B. UN IMPACT SUR LA CROISSANCE INCERTAIN

1. Des études divergentes, très optimistes ou très mesurées

Les travaux qui tentent de prédire l'impact de l'intelligence artificielle sur la croissance ou son potentiel théorique en termes de gains de productivité divergent.

Selon la banque d'investissement Goldman Sachs, les technologies d'intelligence artificielle pourraient augmenter le produit intérieur brut (PIB) mondial de 7 %242(*). Dans un rapport publié en janvier 2024, le Fonds monétaire international (FMI) prévoit même une hausse allant jusqu'à 16 % du PIB. Selon l'institution, l'augmentation de la richesse se fera de façon inégale entre les travailleurs à bas revenu et les travailleurs à haut revenu, augmentant plus rapidement les revenus de ces derniers, ce qui aurait pour résultat une augmentation des inégalités de revenu du travail. Le cabinet de conseil Mc Kinsey anticipe 1,5 % à 3,4 % de croissance supplémentaire par an dans une étude de juin 2023 et avance qu'avec des gains de productivité touchant tous les secteurs économiques, en particulier la distribution, les services, la santé, l'immobilier, la finance, l'industrie et les transports, l'IA pourrait conduire à un PIB accru de 575 milliards de dollars supplémentaires rien qu'en Europe d'ici 2030243(*). Le rapport de la commission sur l'intelligence artificielle, remis au Président de la République le 13 mars 2024, relève, quant à lui, que « la croissance économique annuelle de la France pourrait doubler grâce à l'automatisation de certaines tâches »244(*).

La direction générale du Trésor (DGT) du ministère de l'économie estime qu'il est encore trop tôt pour pouvoir estimer, au sujet de l'avenir, des prévisions chiffrées ou même pour pouvoir observer empiriquement des effets de l'IA sur la croissance. La DGT reconnaît certes que certaines études suggèrent des effets positifs significatifs sur la productivité des travailleurs245(*), mais elle retient surtout que les gains de productivité sont encore peu observables au niveau macroéconomique du fait d'une adoption encore limitée de l'IA par les entreprises et les salariés. Elle souligne que les effets sur l'emploi sont encore plus incertains, même si l'IA pourrait toucher davantage les professions les plus qualifiées que les précédentes révolutions technologiques, qui les avaient plutôt épargnées.

2. Le retour du « paradoxe de Solow » ?

Lorsque l'on aborde le sujet de l'impact des technologies numériques sur la croissance, un paradoxe est rencontré. Si l'introduction de nouvelles technologies permet généralement la transformation des processus de production, optimisant et fluidifiant les tâches de traitement de l'information au profit des gains de productivité, ce constat peut en pratique se heurter au « paradoxe de Solow », prix Nobel d'économie selon lequel « on voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité ». Cette phrase prononcée en 1987 s'applique aussi à Internet et à l'IA. Les conséquences des nouvelles technologies de l'information et de l'IA sur la croissance seraient donc à relativiser car elles ne conduiraient pas automatiquement à des gains de productivité et des surplus de croissance.

Dans le cas de l'intelligence artificielle, cette règle semble même se vérifier empiriquement, comme le montrent, entre autres, les travaux de Robert Gordon, y compris pour le gouvernement fédéral américain246(*).

Il est vrai que la diffusion de l'innovation est toujours difficile à observer et encore plus à quantifier. Car, à cet égard, il est toujours indispensable de se placer sur le temps long. Une telle perspective de long terme permet de constater tout de même des gains de productivité grâce à l'informatique et à Internet. Dès 1990, Paul David relativise le paradoxe de Solow sur le long terme, dans un article où il explique que la diffusion de l'innovation passe par un temps de latence important, en relevant le cas historique de l'impact de l'électricité sur la croissance et la productivité247(*). Une enquête empirique de 2008 portant sur les années 1990 montre qu'en dépit du paradoxe de Solow observé à l'époque les investissements américains dans l'informatique et Internet auraient conduit à une hausse de 37 % de la productivité248(*).

Il faut, en conclusion, ajouter à ces différentes observations le fait que le degré d'adoption et de diffusion des systèmes d'IA dans nos économies reste faible, comme l'explique une étude britannique d'octobre 2024 qui montre une certaine stagnation de l'IA249(*). Les effets de l'IA en sont d'autant plus délicats à anticiper.

Bien que les chiffres avancés par les différentes institutions varient fortement, les facteurs identifiés comme susceptibles d'influencer le plus fortement la croissance du PIB sont souvent identiques. Ainsi, les travaux de prospective semblent identifier un déplacement du travail de l'humain à l'intelligence artificielle sur certaines tâches, permettant une complémentarité entre le travailleur et l'IA qui lui servirait donc d'outil pour augmenter sa productivité. L'augmentation de la productivité par l'intelligence artificielle impliquera donc une transformation du monde du travail.

3. Des besoins d'énergie considérables et croissants laissant planer la menace de risques environnementaux

Si le pionnier du Machine Learning, Andrew Ng, professeur d'informatique à Stanford et directeur scientifique de Baidu, décrit l'IA comme « la nouvelle électricité », il n'en fait évidemment pas une source d'énergie mais plutôt une technologie engendrant une révolution de l'ordre de celle produite par la maîtrise et la diffusion de l'électricité. Son expression peut d'ailleurs sembler bien ironique compte tenu de l'importante consommation d'énergie liée à l'IA.

Le recours à des puces de plus en plus consommatrices d'énergie, tant pour leur production que pour leur utilisation, les besoins croissants d'infrastructures de stockage, de calcul et d'entraînement des modèles, enfin, la multiplication des applications et des utilisateurs finaux : à tous les niveaux de la chaîne de valeur de l'IA, ces éléments concourent à ce que les besoins en énergie explosent.

Le terme, qui peut paraître hyperbolique, est d'ailleurs utilisé par la revue le Grand Continent en juillet 2024250(*). Le constat est sans appel, l'IA nécessite des apports considérables d'énergie tout au long de son cycle de vie. Les outils d'IA, notamment ceux d'IA générative qui utilisent des modèles de langage volumineux (LLM), tels que ChatGPT ou Copilot, IA déclinée dans les logiciels de Microsoft, nécessitent beaucoup de puissance de calcul pour l'entraînement de leurs algorithmes et donc d'électricité. Les superordinateurs des géants de l'IA font appel à des dizaines de milliers de puces Nvidia, et ce en amont même de leurs usages, juste pour entraîner les modèles.

S'il est estimé que les seuls data centers consomment aujourd'hui moins de 2 % de l'énergie électrique mondiale251(*), Goldman Sachs a estimé dans un rapport d'avril 2024 que ce chiffre pourrait s'élever à 4 % d'ici la fin de la décennie sous l'effet de l'IA, dont les installations nécessitent 3 à 5 fois plus d'électricité que les data centers traditionnels252(*). D'ores et déjà, les centres de données utilisent plus d'énergie que 92 % des pays du monde253(*) (seuls 16 États consomment chacun plus d'énergie qu'eux).

La consommation d'énergie pour les seuls centres de données

Source : Bloomberg

Il convient d'observer que l'IA n'est pas que gourmande en énergie, elle a une empreinte carbone et un impact sur la ressource en eau élevés, qui ne font que croître254(*). Au-delà de la tension que fait peser cette hausse de la consommation d'énergie sur les réseaux électriques, le développement de l'IA menace donc également nos objectifs climatiques. À cet égard, l'objectif d'une IA frugale est un impératif.


* 242 Goldman Sachs, 2024, « Generative AI Could Raise Global GDP by 7 % » : https://www.goldmansachs.com/intelligence/pages/generative-ai-could-raise-global-gdp-by-7-percent.html

* 243 Cf. McKinsey, 2023, « The economic potential of generative AI: The next productivity frontier» : https://www.mckinsey.com/capabilities/mckinsey-digital/our-insights/the-economic-potential-of-generative-ai-the-next-productivity-frontier

* 244 Cf. le rapport de la commission sur l'intelligence artificielle, co-présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot, 15 mars 2024, « IA : notre ambition pour la France » : https://www.vie-publique.fr/rapport/293444-ia-notre-ambition-pour-la-france

* 245 Cf. l'article de Besson et al., avril 2024, « Les enjeux économiques de l'intelligence artificielle », Direction générale du Trésor : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2024/04/02/les-enjeux-economiques-de-l-intelligence-artificielle

* 246 Robert J. Gordon, 2018, Why has economic growth slowed when innovation appears to be accelerating? National Bureau of Economic Research.

* 247 Paul A. David, 1990, « The Dynamo and the Computer: An Historical Perspective on the Modern Productivity Paradox », The American Economic Review, vol. 80, n° 2.

* 248 Dale W. Jorgenson, Mun S. Ho et Kevin J. Stiroh, 2008, « A Retrospective Look at the U.S. Productivity Growth Resurgence », The Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 1.

* 249 Un article paru pour relayer les résultats de cette étude affirme qu'il existe une « stagnation de l'IA », cf. https://www.infoworld.com/article/3568482/ai-stagnation-the-gap-between-ai-investment-and-ai-adoption.html

* 250 Cf. cet article de la revue le Grand Continent du 13 juillet 2024 « L'IA fait exploser la consommation d'énergie » : https://legrandcontinent.eu/fr/2024/07/13/lia-fait-exploser-la-consommation-denergie/

* 251 Cf. cette présentation interactive par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) : https://www.iea.org/energy-system/buildings/data-centres-and-data-transmission-networks#overview

* 252 Cf. cet article : https://www.businessinsider.com/ai-data-centers-energy-cloud-microsoft-chatpgt-amazon-google-2023-7

* 253 Josh Saul, Leonardo Nicoletti, Saritha Rai, Dina Bass, Ian King et Jennifer Duggan, « AI Is Already Wreaking Havoc On Global Power Systems », Bloomberg, 21 juin 2024: https://www.bloomberg.com/graphics/2024-ai-data-centers-power-grids/

* 254 Cf. cet article de Pengfei Li, Jianyi Yang, Mohammad A. Islam, Shaolei Ren et Gang Quan, 2024, « Making AI Less “Thirsty” : Uncovering and Addressing the Secret Water Footprint of AI Models » : https://arxiv.org/pdf/2304.03271

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