B. DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES DE PLUS EN PLUS IMPLIQUÉES DANS LA CRÉATION, FACE À UN ÉTAT EN RETRAIT
1. Les collectivités territoriales, des financeurs majoritaires de la création artistique sous contraintes budgétaires
Historiquement, le soutien de l'État à la création artistique est un des éléments fondateurs de la politique culturelle depuis la naissance du ministère en 1959. Mais, en quelques décennies, sous l'effet combiné du partage de la compétence culturelle et de la raréfaction des finances publiques, l'écosystème de la création s'est profondément transformé.
Convaincues de l'effet levier des politiques culturelles en termes d'attractivité et de rayonnement pour leurs territoires, les collectivités ont progressivement joué un rôle moteur dans le soutien à la création artistique, jusqu'à en devenir les principaux contributeurs. La Cour des comptes constate ainsi que l'État n'est plus qu'un financeur « minoritaire » du spectacle vivant10(*), les collectivités locales apportant près des trois quarts des financements du secteur. Prises dans leur globalité, les dépenses publiques culturelles sont aujourd'hui portées principalement par les communes et intercommunalités (80 %) et, dans une moindre mesure, par les régions (12 %) et les départements (9 %). Plus de la moitié de ces dépenses est consacrée au soutien à la création artistique et aux activités culturelles, tandis qu'un gros tiers porte sur la conservation et la diffusion du patrimoine.
Le soutien à la création artistique pâtit cependant aujourd'hui de la fragilisation financière globale de ses contributeurs majoritaires. Les réformes fiscales successives11(*), la non-indexation sur l'inflation de la dotation globale de fonctionnement due par l'État, les transferts de compétences sans compensation de charges sont en effet de nature à affaiblir les recettes des collectivités territoriales et à amputer les moyens nécessaires à la mise en oeuvre de leurs politiques de soutien et de développement à la culture. Une baisse des dépenses culturelles des collectivités a ainsi été entamée dès le début de la crise sanitaire en 202012(*), puis s'est poursuivie dans le contexte de crise énergétique et de forte inflation. Voyant leurs marges se restreindre, les collectivités territoriales sont amenées à faire des arbitrages budgétaires, au cours desquels la culture peut constituer une variable d'ajustement, en l'absence d'une forte volonté politique pour préserver ce poste de dépenses.
En 2023, des dépenses culturelles des collectivités territoriales qui résistent globalement mieux qu'attendu
Selon le baromètre 2023 de l'Observatoire des politiques culturelles13(*), les dépenses culturelles des collectivités territoriales ont mieux résisté en 2023 que les difficultés exprimées lors de la préparation des budgets et le ressenti des acteurs culturels ne le laissaient présager. 43 % des collectivités interrogées déclarent une stabilité de leur budget culturel de fonctionnement (hors masse salariale) entre 2022 et 2023, 38 % indiquent une augmentation et moins de 20 % annoncent une baisse.
Entre 2022 et 2023, la stabilité budgétaire en fonctionnement domine assez largement pour les régions et les intercommunalités de l'échantillon (60 % au moins des métropoles, communautés urbaines et communautés d'agglomération comprenant une ville de plus de 50 000 habitants). Près de la moitié des départements indiquent une augmentation. La situation est plus hétérogène concernant les communes, avec un premier tiers d'entre elles qui font état d'une baisse, un deuxième tiers d'une augmentation, et un troisième tiers d'une stabilisation. Sachant que les communes sont les premiers financeurs de la culture en volume budgétaire, cette donnée relativise l'impression générale plutôt favorable.
Toutes collectivités territoriales confondues, les baisses affectent davantage le spectacle vivant, les musées et le patrimoine, le livre et la lecture, c'est-à-dire les domaines traditionnels de la politique culturelle qui pèsent souvent le plus dans les budgets culturels des collectivités. Le spectacle vivant apparaît particulièrement fragilisé budgétairement au niveau des communes. À l'inverse, les festivals et les évènements, ainsi que l'éducation artistique et culturelle (EAC) sont les domaines qui bénéficient le plus de hausses. Cette nouvelle répartition budgétaire entre secteurs culturels, qualifiée d'« évènementialisation » de la politique culturelle par l'Observatoire, est une tendance de fond observée depuis une dizaine années, qui s'explique par les choix politiques des élus locaux.
