B. D'AUTRES DISPOSITIFS NATIONAUX DANS L'UNION EUROPÉENNE

Pour établir une comparaison internationale des dispositifs et des situations nationales en matière d'intelligence artificielle, vos rapporteurs ont envoyé des questionnaires aux services scientifiques de diverses ambassades présentant un intérêt particulier pour leur travail. Les réponses à ces questionnaires ont permis d'appréhender différents dispositifs nationaux mis en place en Europe. Vos rapporteurs ont enrichi leur réflexion par des déplacements en Belgique et aux Pays-Bas. Enfin, d'autres sources, dont l'étude comparée réalisée par Florence G'sell, auditionnée par vos rapporteurs à l'Université de Stanford326(*), ont été mobilisées.

1. L'Allemagne : le pays le plus proche du nôtre

En termes de stratégie pour l'intelligence artificielle, l'Allemagne est le pays dont le profil se rapproche le plus de celui de la France. Ainsi, l'Allemagne comme la France font toutes les deux partie, au niveau mondial, certes loin derrière des États-Unis et de la Chine, du club restreint des pays leaders dans les technologies d'intelligence artificielle, avec des entreprises de pointe en IA comme Mistral et Aleph-Alpha. Les deux pays se sont d'ailleurs positionnés de façon similaire contre la régulation des technologies d'IA en elles-mêmes lors des discussions de l'AI Act européen (le texte initial n'envisageait que les risques liés aux usages, et comme il sera vu, des modifications lors de la procédure législative ont conduit à élargir le cadre aux modèles en eux-mêmes, en fonction de leur puissance).

L'Allemagne a mis en place en 2018 une stratégie nommée « AI made in Germany » visant au développement d'un réseau fédéral de centres de compétences et de hubs de transferts des connaissances des laboratoires aux industries, la création de cent chaires d'IA, le lancement d'un programme de financement pour les universités, les instituts de recherche et les entreprises. Ce plan a également mis en place les trois « Konrad Zuse school of excellence in AI », écoles d'excellence dans le domaine de l'IA, et créé un cursus IA dans 81 universités du pays. Le gouvernement fédéral a promis d'augmenter les dépenses en IA de trois à cinq milliards d'euros pour la période 2019-2025 dans le cadre du plan de relance contre la crise liée à la covid-19 (en France, les ordres de grandeur pourraient être du même ordre bien que la commission sur l'IA ait proposé un budget renforcé, de 27 milliards d'euros sur cinq ans). En plus de ce plan, des ministères ont également mis en place des dispositifs plus sectoriels pour le développement de l'IA au niveau fédéral.

Le ministère de l'éducation et de la recherche (Bundesministerium für Bildung und Forschung ou BMBF) a mis au point l'initiative IA pour les PME ou « AI for SMEs » qui a créé huit centres de compétences nommés « Mittelstand 4.0 » (PME 4.0 en français). Le ministère est également à l'origine d'un plan d'action pour l'IA comportant 70 mesures visant, entre autres, à développer l'IA générative pour le système éducatif, créer 50 chaires en IA, développer les infrastructures de supercalcul et mettre en place des centres de services IA pour les PME, pour un budget total de 483,3 millions d'euros pour 2024. Ce ministère est à l'origine de la loi Forschungsdatengesetz (FDG) sur les données de la recherche, qui permet aux chercheurs publics et privés d'accéder aux données publiques, de créer un centre de données allemand avec une obligation de cataloguer les données de recherche grâce à des métadonnées pour améliorer leur accessibilité.

Le ministère de l'économie et du climat (Bundesministerium für Wirtschaft und Klimaschutz, BMWK, ex-BMWi) a lancé plusieurs programmes pour le développement de l'IA dans l'économie. C'est le cas du programme EXIST qui vise à créer des incubateurs de start-up en IA comme le Künstliche Intelligez Entrepreneurship Zentrum (KIEZ) de Berlin ou l'AI+MUNICH. Un second projet mis au point par le BMWK est le programme WIPANO de gestion de la propriété intellectuelle, doté d'un budget de 23 millions d'euros de 2016 à 2019 et regroupant les agences de brevet et de valorisation en une alliance technologique nommée Technologieallianz e.V.

Le ministère du travail et des affaires sociales (Bundesministerium für Arbeit und Soziales ou BMAS) est à l'origine d'espaces d'expérimentations de l'IA en entreprise.

L'Allemagne étant un état fédéral, il faut souligner l'importance des actions régionales qui sont conduites. En effet, les Länder mettent également en place des mesures sur leurs territoires respectifs. La Bavière a, par exemple, publié un plan dénommé « High-tech agenda plus », investissant la somme considérable de 360 millions d'euros dans l'IA, pour financer en particulier 112 chaires dédiées à la recherche et à l'enseignement de l'IA.

2. L'Italie : une stratégie de soutien et de vigilance

L'Italie a adopté une stratégie nationale sur l'IA en 2021 autour de six objectifs : renforcer la recherche fondamentale en IA ; réduire la fragmentation de la recherche en IA ; développer et adopter une IA anthropocentrique et fiable ; augmenter le développement des technologies basées sur l'IA ; développer des services basés sur l'IA dans le secteur public ; former, retenir et attirer des chercheurs en IA. Le 12 mars 2024, la présidente du Conseil des ministres Giorgia Meloni a annoncé un plan de financement d'un milliard d'euros pour le développement de l'intelligence artificielle en Italie.

La stratégie italienne pour l'IA est en cours d'actualisation : le département pour la transformation numérique de la Présidence du Conseil des ministres et l'AGID (Agence pour l'Italie Numérique) ont publié en mai 2024 les grandes lignes de la nouvelle stratégie. Sur le volet recherche, le document prévoit :

- de consolider de l'écosystème italien de la recherche ;

- retenir et attirer les talents ;

- développer des LLM italiens ;

- mettre en oeuvre des projets interdisciplinaires pour le bien-être social ;

- financer la recherche fondamentale pour l'IA de prochaine génération ;

- renforcer les collaborations internationales.

