B. RECEVABILITÉ FINANCIÈRE ET INITIATIVE PARLEMENTAIRE

Si l'irrecevabilité prévue par l'article 40 de la Constitution présente un « caractère absolu » selon le Conseil constitutionnel, il n'en demeure pas moins qu'elle doit être conciliée avec l'initiative parlementaire - qui s'exprime à travers l'initiative des lois et le droit d'amendement.

Ce souci de conciliation a toujours guidé le Sénat et, la commission des finances en particulier, dans la mise en oeuvre du contrôle de la recevabilité des amendements parlementaires et des propositions de loi. C'est la raison pour laquelle ont été élaborées une jurisprudence et des pratiques qui permettent de respecter, autant que faire se peut, l'initiative des sénateurs.

1. Le « caractère absolu » de l'irrecevabilité financière

Dans sa décision du 14 juin 1978157(*), le Conseil constitutionnel a souligné le « caractère absolu » de l'irrecevabilité prévue par l'article 40 de la Constitution, dont il a déduit l'exigence selon laquelle les initiatives parlementaires devaient faire l'objet d'un « contrôle de recevabilité effectif et systématique »158(*).

Dans ces conditions, le plein exercice du contrôle de la recevabilité financière des amendements parlementaires et des propositions de loi vient limiter les risques d'inconstitutionnalité susceptibles de peser sur ces derniers. Comme l'indiquait Jean-Louis Pezant, devenu par la suite secrétaire général de l'Assemblée nationale et membre du Conseil constitutionnel, « le Conseil [constitutionnel] intervient comme juge d'appel en dernier ressort des décisions des organes parlementaires compétents en matière de recevabilité »159(*).

Par conséquent, une initiative parlementaire irrecevable qui n'aurait pas été censurée au cours de la procédure législative pourrait être sanctionnée par le juge constitutionnel. Toutefois, conformément au principe du « préalable parlementaire », celui-ci n'examine la conformité de la procédure législative à l'article 40 de la Constitution que si l'exception d'irrecevabilité a été soulevée devant la première assemblée qui en a été saisie. Ainsi que cela a été rappelé, le principe du préalable parlementaire n'est pas absolu : si le Conseil constitutionnel estime que la procédure mise en place dans l'une des chambres parlementaires ne permet pas un contrôle systématique et a priori des initiatives parlementaires au regard de leur recevabilité financière, alors le principe du préalable parlementaire ne saurait lui être opposé (cf. supra)160(*).

Les textes considérés comme adoptés en application
de l'article 49, alinéa 3 de la Constitution

Dans sa décision sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023161(*), le Conseil constitutionnel a confirmé l'application de la règle du préalable parlementaire, y compris lorsque le Gouvernement a recours à l'article 49, alinéa 3 de la Constitution avant même que le contrôle a priori de la recevabilité des amendements déposés ait pu être effectué.

Si les sénateurs requérants considéraient qu'une disposition avait été adoptée en méconnaissance de l'article 40, sans que cette irrecevabilité n'ait pu être invoquée en temps utile en raison de la mise en oeuvre du troisième alinéa de l'article 49, le Conseil constitutionnel s'en est tenu au préalable parlementaire, en rappelant que « la question de la recevabilité financière d'un amendement d'origine parlementaire doit avoir été soulevée devant la première chambre qui en a été saisie pour que le Conseil constitutionnel puisse en examiner la conformité à l'article 40 de la Constitution. »

Dans ce cas, il n'y a donc pas de contrôle de la recevabilité dans la première assemblée saisie. Dès lors, le juge de la recevabilité financière pourrait théoriquement, au Sénat, opérer un contrôle de la recevabilité des initiatives des députés. Toutefois, le fait que ces initiatives aient été retenues dans le texte présenté par le Gouvernement en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, constitue une expression claire de la volonté du Gouvernement, qui peut servir de base de référence (cf. infra).

