II. DES EFFETS GLOBALEMENT POSITIFS POUR LA SOCIÉTÉ MALGRÉ DES IMPACTS ÉCONOMIQUES CONTRASTÉS

Le présent rapport ne recense pas tous les usages bénéfiques de l'IA. Il préfère problématiser ces opportunités en montrant que les effets de l'IA sont globalement positifs pour la société malgré des impacts économiques contrastés. D'autres travaux et rapports ont pu s'intéresser aux utilisations possibles de l'IA.

Une série de rapports récents de la délégation à la prospective du Sénat propose ainsi des analyses thématiques de cas d'usage de l'intelligence artificielle dans les services publics. Trois rapports ont déjà été publiés : sur « Impôts, prestations sociales et lutte contre la fraude234(*) », sur « IA et santé235(*) » et sur « IA et éducation236(*) ». Deux autres rapports sont prévus sur « IA et environnement » et « IA, territoires et proximité ». Ces rapports constituent un complément à la lecture du présent rapport, rentrant plus spécifiquement dans le détail de l'utilisation de l'IA dans certains secteurs spécifiques et dans les évolutions potentiellement apportées par ces cas d'usage. Nous renvoyons donc à ces rapports s'agissant de ces impacts précis.

Nous passerons toutefois ici en revue rapidement quelques enjeux de l'intelligence artificielle dans certains domaines économiques et sociaux afin d'analyser les effets prévisibles à court et long termes des nouveaux développements de l'intelligence artificielle sur la société. Il peut être affirmé de manière synthétique que l'IA générative au sens strict va, de manière plus spécifique que les autres systèmes d'IA, révolutionner de nombreux secteurs comme l'éducation, le divertissement, la santé, la recherche scientifique, l'analyse des données et le codage informatique en permettant la création de contenus personnalisés et évolutifs, en automatisant les processus, en simulant des expériences, en générant des hypothèses et en augmentant globalement l'efficacité.

A. DES AMÉLIORATIONS POUR LE BIEN-ÊTRE ET LA SANTÉ GRÂCE À L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

1. De nombreux outils pour la vie quotidienne

Sans tomber dans un techno-optimisme utopique, selon lequel l'IA va libérer l'homme, son âme et son esprit237(*), il est réaliste d'affirmer que l'IA va tout d'abord être très utile dans la vie quotidienne. Elle est d'ailleurs d'ores et déjà autour de nous et contribue à notre bien-être mais nous n'en sommes pas toujours conscients.

Les applications de bien-être et de monitoring se concentraient par exemple sur le suivi du nombre de pas, des calories consommées, du rythme cardiaque ou des exercices physiques réalisés, sans véritable intelligence artificielle.

Aujourd'hui, des applications comme Noom utilisent l'IA pour fournir des conseils personnalisés pour la santé, la nutrition et la gestion du poids, des outils comme Fitbit et Apple Health combinent des capteurs intelligents avec des algorithmes d'IA pour identifier des anomalies (rythmes cardiaques anormaux ou troubles du sommeil). À l'avenir, les systèmes d'IA seront combinés à des dispositifs intégrés, éventuellement invasifs comme des capteurs sous-cutanés, qui pourront conseiller leur porteur et surveilleront en permanence son état de santé, anticipant les crises cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux ou d'autres urgences médicales.

En termes d'interactions, les futures intelligences artificielles iront bien plus loin que les assistants vocaux de type Siri ou Alexa, qui pouvaient déjà aider à organiser les tâches quotidiennes, réduisant le stress lié à la planification. Les systèmes bénéficieront d'une meilleure compréhension du langage naturel et seront plus fluides, plus intuitifs, plus compétents, plus empathiques, simuleront des capacités émotionnelles en interagissant de manière plus naturelle et feront office d'outils précis pour la gestion du temps, permettant par exemple d'établir des plannings, de diminuer la charge mentale et d'améliorer l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Dans les interactions avec les administrations ou les services clients des entreprises, le public bénéficiera de l'assistance de chatbots avancés boostés par l'IA générative. Ces assistants virtuels, qu'ils soient personnels ou professionnels, seront de plus en plus capables de gérer des demandes complexes.