La recherche autour de l'IA en Italie est donc devenue une priorité politique et la recherche publique y est plus développée que la recherche privée. Elle est encadrée par divers organismes, universitaires et ministériels. La gouvernance se partage entre le secrétaire d'État à l'innovation technologique rattaché à la présidence du Conseil des ministres et auprès duquel est placé le département pour la transformation numérique, le ministère de l'université et de la recherche, qui encadre les activités de recherche à travers le Programme national de Recherche et le ministère de l'industrie et du « Made in Italy » (MIMIT). L'IA est l'un des domaines de recherche couverts par le PNR 2021-2027 et est articulé en six sous-domaines : l'IA pour l'IA, l'IA humano-centrée, l'IA pour la santé, l'IA pour la société, l'IA pour l'environnement et les infrastructures critiques et l'IA pour la production industrielle.

Le blocage temporaire de ChatGPT de mars à avril 2023 souligne la vigilance des institutions italiennes face aux risques de fuites de données. Cette décision a été prise par la Cnil italienne (le Garant pour la protection des données personnelles), afin de respecter le RGPD (règlement européen sur la protection des données) : ce n'est pas une initiative du gouvernement à proprement parler. Le manque de transparence de la part d'OpenAI était l'élément mis en cause, ainsi que le risque élevé de fuite de données sensibles, l'absence de base légale de stockage des données, l'existence de fausses informations sur des personnes physiques et morales, et la non-vérification de l'âge des utilisateurs. À la suite de ce blocage s'est tenue une rencontre entre l'entreprise (en présence du PDG Sam Altman) et le Garant italien. L'autorité italienne a formulé des conditions pour la remise en marche de ChatGPT en Italie, auxquelles OpenAI a répondu en mettant en place diverses nouvelles mesures. Le Garant a fait savoir qu'il poursuivrait ses « activités d'enquête sur OpenAI également sous l'égide de la task force ad hoc mise en place par le Comité européen pour la protection des données personnelles ».

En ce qui concerne la réaction de l'opinion publique à ce blocage, les milieux technologiques ont parlé d'une décision inutile (les moyens de la contourner sont simples) et anachronique, mais la communauté scientifique italienne de l'IA, qui aurait influencé la décision, revendique un contrôle majeur de l'application de ces technologies dans le sens d'une éthique centrée sur le respect de l'être humain.

Barbara Caputo, professeur d'IA au Politecnico de Turin, souligne l'impact environnemental considérable de ces IA qui utilisent d'énormes quantités de données, donc de puissance de calcul et par conséquent d'énergie, alors qu'il est possible de développer une IA frugale - comme celle utilisée dans les satellites, sur lesquelles les équipes de recherche italiennes se sont fortement spécialisées. Cette décision italienne peut donc aussi être lue comme une forme d'affirmation des compétences nationales, qui va à rebours de l'accord de coopération bilatérale que le précédent gouvernement avait signé avec les États-Unis sur l'IA. L'Italie témoigne d'une volonté de compter sur la scène européenne et internationale en matière de déploiement de l'IA.

En dépit de ce contexte de vigilance marquée des autorités italiennes vis-à-vis des IA américaines, Nvidia, leader mondial de la conception des puces, a choisi l'Italie pour installer sa recherche européenne en IA.

3. L'Espagne : un cadre complet avec un riche volet culturel

La présidence espagnole de l'UE en 2023 a conduit l'Espagne à traiter au plus haut niveau de nombreux sujets numériques, en particulier les négociations autour de l'AI Act. Mais l'Espagne avait commencé à s'investir sur le sujet de l'IA avant cela. Le gouvernement espagnol a présenté une stratégie nationale pour l'IA en mars 2019, initialement sans budget alloué, en raison de la paralysie budgétaire du pays. Par la suite, la 16e composante du Plan national de relance et de résilience (PNRR) espagnol a été dédiée en 2021 à cette stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, en tant qu'investissement principal, mobilisant au total 500 millions d'euros (soit 0,7 % du plan de relance). Le manque d'investissements publics et privés en IA en Espagne est souvent souligné. Par ailleurs, l'harmonisation des données entre communautés autonomes est rendue difficile par le très fort degré de décentralisation : c'est par exemple le cas pour la santé, compétence des gouvernements régionaux (données non uniformisées entre les régions).

Une autre mesure du PNRR vise le renforcement des capacités de supercalcul, et plus particulièrement la facilitation de l'accès des PME et des entreprises à ces capacités. Le cadre organisationnel de cet accès n'étant pas détaillé, la mesure risque d'avoir un impact réduit.

Une dernière mesure du plan concernant l'influence linguistique de la langue espagnole touche aussi l'IA.

La stratégie espagnole en matière d'IA poursuit les objectifs suivants :

- positionner l'Espagne comme pays d'excellence scientifique et d'innovation en IA interdisciplinaire ;

- devenir leader en développement d'outils, technologies et applications pour l'utilisation de la langue espagnole dans l'IA ;

- promouvoir la création d'emploi qualifié, en favorisant la formation et l'éducation et stimulant le talent espagnol et attirant le talent global ;

- intégrer l'IA comme facteur pour améliorer la productivité des entreprises espagnoles et l'efficacité de l'administration, ainsi qu'en tant que moteur de croissance économique durable et inclusive ;

- instaurer un environnement de confiance par rapport à l'IA, tant en ce qui concerne son développement technologique que son cadre réglementaire et son impact social ;

- promouvoir le débat global sur l'humanisme technologique, en créant et en participant à des forums et activités de divulgation pour le développement d'un cadre éthique qui puisse garantir les droits individuels et collectifs des citoyens ;

- renforcer l'IA comme vecteur transversal pour faire face aux défis sociaux, dont l'égalité femme-homme, la fracture numérique, la transition écologique et la structuration territoriale.

Le Président du gouvernement Pedro Sánchez a présenté en juillet 2020 l'Agenda Digital 2025, qui prévoit l'instauration d'un conseil consultatif de l'IA et la création d'un Bureau de l'État des Données (Oficina del Dato) avec à sa tête un Chief Data Officer. Le conseil consultatif sur l'intelligence artificielle est composé d'experts espagnols de renommée internationale, y compris de représentants des domaines scientifique, économique et éducatif. Il fournit des conseils et des recommandations indépendants sur les mesures à adopter pour garantir l'utilisation sûre et éthique de l'intelligence artificielle. La ministre des affaires économiques et de la transformation numérique préside le Conseil et la secrétaire d'État à la numérisation et à l'intelligence artificielle en est la vice-présidente.