Pour autant, dans la mesure où l'irrecevabilité prévue à l'article 40 de la Constitution apporte une limitation tant à l'initiative des lois - qui, aux termes de l'article 39, appartient concurremment aux membres du Parlement et au Premier ministre - qu'au droit d'amendement de ces derniers, consacré à l'article 44, cette limitation doit faire l'objet d'une application mesurée, conciliant des exigences constitutionnelles contradictoires. Avant l'instauration d'un contrôle systématique dans les assemblées, le Conseil constitutionnel s'était ainsi déclaré compétent pour contrôler que l'irrecevabilité financière n'était pas appliquée de manière abusive162(*).

2. Préserver, autant que possible, l'initiative parlementaire

C'est dans ce même esprit, tendant à concilier l'irrecevabilité financière et l'initiative parlementaire, que la commission des finances du Sénat et son président appliquent l'article 40 de la Constitution. Plusieurs principes « guident » ainsi leur approche de l'examen de la recevabilité financière.

a) Le doute profite toujours à l'auteur de l'amendement

L'article 40 de la Constitution interdit strictement les initiatives parlementaires ayant pour effet de créer ou d'aggraver une charge publique. Toutefois, dans certains cas, une incertitude peut exister s'agissant des conséquences financières de l'amendement ou de la proposition de loi, soit parce que plusieurs interprétations peuvent être faites de l'initiative concernée, soit parce ce que son caractère coûteux n'est pas évident.

Dans de tels cas, il est d'usage que la solution retenue par le juge de la recevabilité financière soit la plus favorable à l'auteur de l'initiative. Aussi, lorsque cela est possible, seule est admise l'interprétation plaidant en faveur de la recevabilité de l'initiative et, en cas de doute quant aux conséquences financières de celle-ci, la recevabilité est considérée comme acquise, conformément au principe selon lequel le doute profite à l'auteur de l'amendement.

b) La base de référence du contrôle de la recevabilité

En outre, suivant une pratique constante pour l'application de l'article 40 de la Constitution, l'incidence financière de l'initiative parlementaire s'apprécie par rapport à la base de référence la plus favorable à cette initiative.

Il peut s'agir, selon les cas, du droit existant - lui-même largement entendu - ou du droit proposé à la discussion parlementaire, qui peut également intégrer les intentions formelles du Gouvernement (cf. supra).

c) L'ajout du gage dans un amendement réduisant les ressources publiques

L'article 40 de la Constitution prohibe toute diminution des ressources publiques. Néanmoins, à la différence de la création ou de l'aggravation d'une charge publique, cette diminution peut être « gagée » par l'affectation d'une recette nouvelle afin de la compenser.

En principe, l'absence de gage a pour conséquence d'entraîner l'irrecevabilité d'une initiative parlementaire tendant à réduire les ressources publiques. Toutefois, afin de favoriser l'initiative sénatoriale, le président de la commission des finances s'attache, au moment du dépôt de l'amendement, à ajouter le gage nécessaire pour assurer la recevabilité de l'amendement. De même, si le gage retenu par l'auteur de l'amendement n'est pas approprié, par exemple lorsqu'il n'est pas affecté à la personne publique dont il est proposé de diminuer les ressources, le président de la commission des finances le corrige.

Ces deux procédures permettent à de nombreux amendements ne pas être déclarés irrecevables, préservant ainsi l'initiative sénatoriale. Il convient d'ailleurs de noter qu'il s'agit d'un point de divergence avec l'Assemblée nationale, où, au regard des conditions d'examen de la recevabilité financière et du nombre d'amendements déposés, la rectification ou l'ajout d'un gage n'est pas systématique.

d) Le rôle de conseil et d'assistance de la commission des finances

De manière à se prémunir contre une déclaration d'irrecevabilité de leurs amendements, les sénateurs ont la possibilité, en amont du dépôt, de consulter le président de la commission des finances, qui intervient alors en tant que conseil.

