B. DES LIBERTÉS À L'ÉPREUVE DE LEUR EFFECTIVITÉ
1. Des entraves aux libertés de création et de diffusion plus nombreuses et plus diverses
Unanimement salué pour sa portée symbolique et juridique, le cadre protecteur posé par la loi LCAP est, dans les faits, soumis à rude épreuve.
De leurs échanges avec les professionnels du secteur de la création, les représentants des collectivités territoriales, le ministère de la culture, des juristes, les rapporteures dressent en effet un constat paradoxal et inquiétant : les atteintes à la liberté de création et à la liberté de diffusion artistiques sont de plus en plus fréquentes et diverses, quand bien même ces principes sont reconnus et protégés par la loi depuis 2016.
Auparavant limitées à quelques affaires emblématiques d'audience potentiellement nationale, dans des lieux souvent symboliques susceptibles d'une importante médiatisation, les entraves constatées depuis quelques années sont plus nombreuses et ont une portée plus locale. Prenant la forme d'annulations de représentations, de manifestations sur le lieu d'exposition ou de représentation, d'actions d'intimidation parfois violentes, elles sont dirigées contre les artistes, leurs oeuvres ou les programmateurs. Selon l'Observatoire de la liberté de la création5(*), cette première évolution est le signe que des individus ou des collectifs, pour exprimer leur mécontentement ou leur désapprobation, passent de plus en plus rapidement et facilement à l'acte pour se faire justice eux-mêmes. Ils ne cherchent plus seulement la plus grande audience médiatique possible, mais veulent aussi se rendre visibles dans la vie locale et exercer une pression qui favorise l'autocensure chez les artistes et les diffuseurs.
Deuxième évolution notable, les chefs d'accusation invoqués se sont diversifiés. Les motivations classiques, d'ordre religieux, moral ou politique, sont toujours présentes, mais le spectre s'est élargi à d'autres justifications d'ordre sociétal.
Troisième évolution directement liée à la précédente, le profil des censeurs est lui aussi plus hétérogène. Historiquement l'apanage d'institutions comme l'État ou l'Église, de mouvements issus des milieux traditionnalistes ou d'extrême droite, les formes nouvelles d'atteinte aux libertés de création et de diffusion sont le fait d'associations, de groupes ou groupuscules plus ou moins éphémères, aux motivations couvrant désormais tout l'échiquier politique.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces changements : les mutations sociétales récentes qui ouvrent le périmètre des sujets pouvant donner lieu à contestation, la transformation des moyens collectifs d'action, notamment l'usage croissant des réseaux sociaux qui jouent un rôle organisateur et amplificateur, le retentissement symbolique et médiatique de plus en plus fort que peut avoir la culture dans un monde très polarisé.
2. Une tendance inquiétante à la censure préventive
Autre tendance de fond, moins visible que celles précédemment évoquées et donc plus insidieuse, des atteintes aux libertés de création et de diffusion artistiques prennent la forme d'« autocensure » ou de « censure préventive » survenant dès la création ou au moment de la diffusion de l'oeuvre.
D'après les informations recueillies par les rapporteures, certains élus locaux, de leur propre chef ou sous la pression de collectifs citoyens, peuvent décider de ne pas programmer ou de déprogrammer une oeuvre, notamment pour motif de trouble à l'ordre public. Aux expositions ou spectacles potentiellement polémiques, sont alors privilégiées des programmations plus consensuelles, tendance qui, sur le long terme, pourrait entraîner une standardisation et un appauvrissement de l'offre culturelle. Des élus peuvent aussi intervenir plus ou moins directement auprès de programmateurs, afin de les inciter à ne pas présenter des oeuvres abordant des sujets possiblement « clivants », freinant ainsi la prise de risque artistique.
Ces formes de censure sont particulièrement dénoncées par les représentants du spectacle vivant privé, qui alertent sur les difficultés grandissantes auxquelles font face les producteurs et les diffuseurs pour programmer, dans certains territoires, des spectacles traitant de thématiques sociétales.
Jugeant cette tendance très inquiétante pour la diversité et la richesse de l'offre culturelle, ainsi que la vigueur du débat démocratique, les rapporteures rappellent la responsabilité des élus locaux en la matière et plaident pour que ces derniers soient mieux sensibilisés et formés à ces questions.
D'un point de vue territorial, il semble que les grands centres urbains soient moins touchés par ces situations de pression et de censure préventive. Selon France urbaine, les grandes villes et les métropoles disposent en effet, pour une grande majorité d'entre elles, de cadres de gouvernance et de modus operandi visant à éviter - autant que faire se peut - les interférences sur la programmation artistique. Ces garde-fous semblent, à l'inverse, moins présents dans les territoires périurbains et ruraux.
Des cas de censure préventive impliquant des préfets de département sont également remontés aux rapporteures. Certains ont pu porter atteinte au principe de liberté de création artistique en demandant des informations sur le passé judiciaire d'artistes, ou limiter la diffusion artistique par des restrictions appliquées à l'espace public pour motif sécuritaire ou atteinte à l'ordre public.
3. Un phénomène difficile à quantifier et à objectiver
Bien que la remise en cause grandissante des libertés de création et de diffusion artistiques soit très largement constatée par toutes les parties prenantes, les rapporteures appellent à une certaine prudence dans le diagnostic, car cette tendance reste peu documentée. Il n'existe en effet pas de données statistiques nationales consolidées, seulement des remontées d'informations au cas par cas. Certains acteurs du secteur y voient d'ailleurs davantage « un climat général » qu'un phénomène véritablement quantifiable.
Les rapporteures notent en outre que la face la moins visible de cette remise en cause, qui s'apparente à de la censure insidieuse, est par définition difficile à objectiver. Il est en effet parfois compliqué de distinguer, dans la décision de déprogrammation émanant d'un élu local, ce qui relève d'un choix politique assumé d'une forme d'autocensure.
À cela s'ajoute le fait que les atteintes aux libertés de création et de diffusion recouvrent différentes formes - menace, pression, entrave, censure -, qui rendent la finesse de l'analyse particulièrement complexe.
4. Un délit d'entrave aux libertés de création et de diffusion très insuffisamment mobilisé
Malgré la multiplication des cas d'entrave aux libertés de création et de diffusion, le dépôt de plainte sur le fondement de l'article 431-1 du code pénal est loin d'être systématique ; son utilisation tient plutôt de l'exception6(*).
Selon l'Observatoire de la liberté de la création, deux principales raisons peuvent expliquer ce paradoxe : une méconnaissance du dispositif en raison de son caractère relativement récent ; surtout, des conditions de constitution du délit trop exigeantes. En effet, en application de l'article 2 de la loi LCAP7(*), deux conditions cumulatives sont requises pour que l'entrave soit effective : il faut qu'il y ait une concertation et qu'une menace existe. Or celles-ci sont difficiles à démontrer :
- les preuves du caractère concerté du mode opératoire sont souvent compliquées à apporter ;
- l'ordre de déprogrammation ou d'annulation n'est presque jamais formulé explicitement dans les appels à mobilisation contre des oeuvres artistiques. En outre, il ne s'accompagne presque jamais d'une menace d'entrave explicite ; le plus souvent, les groupuscules activistes dénoncent et invitent à la mobilisation devant les lieux d'exposition ou de spectacle. Qui plus est, les rares textes publics qui pointent le caractère blasphématoire ou profanateur de telle ou telle oeuvre sont parfaitement légaux, car ils relèvent d'un droit fondamental, la liberté d'expression.
Au regard de ces difficultés, les rapporteures appellent le ministère de la culture et le ministère de la justice à mener conjointement un travail d'expertise juridique sur les conditions requises pour constituer le délit d'entrave aux libertés de création et de diffusion, dans l'objectif de faciliter le dépôt de plainte.
Elles constatent par ailleurs que, lorsqu'une plainte est déposée, le juge continue d'utiliser le plus souvent l'argument des atteintes à la liberté d'expression et non à la liberté artistique en tant que liberté fondamentale autonome, ce qui explique l'absence regrettable de jurisprudence sur l'article 431-1 du code pénal.
* 5 L'Observatoire de la liberté de création (anciennement intitulé Observatoire de la liberté d'expression en matière de création) a été créé en 2002, sous l'égide de la Ligue des droits de l'Homme (LDH), à une époque où des affaires importantes d'entrave aux oeuvres faisaient leur réapparition.
* 6 Une plainte a, par exemple, été déposée à la suite du sabotage du spectacle « Fille ou garçon ? » portant sur la question du genre, qui s'est tenu dans le cadre du Festival « Petits & Grands » à Nantes en avril 2023. Après une campagne de Civitas contre le spectacle, après que l'organisateur a dû faire appel à des vigiles pour garantir l'accès au public au spectacle, un homme a pu arracher les fils du boîtier électrique alimentant la salle où se jouait le spectacle, l'interrompant. La Ville de Nantes a déposé plainte. Un suspect a entretemps été interpellé et mis en garde à vue pour vol en réunion » et « entrave à la liberté d'expression ». Les organisateurs de la manifestation ont déposé plainte sur le fondement du chef d'entrave à la création artistique. Ils attendent, comme la Ville, une prise de position du parquet depuis le dépôt de la plainte.
À l'inverse, des affaires similaires n'ont pas donné lieu à un dépôt de plainte. C'est notamment le cas pour le compositeur Karl Jenkins, dont les représentations de « L'Homme armé : une messe pour la paix » prévues en mai et en juin 2024 dans des églises de Nantes et Saint-Nazaire, ont été annulées par les paroisses en raison d'intimidations du groupe Riposte Catholique. À Lille, le concert « Nuits du ramadan », organisé dans le cadre du festival annuel « Le temps d'une lune », a été la cible d'une attaque commanditée par un groupe d'extrême droite avant que celle-ci ne soit révélée par un compte infiltré sur les réseaux sociaux. L'attaque devait mobiliser 50 personnes. Le concert a finalement eu lieu, mais en présence des forces de l'ordre. Ce ne fut pas le cas pour un DJ set qui devait se tenir sur les toits de la basilique de Fourvière à Lyon en 2023, annulé en raison de menaces de violences de la part de groupuscules identitaires lyonnais. Dans ces deux cas, aucune plainte n'a été déposée.
* 7 « Le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la liberté de création artistique ou de la liberté de la diffusion de la création artistique est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. »