Plus récemment, l'Espagne a annoncé en juin 2022 un projet pilote pour la mise en place avec la Commission européenne du premier bac à sable réglementaire de l'UE sur l'intelligence artificielle (sandbox). Huit secteurs d'application qualifiés « à haut risque » ont été retenus pour les projets : (I) biométrie, (II) gestion, exploitation et fonctionnement de la circulation routière, de l'approvisionnement en eau, en gaz, en chauffage et en électricité, ainsi que gestion et exploitation des infrastructures numériques critiques, (III) éducation et formation professionnelle, (IV) recrutement, (V) accès aux services publics et privés, (VI) poursuite des crimes, (VII) migration (VIII) justice. Le budget total du projet pilote, financé par des fonds du PNRR, s'élève à environ 4,3 millions d'euros.

L'objectif de cette collaboration est de mettre en relation les autorités publiques avec les entreprises qui développent des intelligences artificielles afin de définir conjointement, à travers des tests techniques du banc d'essai de l'AI Act, les meilleures pratiques en vue de la mise en oeuvre de la réglementation européenne sur l'IA. Le lancement du projet en présence du commissaire européen chargé du marché intérieur et des services, Thierry Breton, a conduit ce dernier à « féliciter l'Espagne d'être le premier pays à avoir décidé d'investir une partie de son Plan de relance et de résilience pour lancer cet ambitieux premier projet pilote de sphère de sécurité en matière d'IA en Europe ». Les résultats des premiers tests ont été compilés dans un guide de bonnes pratiques au deuxième semestre 2023 sous présidence espagnole de l'UE.

Le gouvernement espagnol a surtout décidé en août 2023 de créer une agence nationale de supervision de l'IA (AESIA), dont le siège est à La Corogne en Galice. L'Espagne est alors devenue, avec les Pays-Bas, le premier pays européen à se doter d'un tel organisme, avant même l'entrée en vigueur de l'AI Act. Le règlement européen sur l'IA prévoit en effet l'obligation pour les États membres de se doter d'une autorité de supervision dans ce domaine. Ses missions comprennent le contrôle du respect de la réglementation européenne ; la sensibilisation, la diffusion et la promotion du développement et de l'utilisation responsable, durable et fiable de l'IA ; la définition de mécanismes de conseil et d'assistance ; la collaboration et la coordination avec d'autres autorités (nationales et supranationales) de supervision de l'IA ; et la promotion d'environnements de test de systèmes d'IA en conditions réelles pour renforcer la protection de l'utilisateur.

Par ailleurs, la Première vice-présidente et ministre des affaires économiques et de la transformation numérique a suggéré la création d'une agence internationale de l'IA dans le cadre des Nations unies, proposant l'Espagne comme pays d'accueil du siège de cette institution.

Le gouvernement espagnol a lancé en 2022 un plan national autour de la « nouvelle économie de la langue », lié à l'enjeu de l'influence linguistique de la langue espagnole dans le domaine technologique, dominé par l'anglais. La ministre des affaires économiques et de la transformation numérique a rappelé au cours du IXe congrès international de la langue espagnole l'objectif de « préservation de notre patrimoine linguistique dans la sphère numérique ». Elle a souligné que « nous devons faire en sorte que les nouvelles technologies ne pensent pas seulement en chinois ou en anglais, mais aussi en espagnol. Notre langue doit monter dans le train de la révolution numérique ».

Sur un total d'un milliard d'euros consacré à la nouvelle économie de la langue (un second milliard d'euros d'investissements privés est attendu), une partie sera consacrée à des investissements liés à l'IA. En effet, ce projet a notamment pour objectif de placer l'espagnol (591 millions d'hispanophones, soit 7,5 % de la population mondiale) et les autres « langues co-officielles » de l'Espagne (catalan, basque, galicien), au coeur de la transformation numérique et de la promotion de la chaîne de valeur de la nouvelle économie de la connaissance et de l'intelligence artificielle.

Le projet « nouvelle économie de la langue » s'articule autour de cinq axes, concernant principalement l'IA, autour de la constitution de bases de données textuelles dans les langues espagnoles, de la construction d'un LLM en espagnol et d'investissements pour améliorer la compréhension et l'expression en langues espagnoles pour les intelligences artificielles. L'encadré ci-après détaille ce plan.

Un projet stratégique autour de la nouvelle économie de la langue

I. Présence et action d'organisations internationales de prestige autour de la langue espagnole

L'Espagne dispose de trois grandes institutions spécialisées autour de la langue espagnole. L'Académie royale espagnole (RAE) est une institution culturelle privée financée avec des fonds publics dont le rôle est de normaliser la langue espagnole. L'Institut Cervantes (IC) est une institution culturelle dépendant du ministère des affaires étrangères ayant un important réseau international (87 centres dans 44 pays) pour l'apprentissage de l'espagnol. La Bibliothèque nationale d'Espagne (BNE) produit des données textuelles de haute qualité, normalisées et interopérables selon le cadre européen pour la réutilisation des informations du secteur public. Ces institutions participent à des projets importants, au croisement de la langue et des industries innovantes.

II. Centres d'excellence de recherche, universités et centres d'apprentissage de l'espagnol

Le Plan national de technologies du langage pour 2022-2025 prévoit de renforcer l'écosystème de centres d'excellence spécialisés en traitement de langage naturel et linguistique informatique. La société espagnole pour le traitement du langage naturel (SEPLN) a près de 40 ans d'existence et rassemble plusieurs organismes publics, centres scientifiques et technologiques autour du sujet. En complément, le réseau universitaire et de centres d'apprentissage de l'espagnol assure la promotion de l'attractivité du talent et du tourisme linguistique (900 000 étudiants par an uniquement à travers l'Université de Salamanque et d'Alcalá de Henares ; par ailleurs, l'espagnol est dès à présent inclus comme 2e langue d'épreuve de fin d'études en Chine, offrant ainsi des opportunités de développement exponentiel dans ce secteur).

Plus largement, la langue s'inscrit dans la Stratégie espagnole pour la science, la technologie et l'innovation (2021-2027). Ce domaine apparaît dans 2 des 6 grands axes : d'une part, dans les enjeux liés à la culture, la créativité et l'inclusion ; d'autre part, dans les défis de l'intelligence artificielle et de la robotique. La stratégie cible ainsi respectivement les domaines de l'acquisition du langage, l'impact des nouveaux moyens de communication sur l'évolution de la langue, ainsi que les technologies du langage et la compréhension profonde de la langue.

