C. UNE TRANSFORMATION CONSIDÉRABLE DU MARCHÉ DU TRAVAIL

L'introduction de l'intelligence artificielle dans le monde du travail est très récente en dépit de quelques cas d'utilisation assez rares au cours des décennies précédentes. Quant à l'intelligence artificielle générative, elle est encore largement en cours de déploiement dans beaucoup d'entreprises.

Aussi, il est difficile d'évaluer précisément l'impact de telles technologies sur le marché du travail. Un consensus semble cependant se dégager : plus qu'un remplacement des emplois par l'IA, on va assister à une transformation des métiers par ces technologies. L'ampleur et les modalités de cette transformation ne sont cependant pas mesurées de la même façon par toutes les études : il existe aujourd'hui diverses méthodologies employées par les économistes et les sociologues pour mesurer cet impact potentiel.

Dans certaines professions, comme celles des journalistes, des doubleurs, des interprètes ou traducteurs, voire des juristes et des scénaristes, les technologies d'intelligence artificielle, surtout génératives, sont perçues comme une menace directe sur les emplois. La période d'incertitude qui s'est ouverte s'accompagne d'un cortège de réactions passionnées, d'angoisses existentielles et de mouvements sociaux, ainsi que l'illustrent la longue grève de la Writers Guild of America aux États-Unis en 2023255(*) qui a réuni plus de 11 500 scénaristes et de nombreux acteurs, ou encore la mise en demeure du barreau de Paris en janvier 2024 demandant au créateur de l'application « I.Avocat » de retirer son programme du marché, dans le contexte d'une mobilisation des avocats contre la commercialisation d'applications d'IA générative proposant des conseils juridiques256(*).

1. Les études quantitatives sur la base des tâches et des compétences

L'une des études qui a le plus frappé les chercheurs et l'opinion publique concernant l'impact de l'usage de l'IA sur l'emploi est l'article catastrophiste de Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, réalisé au sein de la Oxford Martin School de l'Université d'Oxford et paru en 2013257(*), déjà analysé, critiqué et relativisé dans le rapport de l'OPECST de 2017258(*), article d'ailleurs suivi par une mise à jour en 2017259(*). Leurs enquêtes, plutôt alarmantes, les conduisent à affirmer que l'automatisation (ils parlent de computerisation, dont le champ est plus large que la seule intelligence artificielle) va induire un niveau élevé de risques en termes de disparition des emplois existants, avançant même le nombre de 47 % d'emplois directement menacés. Pour arriver à ce nombre, Frey et Osborne ont utilisé une méthode centrée sur l'emploi. Ils ont réalisé un état de l'art de la technologie, et identifié les technologies aux niveaux quatre, cinq et six de l'échelle technology readiness level260(*) (TRL), correspondant aux technologies pour lesquelles il existe au moins un prototype. Puis, ils ont projeté les technologies sur une nomenclature de compétences, la nomenclature O*Net261(*), et ils ont observé quelles compétences étaient menacées d'être remplacées par les technologies. Ils concluent à un impact très alarmant mais qui est trop théorique et mécanique pour être accepté en tant que tel.

Une autre méthodologie pouvant être utilisée pour les enquêtes quantitatives est la méthode centrée sur les tâches, utilisée par exemple par le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE). Les membres de ce Conseil ont créé des « filtres » déterminant quel travail peut être plus facilement automatisé. Ils ont déterminé quatre filtres : la flexibilité, la capacité de résolution de problèmes, les relations sociales et la capacité d'adaptation. En croisant les réponses à des questionnaires soumis à des travailleurs pour déterminer les tâches qu'ils réalisent avec les quatre filtres, il devient possible de déterminer quelles tâches sont plus ou moins remplaçables par l'IA.

Cette méthodologie donne des résultats beaucoup plus optimistes puisque le rapport du COE paru en 2017262(*) considère que moins de 10 % des emplois pourraient être entièrement automatisables tout en reconnaissant que la moitié des emplois sont dans une probabilité haute de connaître des transformations. Cet ordre de grandeur rejoint l'évaluation de Frey et Osborne mais on voit que la moitié des emplois ne sont pas menacés de disparition mais soumis à une forte probabilité d'évolution de leurs contenus en tâches.

D'autres études, plus récentes, sont également beaucoup plus optimistes que Frey et Osborne au sujet de l'automatisation des tâches sous l'effet de l'intelligence artificielle. Par exemple, pour l'OCDE, ce n'est qu'un tiers des emplois qui seront profondément transformés par le développement de l'intelligence artificielle au cours des 20 prochaines années. Et selon l'économiste du Massachussets Institute of Technology (MIT) Daron Acemoglu, qui a publié en mai 2024 une étude approfondie, seulement 4 ou 5 % des tâches pourraient être entièrement automatisées263(*).

