PREMIÈRE PARTIE
LA RECEVABILITÉ FINANCIÈRE
I. LE PÉRIMÈTRE ET LES FONDEMENTS DU CONTRÔLE DE LA RECEVABILITÉ FINANCIÈRE
Cette première partie a vocation à délimiter le champ d'application de l'article 40 de la Constitution : à quels textes s'applique-t-il ? Quelles sont les personnes qui entrent dans son champ ? Par rapport à quoi une initiative parlementaire est-elle contrôlée ?
A. LE CHAMP D'APPLICATION DE LA RECEVABILITÉ FINANCIÈRE
L'examen de la recevabilité financière des initiatives parlementaires s'applique à la plupart des textes soumis au Sénat. Il existe néanmoins des exceptions, que justifient soit le niveau du texte examiné soit son caractère non normatif.
1. Les textes entrant dans le cadre général du contrôle de recevabilité
L'élaboration de la loi constitue le coeur du champ d'application de l'examen de la recevabilité financière.
Cela vaut :
- pour l'ensemble des lois « ordinaires », y compris les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale. Ces derniers sont en outre le champ privilégié de l'examen de la recevabilité des amendements au regard, respectivement, de la LOLF et des dispositions organiques du code de la sécurité sociale17(*) ;
- pour les lois organiques, l'article 40 de la Constitution étant supérieur aux dispositions débattues dans le cadre d'un texte de niveau organique, en vertu de la hiérarchie des normes ;
- pour les lois d'habilitation examinées par le Parlement au titre de l'article 38 de la Constitution. La question pouvait se poser : ces lois autorisent le Gouvernement à prendre par ordonnances des mesures relevant normalement du domaine de la loi, et donc les mesures coûteuses sont in fine prises par le Gouvernement, dont les initiatives ne sont pas soumises au contrôle de la recevabilité financière. Le Conseil constitutionnel a répondu très clairement à cette interrogation dans sa décision du 5 janvier 198218(*), en donnant raison à la commission des finances de l'Assemblée nationale, qui avait déclaré irrecevables trois amendements parlementaires déposés à l'occasion de l'examen d'un tel projet de loi. Le Conseil a en effet considéré que « les mesures proposées par les amendements auxquels a été opposée l'irrecevabilité [...] étaient toutes génératrices de dépenses » et qu'elles « constituaient ainsi une autorisation, indirecte mais certaine, de créer ou d'aggraver la charge publique ».
2. Les exceptions au contrôle de recevabilité
a) Les lois constitutionnelles
En raison de la nature de la norme, le contrôle de la recevabilité financière ne s'applique pas aux projets ou aux propositions de lois visant à modifier la Constitution.
Cela supposerait, en effet, de donner une prééminence qui n'a pas lieu d'être à l'article 40 par rapport aux autres dispositions de la Constitution.
b) Les résolutions
Les propositions de résolution ne font pas non plus l'objet d'un examen de recevabilité financière. Le Conseil constitutionnel a en effet considéré, dans sa décision du 24 juin 195919(*), que l'article 40 ne vise « que les propositions de loi, qui sont les seules dont l'adoption puisse avoir pour conséquence une diminution des ressources publiques, une création ou une aggravation d'une charge publique ». Ce faisant, le Conseil a tranché un vif débat qui opposait le gouvernement de Michel Debré à certains parlementaires, dont nos anciens collègues Jacques Duclos et Pierre Marcilhacy20(*).
Cette décision visait les seules résolutions qu'il était alors possible d'adopter, à savoir :
- les propositions de résolution tendant à modifier le règlement des assemblées ;
- les propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête ;
- et les propositions de résolution tendant à la suspension de la détention ou des poursuites d'un parlementaire.