III. Administration publique numérique et entreprises espagnoles contribuant à la NEL

L'administration publique espagnole est l'une des plus avancées en termes de numérisation, avec de nombreuses applications pour l'accès aux services publics et démarches administratives. Le secteur privé espagnol comprend des entreprises et groupes de référence dans l'édition (Planeta, Penguin Random House, Santillana...), les plateformes de production audiovisuelle (Mediaset, Atresmedia, Prisa...) et les télécommunications (Telefónica), parmi d'autres secteurs stratégiques pour la nouvelle économie de la langue.

IV. Les actions regroupées en cinq axes

1- Création de corpus larges en espagnol et langues co-officielles (97 millions d'euros)

Le corpus, constitué de données orales, écrites, chantées et en langue des signes, a pour objectif d'atteindre un volume suffisamment important de données en espagnol pour générer un modèle et permettre des applications d'IA. Les collaborations avec des pays ibéro-américains seront développées pour sa constitution. Des projets seront financés (10 millions d'euros) pour la constitution de corpus spécifiques pour les langues co-officielles (catalan, basque et galicien). Cette base de connaissances sera mise à disposition des entreprises, des chercheurs et des administrations publiques. Par ailleurs, est créé sur ces crédits, un Observatoire de l'espagnol, organisme public spécialisé dans la promotion universelle de l'enseignement, l'étude, la certification et l'usage de l'espagnol. Enfin, l'Académie royale espagnole poursuit son projet Corpus del Español del siglo XXI (CORPES XXI) avec la constitution d'une base de connaissances de plus de 327 000 documents et 350 millions de formes orthographiques, provenant de textes écrits et de transcriptions orales. Ce projet fonctionne selon une série de paramètres avec des données traitées avec une codification conçue pour ce corpus pour la récupération des données à partir de chaque paramètre.

2- Des LLM en espagnol (334 millions d'euros)

La promotion de l'IA en espagnol passe par la création de modèles de langage de haute valeur pour l'industrie, une des principales actions constituant l'évolution du modèle de langage MarIA, tout en créant des tests de référence d'évaluation de compréhension de langage pour les tâches de traitement (équivalent des tests GLUE/SUPERGLUE pour l'anglais) et des certifications du bon usage de l'espagnol dans les outils technologiques et l'IA. Des appels d'offres pour le financement de projets d'innovation pour intégrer l'IA dans les chaînes de valeurs industrielles, ainsi que des aides aux entreprises ayant un modèle économique basé sur la langue espagnole, sont prévus. Le projet MarIA mené par le Barcelona Supercomputing Center avec la BNE depuis 2021 est un système massif d'IA expert en compréhension et écriture en espagnol, avec un entraînement de plus de 135 000 milliards de mots. En raison du volume et de la capacité de MarIA, la langue espagnole est la troisième langue ayant des systèmes massifs d'accès ouvert, après l'anglais et le mandarin. Le système est en accès ouvert pour l'utilisation libre de développeurs d'applications.

3- La Science en espagnol (128 millions d'euros)

Face à une sous-représentation de l'espagnol dans la science (2 % de la production scientifique mondiale est en espagnol, dont 60 % en provenance d'Espagne), diverses institutions, dont la Fondation espagnole pour la science et la technologie, contribueront à la divulgation nationale et internationale de la science en espagnol auprès du grand public. De plus, des actions seront menées pour le maintien et la conservation du patrimoine technique et scientifique hispanophone (dictionnaires et textes biomédicaux entre autres).

4- Apprentissage de l'espagnol et en espagnol dans le monde (474 millions d'euros)

L'apprentissage de l'espagnol et en langue espagnole dans le monde sera notamment soutenu à travers une plateforme technologique de certification de l'espagnol comme langue étrangère (80 millions d'euros). Le développement de l'apprentissage de la langue à l'international passera aussi par l'Amérique latine dans un écosystème d'apprentissage numérique de l'espagnol, par la digitalisation de l'Institut Cervantes et par des accords éducatifs bilatéraux.

5- Industries culturelles (67 millions d'euros)

Ce dernier axe intègre notamment des mesures déjà prises dans le cadre du plan « Espagne hub audiovisuel », avec la mise en place d'appels d'offres d'aides à la production audiovisuelle et du secteur des jeux vidéo, secteurs en essor en Espagne, accompagnée de la promotion du secteur à l'international, parmi d'autres actions.

Source : Service économique régional et Service de coopération et d'action culturelle

Il peut être souligné, en conclusion, qu'au-delà de l'économie, l'Espagne se préoccupe des enjeux culturels de l'IA et souhaite son développement éthique et ordonné, comme en témoigne son conseil consultatif de l'IA, son observatoire de l'IA, son label IA, sa déclaration de droits numériques, son plan de protection pour les collectifs vulnérables, etc. La défense de la langue et de la culture espagnoles est au coeur de la politique conduite par le gouvernement espagnol.

4. Les Pays-Bas : une coalition public-privé efficace et une régulation précoce

L'intelligence artificielle bénéficie de la volonté du gouvernement néerlandais de reprendre la main sur le développement de l'économie. Des dispositifs publics ciblés ont ainsi été mis en place depuis 2018-2019 : un plan d'action national pour l'IA (feuille de route pour l'État et l'industrie), une instance de dialogue NL AI Coalition et des dotations budgétaires dont celle du fonds national de croissance (plus de 276 millions d'euros par an). Une des forces de ces outils réside dans la responsabilisation des acteurs, leurs recommandations étant décisives dans la mise en oeuvre des politiques nationales (axes de recherche à financer, programmes de subvention, soutiens à l'export, etc.). Mais si l'État néerlandais soutient fortement l'IA, il a été contraint d'instaurer en 2022 un cadre strict de contrôle des risques associés à ces technologies.

Le gouvernement néerlandais a d'abord déployé un cadre propice au développement de l'IA. Demandé par l'organisation patronale VNO-NCW et le secteur de la R&D depuis 2018, le plan d'action national pour l'IA (Strategisch Actieplan voor Artificiële Intelligentie - SAPAI) a été publié en octobre 2019. Ce plan a alloué 45 millions d'euros de financements publics annuels à la R&D en IA et promeut l'application et la commercialisation des avancées technologiques en matière d'IA.

Conscient de la valeur stratégique de l'IA, le gouvernement soutient son développement par des partenariats avec le secteur privé visant plusieurs objectifs : intensification de la recherche, financement de la capacité d'innovation, accélération des applications industrielles. Les instances de dialogue public-privé permettent d'identifier des marchés de niche dans lesquels l'écosystème néerlandais présente un potentiel d'excellence.

En octobre 2019, en même temps que la publication de la stratégie nationale sur l'intelligence artificielle réclamée depuis 2018 par divers secteurs économiques, le ministère de l'économie et du climat (EZK) et le patronat (VNO-NCW, MKB-Nederland), avec l'aide de l'association fédératrice du secteur numérique Dutch Digital Delta, d'entreprises (Seedlink, Philips, Ahold Delhaize et IBM), de centres de R&D comme l'institut de recherche appliquée TNO, ont créé l'association NL AI Coalition, rencontrée par vos rapporteurs à La Haye.

Organisée en 18 groupes de travail thématiques et 7 centres régionaux d'IA, l'association compte aujourd'hui 475 organisations membres et vise à favoriser le développement de l'IA et son appropriation par les acteurs économiques. Les groupes de travail, composés de chercheurs, d'entrepreneurs et de fonctionnaires, formulent des recommandations pour le gouvernement ainsi que pour des secteurs spécifiques : agriculture et nutrition ; environnement bâti ; culture et médias ; défense ; éducation ; énergie et développement durable ; services financiers ; santé ; mobilité, transport et logistique ; portuaire et maritime ; services publics ; sécurité, paix et justice ; industrie technique. Les centres régionaux d'IA jouent un rôle dans la mise en relation et l'implication des entreprises locales, des institutions de connaissance et des autres organisations travaillant avec cette technologie. Il s'agit d'accélérer les développements technologiques, l'innovation, l'intégration sociale et le développement économique.

En s'appuyant sur la « triple hélice » (gouvernement, entreprises, recherche), NL AI Coalition formule des recommandations à l'adresse de l'industrie et de l'État. La qualité du dialogue au sein de l'écosystème de l'IA stimule la contribution des entreprises à la recherche : 15 % des publications scientifiques associent au moins un auteur issu du secteur privé (seuls les États-Unis devancent ce taux à 19 %). La NL AIC a également pour objectif de favoriser le développement d'une expertise dans des marchés de niche pour renforcer l'avantage concurrentiel des Pays-Bas à l'international. L'Institut Rathenau met en évidence que 26,3 % des publications scientifiques néerlandaises en IA portent sur la prise de décision (gestion, planification, etc.) notamment pour la conduite autonome et la robotique, spécialité dans laquelle l'écosystème veut se démarquer.

En outre, à travers son Fonds national de croissance, lancé en 2021 et doté de 20 milliards d'euros pour renforcer le potentiel de croissance de l'économie, l'État a réservé 276 millions d'euros au programme AiNed, une initiative de l'association NL AI Coalition pour accélérer l'innovation et renforcer la compétitivité du secteur à l'international.

Cet ensemble de mesures a eu pour effet de faire passer les Pays-Bas de la 14e à la 5e place de l'index AI Governement Readiness de l'Institut de recherche Oxford Insights entre 2019 et 2021, devant la France (11e).

À la suite d'un mésusage des algorithmes, le gouvernement a par ailleurs aménagé des garde-fous réglementaires pour l'IA : les mésaventures liées à un recours fréquent à l'IA par les services publics ont en effet conduit à un scandale rendant nécessaire le renforcement du cadre d'utilisation de l'IA.

L'affaire des allocations familiales (cf. l'encadré), qui a contraint le gouvernement Rutte III à la démission fin 2020, illustre la sensibilité de l'utilisation d'algorithmes par les pouvoirs publics. Dans cette affaire, les autorités publiques ont été mises en cause pour l'utilisation d'algorithmes visant à identifier les ménages les plus susceptibles de frauder en se fondant sur des critères ethniques.

L'affaire des fraudes aux allocations familiales

En 2004, à la demande du parlement néerlandais, le gouvernement Balkenende II (2003-2006) a mis en place une politique plus stricte de contrôle et de recouvrement des allocations familiales. Cette politique a été poursuivie par les gouvernements Rutte II (2012-2017) et Rutte III (2017-2022). Afin de renforcer les contrôles anti-fraude, des algorithmes ont été utilisés pour cibler des individus et des ménages à risque. Le ciblage était parfois fondé sur les origines ou la nationalité, à la suite de révélations de la presse sur des fraudeurs originaires d'Europe de l'Est. Plus de 26 000 parents ont été accusés à tort de fraude et tenus de rembourser en moyenne plus de 30 000 euros à l'administration fiscale. Certaines de ces personnes ont vu leur vie bouleversée : pertes d'emploi, expropriations de leur logement, divorces, placements de leurs enfants, surendettements, problèmes psychologiques... Cela a notamment poussé le gouvernement Rutte III à remettre sa démission en janvier 2021.

Le scandale des allocations (toeslagenaffaire) a été mis au grand jour par un parlementaire en 2017. Outre le fait que des parlementaires de la coalition, qui auraient eu connaissance des faits (ces ménages injustement pénalisés), auraient choisi, pour des raisons politiques, de ne pas mettre en difficulté le gouvernement, les commissions d'enquête parlementaires ont révélé que les méthodes de travail de l'administration fiscale étaient illégales, discriminatoires et inappropriées. Dans certains cas, il y avait un parti pris institutionnel et une violation des principes fondamentaux de l'État de droit. La Cour des comptes néerlandaise a par ailleurs montré (étude de mai 2022) que les algorithmes mis en oeuvre par l'administration présentaient des risques en matière d'atteinte à la vie privée, de discrimination ou de fuite de données personnelles.

Source : Service économique régional

En réaction, l'accord de coalition du gouvernement Rutte IV (janvier 2022), a conduit à la création en janvier 2023 d'une instance de supervision des algorithmes et de l'IA rattachée à l'Autorité de Protection des Données (APD). Elle est dotée d'un budget annuel d'un million d'euros, qui atteindra 3,6 millions d'euros d'ici 2026. Cette nouvelle instance de supervision est intervenue pour la première fois fin avril 2023 auprès du ministère néerlandais des affaires étrangères. Ce dernier doit justifier l'utilisation d'algorithmes de présélection des demandes de visas nécessitant une instruction « approfondie » en se fondant sur des critères possiblement ethniques.

Ce souci du gouvernement d'encadrer les risques de l'IA suite au traumatisme de l'affaire des allocations familiales a conduit les Pays-Bas à mettre en place, à peu près en même temps que l'Espagne, le premier cadre réglementaire en Europe comprenant la création d'une instance de supervision. Cette initiative a devancé l'AI Act de l'Union européenne et a pu l'influencer dans son approche.

