à n'importe quelle condition. Un contrat, même signé, ne sera valable que si les conditions de production de cet accord ont été examinées. Il est fondamental que la loi agisse sur ces leviers, notamment ceux liés à l'autorité et à la domination, qui figurent actuellement parmi les circonstances aggravantes et qui devraient être intégrés aux éléments de caractérisation de l'infraction.

Hussein Bourgi. - Je vous remercie. Je laisse enfin la parole à notre dernière intervenante, Madame Alexia Boucherie, doctorante en sociologie au centre Émile Durkheim de l'Université de Bordeaux.

INTERVENTION D'ALEXIA BOUCHERIE
DOCTORANTE EN SOCIOLOGIE
CENTRE ÉMILE DURKHEIM, UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

Merci à la délégation aux droits des femmes de m'avoir invitée pour présenter mes travaux.

Je suis doctorante en sociologie, je n'ai donc pas grand chose à dire sur le droit. J'étudie le consentement sexuel depuis 2015, en me concentrant sur les relations sexuelles ordinaires qui ne sont pas d'emblée considérées comme problématiques parce qu'aucun élément explicite ne permet de les caractériser comme des viols. Pour autant, beaucoup de ces relations ne sont pas nécessairement désirées. J'examine particulièrement ce que j'ai nommé les « zones grises », caractérisées par une inadéquation entre le consentement exprimé et le désir réel d'avoir une relation sexuelle.

Dans ces situations, l'acte sexuel résulte non pas d'une contrainte externe, mais d'une autocontrainte, qui peut se manifester par une attitude active. Cette violence interne, d'intensité variable, découle de la perception qu'il n'y a pas d'autre choix que d'accepter et de participer, de jouer le jeu. Mon travail vise à comprendre comment cette autocontrainte persiste aujourd'hui, notamment chez les jeunes de 18 à 25 ans, et comment les manifestations externes du consentement ne reflètent pas toujours les motivations internes.

Je n'ai pas de position tranchée sur l'inscription du consentement dans la loi. Lorsque j'entends des éléments en faveur de cet ajout, j'y suis favorable. Quand j'entends des arguments qui s'y opposent, je me dis qu'ils ont raison. Ce débat est passionnant. Je n'ai pas de position arrêtée sur le sujet, mais sur la conception de la liberté individuelle, qui sous-tend celle de la possibilité de consentir.

Je me situe entre un matérialisme strict, qui supposerait que les personnes en situation de domination n'ont aucune marge de manoeuvre et ne pourraient pas consentir, et un universalisme libéral, qui considérerait que chacun est libre et égal, et qu'il suffirait de vouloir pour pouvoir.

Je conçois le consentement comme possible, à condition qu'il soit situé et mesuré en balance des possibilités réelles de refus. Il implique de passer en revue l'ensemble des éléments qui rendent difficile le fait de refuser, afin qu'un consentement puisse être considéré comme libre et volontaire.

Un élément commun aux situations de viol ou de zones grises est l'immobilité et l'isolement dans lesquels se trouvent les personnes, rendant le refus extrêmement coûteux. Pour penser le consentement, il faut pouvoir déterminer l'existence de son inverse, le non consentement. Or, refuser est complexe, particulièrement dans des positions subalternes.

Dès l'enfance, le refus et l'opposition sont généralement mal perçus et découragés par de la sanction, surtout lorsqu'ils menacent un ordre établi, pensé comme légitime. Refuser une relation sexuelle, notamment lorsqu'elle est supposée aller de soi, peut s'apparenter à une menace contre cet ordre, et exposer à des sanctions. Il s'agit là d'un des facteurs principaux permettant de comprendre la difficulté à refuser ou à accepter de se voir opposer un refus.

De manière générale, pour comprendre la dimension sexuelle d'une situation, les individus se réfèrent à des scripts, à un ensemble de normes, de codes et de représentations constituant un imaginaire collectif de la sexualité. Ces scripts, issus de l'historicisation d'une culture hétérosexuelle et patriarcale, définissent des lieux - la chambre à coucher, l'espace festif -, des relations - la conjugalité ou des relations hors mariage - et des comportements genrés associés à la sexualité - un homme aurait toujours envie, un homme devrait réguler ses avances, il faudrait être disponible, mais pas trop, et pas avec n'importe qui. Ces scénarios mettent en scène des situations présentant une potentialité sexuelle légitimée, dont on suppose que tout le monde partage le référentiel.

La présence de multiples éléments conformes à ces scripts crée une attente de finalité sexuelle. Rompre avec cette attente, surtout après avoir participé volontairement à des situations préalables, nécessite des dispositions particulières pour émettre un refus frontal et assumer ses conséquences potentielles, qu'elles soient sociales, conjugales, économiques.

Ainsi, les personnes tentent souvent d'éviter d'avoir à refuser explicitement, cherchant plutôt des éléments externes pour s'extraire de situations où elles se sentent obligées d'accepter une relation sexuelle non désirée.

Permettez-moi d'aborder certains éléments cruciaux qui, selon mes recherches, constituent une liste non exhaustive de points de vigilance complexifiant, voire rendant impossible, le refus.

L'intersection des stéréotypes de race, classe, genre, âge et handicap crée des identités perçues comme plus ou moins dignes de consentement. Cette catégorisation véhicule des croyances de disponibilité sexuelle, entraînant une attention réduite, voire inexistante, à la possibilité d'émettre un refus pour certaines personnes. De même, les individus peuvent avoir intériorisé ces stéréotypes, les amenant à performer l'identité qu'on leur présuppose.

Ces stéréotypes découlent d'une culture du viol scientifiquement documentée, dans laquelle un ensemble de média cultures, pas uniquement pornographiques, participent à la construction de croyances hégémoniques. Selon ces dernières, la sexualité serait un dû, et la séduction une étape de persuasion du bien fondé de ce dû basé sur une supposée alchimie spontanée entre les corps qui s'attireraient sans même avoir à se demander. Modifier ces scripts considérés comme naturels serait perçu comme perturbateur.

Dans cet imaginaire, le violeur est toujours « l'autre », comme l'illustre la défense utilisée lors du procès de Mazan. Le viol est perçu comme extrêmement violent et traumatisant, ce qui permet aux individus de relativiser ce qui a été vécu ou commis et de se distancier des comportements problématiques.

Un élément crucial, souvent négligé, mais prépondérant dans mes recherches, relève du contexte spatio-temporel de la relation sexuelle. Il s'agit d'observer l'ensemble des actions préalablement acceptées ayant conduit les personnes à se retrouver dans un espace d'intimité. Plus cet espace est connoté comme sexuel et isolé et plus les actes s'enchaînent rapidement, plus les possibilités de refus sont limitées. Cette difficulté provient non seulement de l'idée qu'une fois engagé, on ne peut plus reculer, mais aussi de contraintes matérielles : la proximité des corps, presque entravés, ne permet pas la distance nécessaire pour réfléchir à la situation en cours, conduisant à poursuivre mécaniquement le script.

Le paradigme de l'autonomie relationnelle, par opposition à la simple autonomie libérale, est crucial dans le débat juridique sur la qualification de l'intention de viol. Il s'agirait de statuer sur la présence ou non de facilitateurs de refus. Dans le cadre d'une relation sexuelle consentie, il est essentiel de s'assurer que l'autre personne puisse refuser, en abandonnant l'idée d'un libre arbitre aisément exerçable.

La vérification du consentement ne peut se réduire à un énoncé performatif entre deux individus ou à un caractère enthousiaste. Il convient de prendre en compte le degré d'autonomie dont dispose une personne, en considérant l'aménagement de l'environnement permettant l'exercice de cette autonomie. Ainsi, l'importance normative de l'expression d'un « oui » explicite cède la place au contexte qui, en rendant possible le refus, permet diverses expressions du consentement.

Je vous recommande vivement de consulter les travaux des sociologues sur ce sujet, car ils pourraient apporter un éclairage pertinent à ces débats.

Hussein Bourgi. - Je remercie vivement Mme Boucherie ainsi que chacun des intervenants pour leurs contributions passionnées et engagées. Merci, Madame la Présidente, Dominique Vérien, de m'avoir confié l'animation de cette table ronde. Je vous cède à présent la parole. Nous allons libérer nos sièges afin de permettre à nos collègues députées de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale de prendre place à la tribune.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup à tous nos intervenantes et intervenants pour ces débats passionnés. J'invite désormais nos collègues députées Véronique Riotton et Marie-Charlotte Garin, respectivement présidente et vice-présidente de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, à nous rejoindre, afin de clôturer ce colloque par une présentation des travaux qu'elles ont menés en tant que rapporteures d'une mission d'information sur la définition pénale du viol. J'espère qu'elles nous mettront toutes et tous d'accord.

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