Le champ des résolutions s'est depuis étendu :
- l'article 34-1 de la Constitution autorise les assemblées à voter des résolutions de caractère général, sans pouvoir mettre en cause la responsabilité du Gouvernement ou contenir des injonctions à son égard. Comme l'indique l'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle de 2008, à l'origine de l'insertion de cet article, ce dispositif vise à leur offrir la possibilité « à l'instar de la grande majorité des Parlements étrangers, d'adopter, en tout domaine, des résolutions n'ayant pas de valeur contraignante, mais marquant l'expression d'un souhait ou d'une préoccupation » afin que « déchargée de cette fonction tribunitienne, la loi [puisse] retrouver son caractère normatif »21(*) ;
- l'article 88-4 de la Constitution autorise les assemblées à adopter des résolutions européennes portant sur les « projets d'actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d'actes de l'Union européenne ». Il s'agit ainsi de donner à l'Assemblée nationale et au Sénat le moyen de faire connaître leur position sur ces textes, mais sans modification du droit.
Dès lors, le raisonnement employé par le Conseil en 1959 s'applique à ces deux nouvelles catégories de résolutions, en raison de leur caractère non normatif. L'adoption de tels textes ne saurait en effet avoir pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique. L'application de l'article 40 à ces textes est donc exclue.
c) Les motions
Les motions ne sont pas davantage examinées au regard de leur recevabilité financière.
Cela tient tant à la nature de ces textes (ni propositions, ni amendements) qu'à leur objet (motions de procédure, motions déposées lors d'un débat sur la politique générale du Gouvernement, motions référendaires sur un texte législatif ou sur l'organisation d'une collectivité territoriale située outre-mer, modalités d'approbation de l'élargissement de l'Union européenne, opposition à une modification des règles d'adoption d'actes de l'Union européenne). Ainsi, le Règlement du Sénat, tel qu'approuvé par le Conseil constitutionnel, ne prévoit pas l'examen de leur recevabilité financière.
3. Le cas particulier des lois de programmation et de leurs annexes
Les lois de programmation qui, aux termes de l'antépénultième alinéa de l'article 34 de la Constitution « déterminent les objectifs de l'action de l'État », méritent une analyse particulière en raison de leur caractère hybride.
D'un côté, ces textes sont susceptibles de contenir des dispositions normatives de valeur législative. Dès lors, l'ensemble des initiatives parlementaires se rapportant à de telles dispositions font l'objet du contrôle de recevabilité, comme pour tout type de loi ordinaire.
D'un autre côté, ces mêmes textes contiennent, par définition, une partie ou des articles fixant des orientations politiques et, éventuellement, une programmation de moyens financiers. Le plus souvent, ces dispositions figurent dans un article ainsi que dans un rapport annexé qu'approuve l'un des articles de la loi. La jurisprudence de la commission des finances est désormais clairement établie : les amendements portant sur cette partie de la loi, y compris sur sa partie chiffrée, bénéficient d'une présomption de recevabilité.
Ainsi que l'avait observé Marcel Pellenc, alors rapporteur général de la commission des finances, lors de la première loi de programme de la Ve République :
Ces projets, s'ils nous fournissent l'occasion d'engager le dialogue avec le Gouvernement, de présenter à la tribune quelques remarques que nous croyons justifiées, n'engageront pas beaucoup ceux d'entre vous qui les voteront. Leur responsabilité ne sera pas très grande ; en effet, du vote de ces textes ne résulte aucune décision [ni] aucun engagement d'ordre juridique. Il ne s'agit pas, comme nous en avions autrefois l'habitude lorsque nous examinions des lois de programme, d'ouvrir des crédits permettant de lancer des commandes et de prendre des engagements. Il s'agit simplement pour nous de donner notre approbation à l'intention qu'a le Gouvernement d'inscrire au moins, et sauf difficultés imprévues [...] les crédits envisagés dans ces lois-programmes, au cours de l'examen budgétaire des prochaines années22(*).
Marcel Pellenc y voyait l'occasion de présenter une « déclaration d'intention commune et partagée » et aucun de ses propos n'avait été démenti par le Premier ministre, Michel Debré.