En pratique, les sénateurs peuvent prendre attache avec le service de la commission des finances en charge de l'instruction de la recevabilité financière ; ce dernier est à leur disposition pour expliciter les conditions et les principes du contrôle de la recevabilité financière, voire pour les assister dans l'élaboration d'une rédaction de leur initiative conforme à l'article 40 de la Constitution.

e) La possibilité de « faire appel »

Enfin, tout sénateur dont l'un des amendements a été déclaré irrecevable dispose de la possibilité de contester la décision ou de demander au président de la commission des finances des informations complémentaires à la motivation qui accompagne toujours chaque décision d'irrecevabilité. Informé de nouveaux éléments, par exemple que le dispositif est couvert par une intention du Gouvernement ou par une proposition de loi adoptée au cours de la même législature, le président de la commission des finances peut être amené à modifier sa décision première.

Par ailleurs, le président de la commission des finances, lors du contrôle des amendements déposés au stade de la séance plénière, s'attache toujours, dans la mesure du possible et selon les conditions d'examen de la recevabilité, à proposer des rectifications. Le calendrier très contraint de nombreux textes rend malheureusement impossible de systématiser de telles propositions. Mieux vaut dès lors, pour le sénateur qui aurait un doute quant à la recevabilité de son amendement, consulter le président de la commission des finances en amont du dépôt.

3. Un taux d'irrecevabilité modéré

Les statistiques mettent en évidence un taux modéré d'irrecevabilité des amendements sénatoriaux, aussi bien au regard de l'article 40 que de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF, cf. infra).

Ainsi, entre 2013 et 2024, sur un total de 106 833 amendements sénatoriaux déposés :

- 5 927 amendements ont été déclarés irrecevables au titre de l'article 40 de la Constitution, soit un taux d'irrecevabilité de 5,5 % ;

- 1 331 amendements ont été déclarés irrecevables au titre de la LOLF, soit un taux d'irrecevabilité de 1,2 %.

Le taux d'irrecevabilité annuel moyen de la dernière législature est de l'ordre de 6 %, même si certains textes, davantage propices aux mesures coûteuses, tirent cette moyenne à la hausse. À titre d'exemple, un peu moins de 25 % des amendements déposés sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 ont été déclarés irrecevables au regard de l'article 40 et de la LOLF. Sur cette même session 2023-2024, le taux d'irrecevabilité a été particulièrement élevé pour la proposition de loi portant création du statut de l'élu local (33 %) ainsi que pour la proposition de loi portant diverses mesures relatives au grand âge et à l'autonomie (16 %).

Pour résumer

L'exercice du contrôle de la recevabilité financière

· Le contrôle de la recevabilité financière s'attache à concilier diverses exigences constitutionnelles, entre caractère absolu de l'irrecevabilité financière (article 40) et préservation de l'initiative parlementaire (articles 39 et 44).

· Entre 2013 et 2024, 5,5 % des amendements déposés au Sénat ont été déclarés irrecevables au titre de l'article 40 et 1,2 % au titre de la loi organique relative aux lois de finances.

· La commission des finances mobilise différents leviers pour favoriser l'initiative parlementaire : rôle de conseil et d'assistance, ajout automatique des gages manquants, proposition de rectification, bénéfice du doute systématiquement accordé aux auteurs des amendements, etc.


* 157  Conseil constitutionnel, décision n° 78-94 DC du 14 juin 1978, op. cit.

* 158  Conseil constitutionnel, décision n° 2006-544 DC du 14 décembre 2006, op. cit.

* 159 Jean-Louis Pezant, « Le contrôle de la recevabilité des initiatives parlementaires. Éléments pour un bilan », Revue française de science politique, n° 1, 1981.

* 160  Conseil constitutionnel, décision n° 2006-544 DC du 14 décembre 2006, op. cit.

* 161 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2023.

* 162Conseil constitutionnel, décision n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, op. cit.

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