Pour gérer les espaces personnels, on ira vers des systèmes domestiques intelligents complets sachant gérer l'ensemble de la maison, du rangement automatisé à la préparation de repas équilibrés, en anticipant les besoins de chaque occupant. Ces systèmes iront plus loin que les robots domestiques actuels comme Roomba ou que les assistants domotiques de type Google Nest ou Amazon Alexa, qui optimisent déjà la consommation d'énergie, améliorent la sécurité et ajustent les paramètres domestiques pour maximiser le confort. Les cuisines intelligentes équipées de robots et d'intelligence artificielle prépareront des repas personnalisés, optimisés en fonction des goûts et besoins nutritionnels (les assistants culinaires, comme Cookidoo de Thermomix, proposent déjà des recettes personnalisées en fonction des ingrédients disponibles). Ces évolutions seront des contributions importantes au bien-être domestique, comme ont pu l'être les premiers thermostats programmables qui ont simplifié la régulation de la température domestique.

Il s'agira aussi d'améliorer les systèmes collectifs de gestion des ressources. Les compteurs électriques « intelligents » offraient des fonctionnalités limitées, des algorithmes d'IA surveilleront et optimiseront efficacement en temps réel la consommation énergétique à l'échelle domestique, industrielle et collective. L'IA pourra orchestrer des Smart Cities - villes intelligentes - où la gestion de l'eau, de l'énergie, et des déchets sera largement automatisée et optimisée, contribuant à un cadre de vie sain et durable.

En termes de bien-être au travail, l'intelligence artificielle optimisera en temps réel les environnements de travail (éclairage, température, bruit, etc.) maximisant les capacités de concentration et le confort. Des algorithmes pourront parfois même aider à ajuster les horaires et les charges de travail pour prévenir l'épuisement professionnel, en identifiant aussi les pics de stress. L'intelligence artificielle aide déjà à améliorer la communication écrite (exemple de Grammarly) et à gérer les réunions avec des outils qui transcrivent et/ou résument automatiquement les discussions, libérant du temps pour des activités plus productives.

Dans les transports, les systèmes d'IA permettront d'optimiser les parcours et de réduire le stress lié aux déplacements. Des systèmes de mobilité intégrée pilotés par IA coordonneront les différents moyens de transport dans une logique multimodale (vélo, voiture, train, marche, etc.) pour offrir des déplacements plus fluides et totalement personnalisés tout en réduisant les impacts environnementaux. Il faut se rappeler les bénéfices du GPS qui utilisait des données statiques pour proposer des itinéraires, parfois inefficaces en cas de trafic, qui, avec l'IA des applications comme Waze ou Google Maps, ont pu proposer des itinéraires optimisés en temps réel, réduisant le temps et le stress liés aux trajets. Sous réserve d'une acceptation sociale et de progrès logistiques, les véhicules autonomes, comme ceux déjà développés par Tesla ou Waymo, offriront des trajets plus sûrs et plus confortables en utilisant des algorithmes d'IA.

Pour les loisirs, les systèmes d'IA permettront de créer des expériences immersives sur mesure dans des environnements de réalité virtuelle ou pas. Les loisirs seront entièrement adaptés à l'état émotionnel et aux préférences de chaque utilisateur. Les premières recommandations personnalisées, comme celles de YouTube ou des plateformes de streaming (Netflix, Disney+ ou Spotify), ont commencé grâce à des algorithmes d'IA à offrir la possibilité de personnaliser les expériences de divertissement dans les années 2010, réduisant le temps passé à chercher quoi regarder. Avec l'IA générative, on pourra de plus en plus créer des contenus de qualité, qu'il s'agisse d'images, de musique ou de textes, permettant aux artistes et aux écrivains, mais aussi à chaque personne d'expérimenter sa créativité. Les jeux vidéo intègreront de plus en plus d'IA adaptatives, qui ajusteront la difficulté et les interactions en fonction des profils et des préférences des joueurs. Des applications musicales ou de relaxation (comme Calm ou Headspace) utiliseront des algorithmes de plus en plus performants et personnalisés pour proposer des sons relaxants et des exercices de méditation adaptés à l'humeur et aux besoins de chacun.

En conclusion, en allégeant les contraintes quotidiennes, en enrichissant les expériences personnelles et en créant un environnement plus durable, l'IA pourrait apporter des bénéfices importants et offrir globalement une meilleure qualité de vie. Ces avancées non médicales s'ajoutent à celles, nombreuses, promises dans le domaine de la santé.

2. De meilleurs systèmes de soins

Dans le domaine de la santé, l'intelligence artificielle va apporter des solutions innovantes pour améliorer les diagnostics, les traitements, la prévention, et la gestion des soins.

En termes de diagnostic et de dépistage précoce, l'IA permet d'analyser rapidement et précisément des données médicales complexes, améliorant la détection des maladies. Dès les années 2010, les algorithmes d'apprentissage profond ont été utilisés pour analyser des images médicales comme les mammographies, les scanners pulmonaires ou des images de rétine pour détecter les maladies oculaires. Ainsi, l'IA est aujourd'hui de plus en plus utilisée pour détecter le cancer, la tuberculose et les maladies cardiovasculaires. Par exemple, PathAI utilise des algorithmes pour améliorer la précision des diagnostics pathologiques en détectant les cellules cancéreuses dans des échantillons de tissus. Combinés à la génomique, qui progresse très vite, elle aussi grâce à l'IA, les systèmes d'IA permettront de détecter les prédispositions génétiques aux maladies avec une précision accrue, facilitant les traitements personnalisés avant même l'apparition des symptômes.

L'IA d'IBM Watson a, par exemple, été utilisée, avec un succès très relatif il est vrai, pour analyser les données médicales et recommander des traitements personnalisés contre le cancer dès 2011. Les algorithmes d'IA aident de plus en plus à adapter les traitements médicaux en fonction des caractéristiques spécifiques des patients. Des systèmes comme Tempus utilisent l'IA pour analyser les données génétiques des patients et identifier les traitements les plus efficaces, notamment en oncologie. Dans le futur, l'IA combinera des données en temps réel issues de dispositifs connectés, d'analyses biologiques, et de dossiers médicaux pour proposer des traitements adaptés à l'évolution de la santé du patient.

L'IA améliorera par ailleurs la précision des interventions chirurgicales et réduira les risques associés. Le robot chirurgical Da Vinci, lancé dans les années 2000, a ouvert la voie à la chirurgie assistée par ordinateur, en dépit d'algorithmes alors limités. Les systèmes modernes, comme ceux développés par Intuitive Surgical, utilisent des algorithmes avancés pour guider les chirurgiens en temps réel. Les robots chirurgicaux autonomes équipés d'IA pourront exécuter des interventions complexes avec une supervision humaine minimale, ce qui est très efficace dans des zones éloignées ou en cas d'urgence.

Sur ce plan, l'IA améliore l'accessibilité aux soins pour des populations éloignées ou défavorisées. Si les plateformes de télémédecine ont été développées dès les années 1990, leur adoption restait limitée par la technologie. Aujourd'hui, des plateformes comme Ada Health ou Babylon Health permettent des diagnostics grâce à l'IA, y compris dans des zones sans offre de soins médicaux.

L'utopie de cliniques mobiles basées sur l'IA, combinant robots et diagnostics automatisés, pouvant fournir des soins de haute qualité dans des zones rurales ou difficiles d'accès ou encore lors de crises humanitaires ou de conflits armés pourrait devenir une réalité à moyen terme.

S'agissant de la santé mentale, l'IA propose des solutions innovantes pour la gestion et le traitement des troubles psychologiques. Dans les années 1960, les chatbots de première génération, y compris le premier d'entre eux Eliza, simulaient des interactions psychothérapeutiques mais l'efficacité clinique n'était pas au rendez-vous. Désormais des outils comme Woebot ou Wysa utilisent des algorithmes pour offrir un soutien psychologique personnalisé, en détectant des schémas de pensée négatifs à partir de conversations. Dans l'avenir, l'IA pourra détecter les signes précoces de troubles mentaux à partir d'interactions numériques ordinaires (e-mails, réseaux sociaux...) ou de données biométriques (voix, expressions faciales), permettant une prise en charge médicale précoce.

Enfin et surtout, l'IA révolutionne la recherche médicale et le développement de nouveaux traitements et aide à la production de médicaments, notamment en simulant des processus biologiques complexes. En 2007, les chercheurs ont commencé à utiliser des modèles prédictifs pour analyser les interactions moléculaires et accélérer la recherche sur les médicaments. L'IA a également été cruciale dans la mise au point rapide des vaccins contre la covid-19. Plus récemment, Google DeepMind a utilisé son modèle AlphaFold pour analyser le repliement des protéines et prédire la structure de différents virus. L'IA pourra à l'avenir simuler des essais cliniques en utilisant des données synthétiques, réduisant considérablement le temps et les coûts nécessaires au développement de nouveaux médicaments.

En conclusion, l'IA transforme profondément le domaine de la santé et du bien-être en rendant les soins plus précis, plus accessibles et plus personnalisés. Les progrès rapides laissent entrevoir un avenir où la prévention et les traitements seront largement optimisés par des technologies intelligentes. Des défis se posent néanmoins, en termes d'éthique, notamment le respect de la vie privée, la protection des données personnelles et les risques de biais dans les algorithmes. L'adoption de ces technologies reste, en outre, soumise à des contraintes assez fortes d'acceptabilité sociale. L'IA peut rencontrer une résistance chez les patients comme chez les professionnels de santé.

3. Des effets cognitifs à surveiller dans une économie de l'attention

En dépit de tous ces avantages pour la santé, l'utilisation massive de l'IA pourrait aussi avoir des conséquences négatives sur notre santé psychologique.

Sur ce plan, l'un des points de vigilance concerne les effets cognitifs de l'économie de l'attention. L'usage de l'IA conjugué aux données massives construit en effet une économie de l'attention, au sein de laquelle les entreprises profitent des systèmes d'IA et de la croissance exponentielle des données pour capter de plus en plus finement l'attention des utilisateurs, les exposer à des informations ciblées et à plus de publicité et, de façon circulaire, collecter encore plus d'informations. Ce « nouveau modèle capitaliste »238(*), que certains qualifient de « capitalisme cognitif »239(*), pousse les entreprises du numérique à enfermer, d'une part, l'utilisateur dans des bulles de filtres240(*), qui confirment ses points de vue, confortent ses croyances et les seuls sujets qui « semblent » l'intéresser, et à inciter, d'autre part, le consommateur à toujours consommer davantage sous l'effet de cette « industrie de l'influence », ce qui par rétroaction aggrave la consommation de technologies et la problématique environnementale déjà présentée. Il s'agit d'une question à laquelle l'OPESCT a consacré une note scientifique, sous l'angle de la surcharge informationnelle ou infobésité241(*).

Il sera vu plus tard que ces bulles de filtres peuvent devenir de véritables prisons mentales et que, sous l'effet d'usages massifs des systèmes d'IA (a fortiori si ces systèmes reposent peu ou prou sur les mêmes modèles), ces prisons mentales peuvent engendrer non seulement une uniformisation culturelle (conjuguée en apparence paradoxalement à une polarisation identitaire et émotionnelle) mais surtout une uniformisation cognitive.


* 234 Cf. « L'IA et l'avenir du service public, rapport thématique #1 : Impôts, prestations sociales et lutte contre la fraude » par Didier Rambaud et Sylvie Vermeillet. https://www.senat.fr/rap/r23-491/r23-491-syn.pdf

* 235 Cf. « L'IA et l'avenir du service public, rapport thématique #2 : IA et santé » par Christian Redon-Sarrazy et Anne Ventalon. https://www.senat.fr/rap/r23-611/r23-611-syn.pdf

* 236 Cf. « L'IA et l'avenir du service public, rapport thématique #3 : IA et éducation » par Christian Bruyen et Bernard Fialaire. https://www.senat.fr/rapports-classes/crpros.html

* 237 Cette vision est développée dans le manifeste techno-optimiste de Marc Andreessen, 2023, The Techno-Optimist Manifesto : https://a16z.com/the-techno-optimist-manifesto/

* 238 L'expression « nouveau modèle capitaliste » est employée par exemple dans un article d'Alizé Papp : « L'infobésité, une épidémie à l'âge des nouvelles technologies de l'information et de la communication », 2018, Regards croisés sur l'économie, n° 23 : https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RCE_023_0105).

* 239 C'est surtout Yann Moulier-Boutang qui a théorisé la notion de capitalisme cognitif, troisième stade du capitalisme après sa naissance en tant que système mercantiliste puis sa forme industrielle. Cf. Yann Moulier-Boutang, 2007, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Éditions Amsterdam. D'autres auteurs ont écrit sur cette économie de l'attention, comme Yves Citton dans le livre dont il a dirigé la rédaction (Yves Citton et al., 2014, L'économie de l'attention, nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte). Dès 1969, Herbet Simon soulignait : « Dans un monde riche en information, l'abondance d'information entraîne la pénurie d'une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l'information. Ce que l'information consomme est assez évident : c'est l'attention de ses receveurs. Donc une abondance d'information crée une rareté de l'attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d'informations qui peuvent la consommer » (cf. Herbert Alexander Simon, 1969, The science of the artificial, MIT Press, traduction de Jean-Louis Le Moigne).

* 240 Cf. le livre d'Eli Pariser, à l'origine de l'expression en 2011, The Filter Bubble : What the Internet Is Hiding from You, Penguin Press.

* 241 Note scientifique n° 36 de Ludovic Haye, « Face à l'explosion des données : prévenir la submersion » : https://www.senat.fr/fileadmin/Office_et_delegations/OPECST/Notes_scientifiques/OPECST_note36.pdf

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