L'exposition potentielle à l'IA en fonction du salaire et du niveau de diplôme

Légende :

- Abscisse : Salaire horaire entre 2018 et 2022 (échelle logarithmique, en dollar de 2020)

- Ordonnée : Plausibilité de l'exposition à l'IA (en %)

Source : Acemoglu, 2024

Daron Acemoglu montre aussi que tous les groupes sociaux ne sont pas concernés de la même manière : le niveau de diplôme a un impact notable, mais pas de manière linéaire. L'exposition potentielle à l'IA serait en moyenne plus faible chez les personnes sans qualifications ayant un niveau inférieur au lycée de même que pour les personnes diplômées de l'enseignement supérieur au moins au niveau master (postgraduate). Et la variabilité de l'exposition au risque de l'IA décroît globalement avec le niveau de rémunération, lui-même directement corrélé au niveau de diplôme (on voit que les écarts entre les bulles se resserrent de gauche à droite). Selon la note précitée de la direction générale du Trésor (DGT), les effets sur l'emploi ont beau rester très incertains du fait d'une adoption encore limitée de l'IA par les entreprises et les salariés, la diffusion de l'IA pourrait toucher davantage les professions les plus qualifiées que les précédentes révolutions technologiques, qui les avaient plutôt épargnées.

Au total, les effets de l'intelligence artificielle sur l'emploi sont encore difficiles à évaluer quantitativement avec précision en raison de la persistance de nombreuses incertitudes ; les résultats obtenus dépendent de la méthodologie employée pour mesurer l'ampleur de la future automatisation des tâches ; et en tout état de cause, les études disponibles ne confirment pas le chiffre inquiétant de 47 % d'emplois destinés à disparaître de l'évaluation initiale de Frey et Osborne de 2013.

2. Les études qualitatives sur la base d'observations et d'entretiens

En parallèle des études quantitatives principalement établies par des économistes, il existe également des études qualitatives, réalisées notamment par des sociologues. Ces enquêtes qualitatives, plutôt que de chercher à produire une estimation du nombre d'emplois menacés, cherchent à savoir comment et dans quelle mesure l'IA peut modifier la manière dont les personnes travaillent.

Il s'agit de s'intéresser à l'impact de l'IA au travail plutôt qu'à l'impact de l'IA sur le travail. Ces enquêtes observent donc le quotidien des personnes au travail ou les interrogent sur leurs conditions de travail, puis analysent l'effet concret ou possible de l'intelligence artificielle sur leur quotidien au travail. C'est au demeurant l'approche privilégiée par les pouvoirs publics français.

Parmi les sociologues réalisant ces analyses, vos rapporteurs ont entendu Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA, projet pluridisciplinaire créé en 2021 par le ministère du Travail et porté par Inria, qui a pour mission officielle de devenir le centre national de ressources sur l'IA au travail264(*). Il s'agit d'analyser les enjeux de l'appropriation de l'IA dans le monde du travail et de formuler des recommandations.

Les observations issues de ces études qualitatives permettent une analyse diachronique plus approfondie que les analyses quantitatives et permettent également de suivre l'évolution de la situation des travailleurs en fonction du stade de déploiement de l'IA dans les organisations et les entreprises.

Ces recherches qualitatives ont ainsi permis de mettre en avant des phénomènes qui semblent propres à l'implémentation de l'intelligence artificielle plutôt que d'autres technologies numériques ou d'automatisation.

Elles ont observé qu'au moment de l'arrivée de ChatGPT, dans les premiers temps de la diffusion de l'IA générative, ce sont plutôt les employés qui ont pris l'initiative, de leur propre chef, de commencer à utiliser l'intelligence artificielle dans les entreprises pour les aider à accomplir leurs missions. Cela a donné lieu à des utilisations « cachées » de l'intelligence artificielle au travail, sans supervision ni même souvent connaissance des supérieurs.

Or, cette relation a désormais tendance à s'inverser puisque l'on voit apparaître des cadrages (frameworks) pour l'utilisation de l'IA au travail, diffusés de façon verticale au sein des entreprises. Cet encadrement peut parfois s'accompagner d'un encouragement des directions à voir les salariés utiliser les outils d'intelligence artificielle dès lors que les procédures définies sont respectées.

Yann Ferguson constate également que l'intelligence artificielle n'est pas un outil d'automatisation au travail comme les autres, surtout dans le cas des systèmes génératifs. Là où les autres outils d'automatisation effectuent des actions, souvent répétitives, les intelligences artificielles peuvent fonctionner en interaction avec l'humain qui les utilise. En effet, pour réaliser une tâche grâce à l'IA générative, il faut une interaction entre un humain qui conçoit une ou des instruction(s) et le modèle qui répond à cette demande. Cela ne correspond pas du tout à l'utilisation habituelle de machines au travail. En lieu et place d'un machinisme mécanique, parfois aliénant pour les salariés, l'IA peut fournir des outils interactifs à même de stimuler la créativité. Le sociologue Simon Borel, membre du LaborIA, travaille ainsi sur les nouvelles formes de production, d'échange, de travail et de consommation à l'oeuvre dans nos sociétés, à la frontière des mutations numériques et post-industrielles. Responsable de la recherche terrain, il est l'auteur des rapports d'analyse du LaborIA Explorer et a contribué à une enquête de deux ans qui a conduit le laboratoire à publier un rapport sur l'impact de l'IA sur le travail en mai 2024265(*).

3. Des effets encore incertains mais qui appellent un dialogue social

Les résultats du déploiement de l'intelligence artificielle seront largement et avant tout fonction du degré d'adoption et de diffusion des systèmes d'IA. Or il a été vu que cette dimension reste très difficile à anticiper, surtout à court et moyen terme. À l'occasion d'un numéro spécial IA de la revue de questions sociales Liaisons sociales paru en octobre 2024, le directeur général du travail (DGT), Pierre Ramain, a expliqué que l'IA n'était rien de moins qu'un « enjeu de politique publique majeur non seulement en ce qui concerne les relations entre l'humain et la machine, mais aussi pour tout ce qui se rapporte à l'organisation et aux relations de travail collectives et individuelles »266(*). C'est pourquoi il appelle les partenaires sociaux à procéder à l'inscription de cette question à leur agenda social, ce qui pourrait participer à la sensibilisation des acteurs au niveau des branches professionnelles et des entreprises.

Il incombera aux autorités publiques d'accompagner et de soutenir ce mouvement à tous les échelons de la négociation collective. Mais il ne faudra pas oublier les actifs qui travaillent au sein des PME.

Vos rapporteurs encouragent eux aussi l'idée de renouveler le dialogue social par l'introduction de cycles de discussions tripartites autour de l'IA et de ses nombreuses problématiques. C'est une occasion historique de favoriser l'appropriation concrète et réaliste de la technologie et de ses enjeux, en se débarrassant des mythes entourant l'IA. Ce dialogue social au niveau de la négociation collective nationale devrait aussi se décliner dans les entreprises, dans des échanges entre les salariés, les responsables des systèmes d'information et les DRH pour permettre une meilleure diffusion des outils technologiques et un rapport moins passionné à leurs conséquences dans le monde du travail comme, plus largement, dans la société.


* 255 Cf. cet article de France24 du 27 septembre 2023 « Après cinq mois de grève, les scénaristes d'Hollywood vont reprendre le travail » : https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20230927-a-hollywood-les-sc%C3%A9naristes-peuvent-reprendre-le-travail

* 256 Cf. l'exemple de cette émission « Un monde de Tech » du 11 janvier 2024 sur la radio RFI, « Le barreau de Paris met en demeure l'application I.Avocat » : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/un-monde-de-tech/20240111-le-barreau-de-paris-met-en-demeure-l-application-i-avocat

* 257 Première version du 17 septembre 2013 de l'article « The future of employment : How susceptible are jobs to computerisation » de Carl Benedikt Frey et Michael Osborne sur le site de la Oxford Martin School de l'Université d'Oxford : https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/publications/the-future-of-employment

* 258 Cf. les pages 116 à 122 du rapport de l'OPECST de 2017 disponible sur le site du Sénat : https://www.senat.fr/rap/r16-464-1/r16-464-11.pdf et de l'Assemblée nationale : https://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-off/i4594/(index)/index-thematique-oecst

* 259 Deuxième version de l'article de Carl Benedikt Frey et Michael Osborne en 2017, parue dans la revue Technological forecasting and social change, volume 114 : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0040162516302244

* 260 Mankins, J. C. (1995). Technology readiness levels. White Paper, April, 6(1995), 1995.

* 261 https://www.onetcenter.org/references.html

* 262 Automatisation, numérisation et emploi. Tome 1 : les impacts sur le volume, la structure et la localisation de l'emploi. 2017. Conseil d'orientation pour l'emploi. https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/174000088.pdf.

* 263 Acemoglu, Daron. 2024. The Simple Macroeconomics of AI. National Bureau of Economic Research.

* 264 Cf. la présentation de LaborIA : https://www.inria.fr/fr/impacts-intelligence-artificielle-travail-laboria

* 265 « LaborIA Explorer - Synthèse générale : Étude des impacts de l'IA sur le travail » : https://www.laboria.ai/laboria-explorer-synthese-generale/

* 266  https://www.lamy-liaisons.fr/eclaireurs-du-droit/les-enjeux-de-lia-dans-le-monde-du-travail-entretien-avec-pierre-ramain-directeur-general-du-travail/

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page