5. L'Estonie : un État numérique préoccupé par la sécurité de l'IA

En termes de technologies, l'Estonie est un pays particulièrement avancé. Son administration est déjà utilisatrice de la technologie des blockchains ou chaînes de blocs327(*). Les citoyens estoniens sont habitués aux technologies numériques avec lesquelles ils sont en contact pour de nombreuses démarches administratives. De ce fait, l'intelligence artificielle n'y est pas perçue comme un risque majeur. La protection des données y est également une problématique moins sensible : les citoyens considèrent que la croissance économique doit primer la stricte protection des données personnelles. Cela se répercute dans les choix réalisés par les décideurs politiques dont le principal objectif est d'utiliser l'IA pour faire en sorte que les services administratifs soient assurés de la façon la plus fluide et aisée possible.

Ces objectifs sont détaillés dans un livre blanc pour l'IA qui détermine des recommandations pour le pays en matière de développement de l'IA et de gestion des données. La volonté des pouvoirs publics est de former 80 % de la population à la bonne gouvernance des données. Ils souhaitent parallèlement créer un corpus de ressources en langue estonienne, langue rare et difficile à apprendre, ce qui permettrait d'entraîner des LLM dans cette langue.

Pour réaliser ces objectifs, le gouvernement estonien a défini une stratégie nationale pour l'IA en 2022. Ce plan prévoit un investissement de 85 millions d'euros dans les secteurs porteurs pour le développement du numérique comme l'e-santé, les technologies vertes, les technologies éducatives, etc. La stratégie est également tournée vers la coopération entre la recherche et les entreprises privées, dans des centres de recherche comme Cybernetica, développeur du système administratif numérique estonien (X-Road).

L'Estonie a été victime de la première cyberattaque d'envergure nationale de la part de la Russie, ayant paralysé l'entièreté du pays en 2007. De ce fait, les Estoniens sont particulièrement attentifs aux questions de cybersécurité, y compris la sécurité des systèmes d'IA. Des ambassades de données (data embassies) ont été mises en place au Luxembourg pour sauvegarder les données estoniennes en cas d'attaques. Il est aussi à noter que l'Estonie organise tous les ans le Tallin digital summit, sommet dédié à la gouvernance du numérique.

6. La Finlande : une stratégie tournée vers l'appropriation de l'IA et l'éducation

La stratégie finlandaise pour l'IA est lancée dès 2017 avec la nomination d'un comité de pilotage chargé de préparer une proposition de programme, avec notamment l'idée de stimuler la recherche et l'éducation dans le domaine. Comme le montre un article paru en août 2024328(*), la Finlande vise l'excellence en matière de formation et de coopération active entre les acteurs afin de créer un environnement de recherche et d'innovation dynamique et attractif. Pour atteindre ces objectifs, le gouvernement finlandais a mis en place un plan d'action en trois volets :

- la mise en place d'une communauté d'experts, d'acteurs et de personnalités académiques, scientifiques et économiques, sous l'égide du ministère de l'économie et de l'emploi, chargé de proposer des recommandations pour le développement de l'IA en Finlande ;

- un programme de recherche en IA ;

- une enveloppe de 200 millions d'euros sur la période 2018-2021, inscrite au budget de Business Finland329(*).

Le rapport du comité de pilotage paru en 2019330(*) identifie trois piliers (un secteur public efficace, une société proactive et un secteur des affaires compétitif) et préconise onze actions pour faire entrer la Finlande dans l'ère de l'IA et en faire un leader mondial dans l'intelligence artificielle :

1. Améliorer la compétitivité des entreprises par l'utilisation de l'IA ;

2. Utiliser efficacement les données dans tous les secteurs ;

3. Faire en sorte que l'IA puisse être adoptée plus rapidement et plus facilement ;

4. Garantir une expertise de haut niveau et attirer les meilleurs experts ;

5. Prendre des décisions et des investissements audacieux ;

6. Mettre en place les meilleurs services publics du monde ;

7. Établir de nouveaux modèles de collaboration ;

8. Faire de la Finlande un précurseur à l'ère de l'intelligence artificielle ;

9. Se préparer à ce que l'intelligence artificielle change la nature du travail ;

10. Orienter le développement de l'intelligence artificielle dans une direction fondée sur la confiance et centrée sur l'homme ;

11. Se préparer aux défis de la sécurité.

Pionnière en matière de technologies numériques et cherchant à se situer à la pointe de l'innovation, notamment grâce à des initiatives publiques et des politiques ambitieuses, la Finlande a su mobiliser sa population, son administration331(*) et ses entreprises332(*) autour du développement et de la diffusion des technologies d'IA, via l'accès aux données publiques ou l'attention particulière portée au système éducatif.

Cette stratégie avant-gardiste s'inscrit dans l'intérêt déjà ancien de la Finlande pour les nouvelles technologies : Nokia a été durant de nombreuses années l'image de marque du pays, sans compter son tissu dynamique d'experts à la croisée du monde académique et de la sphère entrepreneuriale. L'article d'ActuIA donne l'exemple de Teuvo Kohonen, académicien, chercheur et professeur émérite à l'Université technologique d'Helsinki. Spécialiste des réseaux neuronaux artificiels, il a travaillé sur l'algorithme du Learning Vector Quantization, basé sur la quantification vectorielle, ou encore sur la théorie fondamentale sur la mémoire. Il a également présenté la carte autoadaptative dite « carte de Kohonen » dès les années 1980, qui a marqué l'histoire de la recherche sur les réseaux de neurones et la reconnaissance de formes.

Depuis 2018, le secteur public et le secteur privé finlandais se sont mis d'accord sur un cadre éthique pour l'intelligence artificielle, au terme d'un partenariat mixte auquel ont participé plus de 200 experts du gouvernement, des entreprises et des universités ou instituts de recherche. Le rapport intitulé « Politique d'information éthique à l'ère de l'intelligence artificielle » représente une base à l'aune de laquelle sont jugées les nouvelles lois et réglementations.

Il plaide notamment en faveur du principe d'égalité afin d'éviter tout biais ou discrimination, d'une meilleure protection des données, de la fiabilité de leur traitement, des pratiques plus transparentes et des lignes directrices dans le développement des algorithmes et des architectures. Il réaffirme le fait que l'utilisation des systèmes d'intelligence artificielle ne dédouane pas les individus de leurs responsabilités. Il montre aussi la volonté du gouvernement finlandais de nourrir un débat national continu sur ces questions et de participer aux discussions internationales sur la régulation de l'IA.