Depuis lors, le Conseil constitutionnel a reconnu que les dispositions d'une telle loi définissant les objectifs de l'État - y compris la programmation des crédits et des emplois - ne sont « pas revêtues de la portée normative qui s'attache à la loi », que ces dispositions soient contenues dans une annexe dédiée23(*) ou qu'elles figurent dans le corps même de la loi24(*). Enfin, le Conseil a sobrement conclu dans le même sens25(*) pour ce qui concerne les « lois de programmation » précitées qui, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, se sont substituées aux lois de programme et aux lois d'orientation.
Il ressort donc de ce qui précède que, de même que pour les résolutions de l'article 34-1 de la Constitution, le Parlement n'agit pas dans le cadre de sa fonction de producteur de normes en votant ces parties des lois de programmation mais dans le cadre de sa fonction tribunitienne, que le juge de la recevabilité financière n'a pas à réprimer. En d'autres termes, l'adoption de tels amendements n'entraînant par elle-même ni une diminution de ressources publiques ni une création ou une aggravation d'une charge publique, ces amendements ne sauraient être irrecevables. En l'espèce, si l'intention des auteurs est coûteuse, l'effet de leurs amendements ne l'est pas - ce qu'illustre au demeurant assez bien la comparaison entre la trajectoire définie par de nombreuses lois de programmation et l'évolution réelle des crédits de la mission budgétaire ou de la politique publique concernée.
La présomption de recevabilité découle donc de la présomption de non-normativité de ces parties de lois de programmation. Il en ressort :
- d'une part, que si un amendement proposait d'introduire des dispositions manifestement normatives dans la partie « programmation » de ces textes, il pourrait être déclaré irrecevable ;
- d'autre part, que des dispositions similaires qu'un sénateur entendrait introduire dans une loi « ordinaire «, au sein de laquelle prévaut une présomption de normativité, pourraient être déclarées irrecevables.
De plus, ces parties des lois de programmation ne peuvent bien entendu pas constituer la base du « droit existant » à partir de laquelle sera jugée la conformité des amendements à d'autres textes, en particulier aux lois de finances qui sont, elles, tout à fait normatives.
Une telle approche respecte à la fois le droit d'amendement des parlementaires et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui limite l'application de l'article 40 aux seuls textes normatifs.
C'est pourquoi le président de la commission des finances a, par exemple, admis lors de l'examen du projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 :
- un amendement incluant, dans le rapport annexé, la création d'un programme prioritaire de recherche médicale bénéficiant de crédits spécifiques ;
- des amendements augmentant les crédits inscrits dans l'article de programmation des moyens financiers de la recherche ; de tels amendements étant par ailleurs irrecevables lorsqu'ils sont déposés sur le projet de loi de finances ou dans tout texte à portée normative réelle.
Autrement dit, les « voeux pieux » ne coûtent rien et, dès lors, ne peuvent être financièrement irrecevables !
Les lois de programmation des finances
publiques,
type particulier de lois de programmation
Les lois de programmation des finances publiques constituent une catégorie particulière de lois de programmation :
- en ce qu'elles sont régies par un alinéa particulier de l'article 34 de la Constitution, en vertu duquel elles définissent les orientations pluriannuelles des finances publiques et s'inscrivent dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques ;
- en ce que des dispositions organiques leur sont consacrées au sein de la loi organique relative aux lois de finances26(*) ;
- et en ce qu'elles permettent d'assurer le respect par la France du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union économique et monétaire, signé le 2 mars 2012, à Bruxelles.
Dans une certaine mesure, la même approche que celle des autres lois de programmation prévaut : un contrôle de recevabilité « normal » doit s'appliquer aux dispositions normatives de tels textes, mais pas aux objectifs et trajectoires qu'ils définissent. En effet, comme l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 décembre 201227(*), les orientations pluriannuelles définies par la loi de programmation des finances publiques « n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté d'appréciation et d'adaptation que le Gouvernement tient de l'article 20 de la Constitution dans la détermination et la conduite de la politique de la Nation [ni] de porter atteinte aux prérogatives du Parlement lors de l'examen et du vote des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale ou de tout autre projet ou proposition de loi ».