2. Un État affaibli tant sur le plan financier qu'administratif
À mesure que l'intervention des collectivités territoriales en matière de création a pris de l'importance, l'engagement de l'État, lui aussi sous contraintes budgétaires, s'est progressivement amenuit. Dernier symbole en date de cette évolution structurelle, la baisse de 96 millions d'euros annoncée en début d'année par le ministère de l'économie et des finances pour le soutien à la création, soit 10 % du programme budgétaire 131 dédié à ce secteur. Si l'essentiel de cette coupe budgétaire est imputé sur les crédits gelés de la réserve de précaution du programme, ainsi que sur les fonds de roulement disponibles des grands établissements nationaux sous tutelle du ministère, les professionnels de la création ont exprimé aux rapporteures leur très vive inquiétude quant au risque d'une « deuxième lame budgétaire » en 2025. Beaucoup ont décrit un secteur exsangue, l'effet rattrapage post-crise sanitaire n'étant qu'« un trompe-l'oeil » au regard des conséquences des crises énergétiques et inflationnistes. De très nombreuses structures culturelles voient leurs marges artistiques se réduire drastiquement et leur situation financière se dégrader, posant la question de leur pérennité financière.
Particulièrement affecté par les crises successives, le secteur de la culture a toutefois fait l'objet d'un soutien public conjoncturel important depuis 2020, dans le triple objectif d'aider la création et la diffusion, de préserver le patrimoine culturel et artistique, et de permettre le retour des publics. Relativement stable jusqu'en 2020 (progression annuelle moyenne de 2017 à 2019 de 1,7 %), le budget du ministère de la culture a ainsi connu une forte augmentation à partir de cette année-là, même s'il demeure toujours bien inférieur (0,6 %) à l'objectif de 1 % du budget de l'État.
Les principales augmentations de crédits budgétaires sont cependant ciblées sur des mesures nouvelles telles le Pass culture, dispositif désormais phare du ministère de la culture, que la commission de la culture a toujours considéré comme un outil au service de la démocratisation culturelle et non comme la colonne vertébrale d'une véritable politique stratégique.
Évolution des crédits
affectés au financement du Pass culture depuis 2019
(en
millions d'euros)
Source : commission des finances du Sénat
Les crédits nouveaux consacrés à la création concernent également des programmes reposant sur la mobilisation pluriannuelle conjointe de l'État et des collectivités territoriales. Le plus récent, le plan « Mieux produire, mieux diffuser », dont l'objectif est d'aider le secteur à reconstituer ses marges artistiques, a fait l'objet d'une dotation de 10 millions d'euros par l'État en 2024, laquelle doit être complétée par une contribution équivalente des collectivités. Mais le principe du versement « 1 euro État, 1 euro collectivité » est contesté par les exécutifs locaux, en particulier ceux des villes et des métropoles, qui le jugent peu équitable au regard de leur niveau d'engagement financier en faveur la culture. Surtout, les modalités d'attribution de l'enveloppe budgétaire de l'État sont largement critiquées pour leur manque de lisibilité et leur pilotage par l'administration centrale du ministère, alors qu'il aurait été logiquement du ressort des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) de répartir localement les crédits.
Pour les rapporteures, ce dernier exemple est particulièrement révélateur de la situation de grande fragilité dans laquelle se trouvent les DRAC, constat partagé par nombre d'acteurs du secteur et révélateur d'un affaiblissement de l'État culturel déconcentré. Alors que 80 % de l'action et des crédits du ministère de la culture en soutien à la création sont déconcentrés, les conseillers dédiés à ce secteur dans les DRAC sont peu nombreux et extrêmement mobilisés, la fusion des régions ayant considérablement développé leur périmètre d'intervention, sans que leur répartition globale ne soit toujours harmonisée. Comparaison particulièrement révélatrice, les effectifs de la plus grande DRAC de France, celle d'Ile-de-France, sont moins importants que ceux de la société anonyme simplifiée (SAS) qui gère le Pass culture.
* 10 « Le soutien du ministère de la Culture au spectacle vivant », rapport de la Cour des comptes, mai 2022.
* 11 Suppression d'impôts locaux telle que la taxe d'habitation en 2023 et, progressivement, de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) entre 2024 et 2027.
* 12 Départements : - 18 %, communes : - 8 %, intercommunalités : - 11 % : chiffres clés de la culture 2022, département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la culture.
* 13 « Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2023 », Observatoire des politiques culturelles, ministère de la culture.