En 2020, Business Finland a lancé un projet pour une intelligence artificielle responsable appelé AIGA (pour Artificial Intelligence Governance and Auditing). Le projet traite à la fois des dimensions juridiques, éthiques et techniques de la prise de décision algorithmique et est financé à hauteur de 4,25 millions d'euros au sein d'un consortium public-privé.

La transformation numérique et le développement des technologies d'IA ont permis la mise en place d'initiatives et de programmes destinés aux services publics comme AuroraAI, lancé par le ministère finlandais des finances, et qui vise à aider les citoyens et les entreprises en leur proposant des services axés sur leurs besoins. Cet intérêt pour l'IA répond au potentiel économique important du domaine. Le pays serait la deuxième économie mondiale ayant le plus à gagner du développement de l'IA, derrière les États-Unis. Plusieurs études indiquaient en effet, dès 2017, que l'IA pourrait permettre à la Finlande de doubler son taux de croissance économique d'ici 2035 (études d'Accenture et de Frontier Economics par exemple). En 2020, les municipalités d'Helsinki et d'Amsterdam ont lancé une initiative pour des IA ouvertes, afin de savoir comment les algorithmes sont utilisés dans les services publics afin de s'assurer que l'IA fonctionne selon les principes de responsabilité, de transparence et de sécurité et d'améliorer le service rendu et l'expérience des citoyens.

L'Académie de Finlande a créé en 2019 le Centre finlandais pour l'intelligence artificielle (FCAI) qui rassemble des experts académiques, industriels et venant du secteur public, travaillant sur l'IA. Avec un budget de 250 millions d'euros pour 2019-2026, ce flagship programme de la Finlande est devenu l'un des pôles d'innovation numérique de la Commission européenne (AI DIH). Le FCAI s'est associé avec le centre finlandais d'expertise en technologie de l'information (Center for Science-IT) et Nvidia pour créer le centre technologique Nvidia AI (NVAITC), qui contribue à accélérer la recherche et l'adoption de l'intelligence artificielle en Finlande en faisant bénéficier les chercheurs de l'expertise de Nvidia dans l'utilisation des processeurs graphiques (GPU) et de logiciels d'IA de pointe. Le NVAITC propose une puissance de calcul considérable aux chercheurs et a entrepris neuf projets dont les sujets sont, par exemple, les processus gaussiens, la vision par ordinateur, la modélisation générative ou le traitement du langage naturel.

Le pays cherche depuis plus de 50 ans à faciliter l'accès aux supercalculateurs et dispose ainsi depuis 1971 de son Center for Science-IT, basé à Aspoo et à Kajaani, qui se présente comme l'un des plus grands acteurs mondiaux dans le domaine du calcul haute performance. Cette entreprise publique à but non lucratif abrite le système national de calcul et de gestion des données de la Finlande. Elle a été choisie pour accueillir le supercalculateur LUMI, l'un des trois supercalculateurs pré-exascale de l'initiative EuroHPC. Ce projet de 200 millions d'euros est financé à 50 % par la Commission européenne et à 50 % par les dix pays participants. Le supercalculateur installé en 2021 dispose d'une puissance de calcul de 552 pétaflops (millions de milliards d'opérations en virgule flottante par seconde). Le CSC, qui fournit déjà aux start-up finlandaises des ressources informatiques gratuites pour leurs projets de recherche grâce à la subvention informatique de Business Finland, réserve 20 % de la capacité de calcul de LUMI aux industriels et aux PME-PMI.

En plus du FCAI, le Tampere AI Hub et l'Académie de l'IA de l'université de Turku, ainsi que des initiatives régionales et d'autres accélérateurs ont également pour objectif de transférer efficacement les compétences aux start-up et aux autres entreprises afin de stimuler la commercialisation de l'IA et d'accélérer son déploiement.

La Finlande compte d'ores et déjà plus de 300 start-up en IA dans différents domaines commerciaux, ce qui fait d'Helsinki l'un des écosystèmes d'IA les plus importants d'Europe avec Londres, Paris et Berlin. Un rapport sur l'écosystème mondial des start-up publié en 2020 classe même le Grand Helsinki au quatrième rang mondial333(*). Les liens avec la recherche académique, les organismes de recherche et les acteurs publics sont particulièrement renforcés pour que les jeunes pousses puissent accéder à toutes les clés pour s'inscrire dans les marchés et créer de nouveaux secteurs porteurs. La région d'Helsinki a notamment été reconnue comme l'un des plus importants écosystèmes pour le démarrage en IA en Europe. De larges bases de données sont mises à disposition des entreprises afin de susciter une plus grande et plus rapide adoption de l'IA dans le pays. Elles peuvent capitaliser sur les traditions de recherche, en reconnaissance des formes, en traitement automatique du langage (TAL) ou en vision industrielle par exemple, et sur les coopérations entre secteurs. La société de radiodiffusion nationale finlandaise (YLE) a lancé l'an dernier une campagne de collecte du finnois parlé dans tout le pays afin que les algorithmes puissent apprendre à comprendre et à reconnaître les spécificités de ce langage.

En parallèle de ces enjeux strictement économiques, il s'agit aussi de diffuser la connaissance des technologies et de permettre une appropriation de l'IA par les citoyens finlandais, voire par les citoyens d'autres pays. Plusieurs universités finlandaises proposent un enseignement de haut niveau sur l'IA. La Finlande est déjà « à la pointe de l'enseignement de l'IA » au niveau mondial, selon un rapport réalisé sur les compétences par Coursera en 2021334(*).

Bien entendu, sensibiliser la population aux enjeux de l'intelligence artificielle répond aussi à l'objectif de la Finlande pour développer la recherche et le développement ainsi que le déploiement d'activités et de solutions sur un secteur économique en plein essor et au potentiel élevé.

C'est un sujet auquel l'Académie de Finlande s'intéresse à travers son programme ICT 2023 pour la R&D et l'innovation, en vue tout particulièrement de renforcer les connaissances et les applications en Machine Learning, Internet industriel, technologies et services de santé innovants centrés sur l'utilisateur. Des centres de recherches, comme l'Institut d'informatique d'Helsinki (HIIT), se sont rapidement développés pour accueillir les chercheurs et les entreprises.

Ces dernières années, plus de 6 300 étudiants suivaient chaque année au moins un cours d'IA dans le cadre de leur formation. Les grandes universités finlandaises proposent près de 250 cours d'IA et plus de 40 formations de niveau master, 19 programmes de niveau licence et trois programmes de doctorat, auxquels s'ajoutent les 26 programmes de formation dispensés par les grandes écoles spécialisées et le Centre de recherche technique VTT de Finlande. Le pays se place logiquement en deuxième position au regard du nombre d'experts en IA par habitant, parmi tous les pays européens (LinkedIn Economic Graph 2019).

Selon l'OCDE, les principales universités en nombre de publications de recherche portant sur l'IA, sont l'Université de Helsinki, Aalto Université, l'Université de Tampere, Tampere University of Technology, Helsinki University of Technology, l'Université de Oulu, l'Université de Turku, l'Université de Finlande orientale et l'Université de Jyväskylä.

Les universités finlandaises misent notamment sur des opportunités d'apprentissage accessibles à tous et sur l'attrait des citoyens pour le numérique, notamment grâce à des cours publics gratuits en ligne, comme le plus fameux d'entre eux, Elements of AI.

Le programme Elements of AI

Lancé début 2018 par l'université d'Helsinki, Elements of AI est une série de MOOC conçue en collaboration avec la société Reaktor. Elle a été classée n° 1 mondial des MOOC en IA par le portail de cours en ligne Class Central et par Forbes et a remporté le grand prix Inclusive Innovation Challenge du MIT. Ces cours en ligne gratuits sont disponibles dans la plupart des langues de l'UE. Ils peuvent être suivis au rythme de chacun et combinent théorie et exercices pratiques.

Son objectif était de démystifier l'IA et d'éduquer un pour cent de la population finlandaise (environ cinquante mille personnes) afin qu'elle se familiarise avec les concepts fondamentaux et les logiques sous-jacentes de ces technologies. L'objectif a été dépassé puisqu'outre les 100 000 personnes qui se sont inscrites aux cours en Finlande, Elements of AI aurait au total formé, depuis son lancement, plus de 750 000 personnes dans le monde et permis de diplômer des étudiants de plus de 170 pays.

Le premier volet, Introduction to AI, permet de se familiariser avec le Machine Learning, les réseaux de neurones, la résolution de problèmes grâce à l'IA ou encore les aspects philosophiques de l'IA. Plus de 1 % de la population finlandaise a déjà été formée aux bases de l'IA grâce à ce cours en ligne gratuit. À l'occasion de la présidence finlandaise de l'Union européenne en 2019, le MOOC a été traduit dans de nombreuses langues pour permettre aux citoyens européens de se former eux aussi aux bases de l'IA. Pour sa version française, le partenaire de cette initiative a été Sorbonne-Université.

En 2023, Elements of AI a mis en ligne son nouveau MOOC, Building AI, qui permet de découvrir les algorithmes servant à créer des méthodes d'IA. Certaines compétences de base en programmation Python sont recommandées pour tirer le meilleur parti du cours.

La moitié des étudiants étant des femmes, soit plus du double de la moyenne des cours d'informatique, ces cours permettent de réduire la disparité entre les sexes qui prévaut dans ce secteur.

Le MOOC Ethics of AI lancé par l'université d'Helsinki fin 2020 s'intéresse à l'éthique de l'intelligence artificielle et propose des textes, des exercices et un grand nombre de cas réels illustrant différentes problématiques d'un point de vue éthique.

Source : Focus pays de la revue ActuIA op. cit.


* 326 Cf. Florence G'Sell, 25 octobre 2024, « Regulating under Uncertainty: Governance Options for Generative AI », Stanford Cyber Policy Center, Université de Stanford : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4918704

* 327 Dans le rapport de l'OPECST sur la technologie des blockchains, des développements sont consacrés à l'usage de cette technologie en Estonie. Cf. Valéria Faure-Muntian, Claude de Ganay et Ronan Le Gleut, 2018, Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies, disponible sur le site du Sénat : https://www.senat.fr/notice-rapport/2017/r17-584-notice.html et de l'Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ots/l15b1092_rapport-information

* 328 Cf. le focus pays de la revue ActuIA d'août 2024, « Finlande : le pari de l'éducation et de la coopération » : https://www.actuia.com/actualite/focus-pays-finlande-le-pari-de-leducation-et-de-la-cooperation/

* 329 Business Finland est l'organisation gouvernementale finlandaise pour le financement de l'innovation et la promotion du commerce, des voyages et des investissements. Cette agence publique est au coeur de la stratégie de développement finlandaise. Cette organisation gouvernementale est chargée notamment du financement de l'innovation et des start-up dans le domaine de l'IA. Le programme AI Business dirigé par Outi Keski-Äijö est l'une des initiatives lancées par le plan de 2017, qui a aidé plus de 300 entreprises d'IA, ce qui représente l'essentiel de ces 200 millions d'euros de financement. Ce programme vise à soutenir les start-up et à augmenter l'attractivité du pays pour la recherche et le développement de l'IA.

* 330 Rapport « Leading the way into the era of artificial intelligence: Final report of Finland's Artificial Intelligence Programme 2019 » : https://tem.fi/en/publication?pubid=URN:ISBN:978-952-327-437-2

* 331 En 2021 et 2022, sur l'indice de préparation à l'IA des Oxford Insights, la Finlande était classée 4e au niveau mondial derrière les États-Unis et le Royaume-Uni mais devançant l'Allemagne (8e) et la France (11e). Il s'agit de savoir, à travers 42 indicateurs et 10 dimensions, dans quelle mesure les gouvernements tirent parti des avantages de l'IA dans leurs opérations et la prestation de services publics. Cf. le « Oxford Insights AI Readiness Index » https://www.oxfordinsights.com/government-ai-readiness-index2021

* 332 En novembre 2020, la Finlande a lancé le programme « Intelligence artificielle 4.0 » pour promouvoir le développement de l'IA dans les entreprises, en mettant l'accent sur les PME. Cf. le programme pour l'intelligence artificielle « AI Business program » de Business Finland : https://www.businessfinland.fi/en/for-finnish-customers/services/programs/ended-programs/ai-business

* 333 Cf. le rapport 2020 sur l'écosystème mondial des start-up (GSER) de Startup Genome : https://startupgenome.com/article/rankings-top-100-emerging

* 334 Cf. le « Global Skills Report » de Coursera pour 2021 : https://www.coursera.org/skills-reports/global

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