Néanmoins, dans ce cas particulier, le contenu de la loi de programmation est encadré par des dispositions de nature organique. Le président de la commission des finances a été amené à se prononcer sur des amendements visant à supprimer des dispositions relevant du domaine obligatoire des lois de programmation de finances publiques. Dans le cadre de l'examen de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, il a ainsi estimé qu'un amendement visant à supprimer l'article du projet de loi prévoyant la définition de l'objectif à moyen-terme des administrations publiques était recevable, alors même que, d'après l'article 1 A de la LOLF, cet objectif doit impérativement figurer dans les lois de programmation des finances publiques. Il a en effet considéré, en application de la règle de l'unité de vote (cf. infra), que cet amendement ne pouvait être déclaré irrecevable, dans la mesure où son adoption aurait un effet identique à celui d'un vote du Sénat rejetant l'article ou le projet de loi.
Source : commission des finances
4. La règle de l'unité de vote
Une fois qu'il est acquis que la nature du texte examiné par le Sénat justifie le contrôle de recevabilité, toutes les initiatives parlementaires n'en relèvent pas pour autant.
Ainsi, les amendements dont l'adoption aurait un effet identique (ou moindre) à celui d'une décision du Sénat non soumise à ce contrôle sont, par définition, recevables. Exprimé plus simplement, il est impossible de déclarer irrecevable un amendement supprimant un article du texte, quelles qu'en soient les conséquences financières, puisque cet effet serait identique à un vote du Sénat rejetant l'article. Au demeurant, la suppression d'un article a presque toujours pour effet le maintien du droit existant qui, comme cela sera développé ci-après, constitue l'une des références à partir desquelles est appréciée la recevabilité.
En revanche, les amendements qui suppriment une partie seulement d'une unité de vote, par exemple un paragraphe, un alinéa ou une phrase au sein d'un article, ne sont pas nécessairement recevables.
Pour résumer Les textes entrant dans le champ d'application de l'article 40 de la Constitution · L'ensemble des lois ordinaires, les lois organiques et les lois d'habilitation entrent dans le champ de l'article 40 de la Constitution. · Les projets ou propositions de loi constitutionnelle ne sont en revanche pas concernés par le contrôle de la recevabilité financière. C'est également le cas des résolutions débattues par le Sénat ainsi que des différents types de motions. · Les amendements à des projets ou propositions de loi de programmation sont présumés recevables lorsqu'ils portent sur la partie programmatique de ces textes et à la condition qu'ils n'aient pas de caractère normatif. |
* 17 Telles que modifiées par la loi organique n° 2005-881 du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale et par la loi organique n° 2022-354 du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale.
* 18 Conseil constitutionnel, décision n° 81-134 DC du 5 janvier 1982, Loi d'orientation autorisant le Gouvernement par application de l'article 38 de la Constitution à prendre des mesures d'ordre social, considérants n° 1 et 2.
* 19 Conseil constitutionnel, décision n° 59-2 DC du 24 juin 1959, Règlement de l'Assemblée nationale.
* 20 Compte rendu intégral de la séance du Sénat du mardi 2 juin 1959, pages 146 à 150.
* 21 Cf. projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, n° 820 (XIIIe législature), enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 23 avril 2008.
* 22 Compte rendu intégral de la séance du Sénat du jeudi 4 juin 1959, page 174.
* 23 Conseil constitutionnel, décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école.
* 24 Conseil constitutionnel, décision n° 2005-516 DC du 7 juillet 2005, Loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique.
* 25 Conseil constitutionnel, décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
* 26 Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances telle que modifiée par la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques.
* 27 Conseil constitutionnel, décision n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012, Loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques.