2E PARTIE : DE LA
DÉSILLUSION AU DÉCLASSEMENT,
UN FOOTBALL QUI RISQUE LA
RELÉGATION
AU NIVEAU EUROPÉEN
Si l'opération de levée de fonds peut être considérée comme un succès pour la LFP, celui-ci n'a de sens que s'il permet d'enrichir à long terme le football professionnel français et d'en développer les capacités afin de le rendre plus attractif vis-à-vis des championnats homologues européens. Or l'écart entre clubs se creuse. Alors que les championnats européens viennent concurrencer dangereusement les ligues nationales, la hausse attendue des droits audiovisuels de la Ligue 1 ne s'est pas concrétisée. Les seuls gagnants certains de l'opération de création d'une société commerciale sont, à ce jour, l'ensemble des intermédiaires que cette opération a permis de rémunérer de façon généreuse.
I. UN PARTENARIAT DE LONG TERME DONT LES ENJEUX ONT ÉTÉ SOUS-ÉVALUÉS
A. UN ACCORD PEU QUESTIONNÉ MALGRÉ LE PRÉCÉDENT DU RUGBY
La mission s'est intéressée au partenariat de CVC avec le rugby, dont Vincent Labrune affirme qu'il était l'objet de ses premiers contacts avec le fonds d'investissement. Manifestement, peu d'enseignements ont été tirés de cette collaboration pourtant controversée.
1. Un précédent dont peu d'enseignements ont été tirés
CVC a eu de premiers contacts avec la LFP au moment où le fonds d'investissement était en négociation avec le Tournoi des six nations.
Le fonds d'investissement CVC a manifesté un intérêt pour la LFP dès juillet 2020, en rencontrant Didier Quillot, son directeur général. Avant d'être président de la Ligue, Vincent Labrune avait également rencontré CVC, avec Mathieu Ficot, alors en charge des activités médias et marketing, sur le partenariat envisagé entre CVC et le tournoi des six nations de rugby :
« Si vous voulez savoir si j'ai eu des relations avec le groupe CVC avant le lancement du projet, je vous indique que j'avais alors rencontré Édouard Conques en tout et pour tout une fois dans ma vie. C'était à sa demande, et cela concernait le rugby. Il m'avait demandé si je connaissais quelqu'un qui pouvait l'éclairer sur l'évolution théorique des contrats du tournoi des six nations sur le marché français. J'avais demandé à Mathieu Ficot de m'accompagner à ce rendez-vous. À aucun moment, nous n'avons parlé d'autre chose que de rugby »36(*).
Le fonds d'investissement CVC Capital partners est présent en France depuis 1986. Il est coté à la bourse d'Amsterdam depuis avril 2024. CVC possède 29 bureaux dans le monde qui suivent des participations dans près de 125 sociétés. Son premier investissement dans le sport date de 1998, avec le Moto GP. Par la suite, CVC a investi dans la Formule 1 en 2006. Il en a possédé une part majoritaire, acquise pour environ 2 Md$, et revendue à Liberty Media dix ans plus tard, en 2016, pour environ 8 Md$. CVC a également investi dans le rugby en 2018 au Royaume-Uni puis, en 2021, en partenariat avec le Tournoi des six nations. Le fonds est partenaire de la Fédération internationale de volleyball depuis 2021. Enfin, il a investi dans le tennis féminin, en 2023, dans le cadre d'un accord avec le circuit WTA.
En 2020, lorsque CVC entre en contact avec la LFP, le fonds est connu pour son opération très profitable sur la Formule 1. En outre, il avait racheté en 2018 une part minoritaire (environ 30 %) de la ligue professionnelle de rugby anglaise (Premiership rugby).
CVC était, par ailleurs, toujours en discussion avec le Tournoi des six nations avec qui un accord de principe avait été trouvé, pendant la pandémie de covid.
Cet accord a été confirmé en mars 2021, un an avant la création de la filiale de la LFP.
La financiarisation du rugby
En 2021, CVC a acquis une participation minoritaire dans le Tournoi des six Nations pour environ 365 M£ (environ 430 M€), obtenant ainsi 14,3 % des parts du tournoi. Ce partenariat avec les fédérations nationales de rugby visait à accroître les revenus commerciaux de la compétition grâce une gestion professionnalisée des droits de diffusion, des parrainages et de la commercialisation du tournoi dans le monde.
En tant que fédération partenaire, la fédération française de rugby (FFR) a bénéficié d'un apport financier destiné à soutenir son activité après les perturbations liées à la pandémie de covid. Or les fonds de CVC auraient dû servir à financer des investissements, non à combler des déficits. Des inquiétudes persistent quant à l'impact à long terme de ce partenariat, alors que les revenus tirés par la FFR du Tournoi des six nations stagnent. La France a obtenu des conditions particulières dans ce contrat, limité à 50 ans, alors qu'il est de durée illimitée pour les autres nations.
Le Tournoi des six nations a généré 178 M$ de droits médias en 2024, répartis entre les six fédérations et le fonds d'investissement CVC.
Dans le cadre de l'accord avec la FFR, il a été estimé que les spécificités du modèle sportif français justifiaient de limiter l'accord avec CVC à une durée de 50 ans.
Peu avant la conclusion du partenariat entre CVC et le rugby, un collectif de neuf élus fédéraux, mené par Florian Grill, a adressé un courrier à la ministre Roxana Maracineanu. Ce courrier, en date du 17 janvier 2021, est resté sans réponse. Il visait à attirer l'attention de la ministre sur les conséquences du partenariat en cours de négociation. Les élus y regrettaient notamment avoir « reçu en tout et pour tout, 200 pages de contrats, avec une traduction approximative, sans les annexes, et la mention d'une myriade de sociétés, dont certaines à Jersey, tout ceci sans le moindre schéma explicatif ou guide de lecture ». Ils déploraient que, pour des raisons de confidentialité, les membres du comité directeur aient été privés de la possibilité d'informer convenablement les clubs sur ce partenariat.
Ce courrier soulignait notamment :
Ø un conflit d'intérêts : le partenariat donne à CVC un droit de veto sur l'adhésion d'une fédération au tournoi des six nations. Or CVC a d'autres participations dans le domaine du rugby : non seulement dans Premiership rugby mais aussi dans le championnat de Pro1437(*) et au sein de l'EPCR38(*) ;
Ø un possible danger pour l'attractivité du Top 14 : le contrat autorise CVC à introduire en bourse une structure dans laquelle on trouverait l'ensemble de ses investissements dans le rugby ;
Ø une disproportion dans la répartition des droits qui serait favorable à la fédération anglaise et défavorable à la fédération française ;
Ø des projections très optimistes, prévoyant un quasi-doublement des droits à dix ans.
Un an avant la création par la LFP de sa filiale commerciale, tous les éléments étaient donc déjà réunis, au moins au niveau du ministère des sports, pour appeler à une vigilance particulière dans le cadre du partenariat en préparation pour le football.
2. Des approbations prévues par la loi qui n'ont pas permis de questionner les accords
Conformément à l'article 51 de la loi du 2 mars 2022, la création de la société commerciale et ses statuts ont été approuvés successivement par la FFF et par le ministère chargé des sports : « Les statuts de la société commerciale ainsi que leurs modifications sont approuvés par l'assemblée générale de la fédération sportive délégataire concernée et par le ministre chargé des sports ».
Ces approbations ont bien eu lieu, mais elles n'ont pas permis de questionner les modalités des accords conclus entre la Ligue et CVC.
Devant l'assemblée fédérale de la FFF, après une présentation du projet par Vincent Labrune, les statuts de la société ont été adoptés à une très large majorité (92 %), sans être discutés, dans le cadre d'une assemblée générale très dense, le 18 juin 2022 à Nice : « Je vais être rapide pour plusieurs raisons. D'abord parce que comme ces textes concernent uniquement la LFP, ils ont bien évidemment été étudiés, discutés à la LFP avec tous les clubs pros et tous ces textes ont été eux aussi votés à la dernière AG de la LFP le 8 juin dernier et à l'unanimité. On est donc en total consensus là-dessus »39(*). À cette occasion, la FFF a approuvé conjointement : des modifications des statuts de la LFP (y compris la réforme de sa gouvernance incluant la réduction du nombre de membres du conseil d'administration), des modifications de la convention et du protocole d'accord financier entre la FFF et la LFP, la création ainsi que les statuts de la société commerciale. Pour mémoire, la FFF a, par la suite, perçu 20 M€ issus de l'apport de CVC répartis sur les exercices 2022-2023 et 2023-2024.
Du côté du ministère des sports, les statuts de la société commerciale n'ont pas été approuvés directement par la ministre, comme le prévoit pourtant la loi, mais par la direction des sports agissant par délégation, le 28 juin 2022, après plusieurs échanges avec la LFP qui ont abouti à des ajustements du texte.
Cette approbation a pris la forme d'un courrier adressé par l'adjointe au directeur des sports à Vincent Labrune. La loi n'impose pas une approbation par arrêté ministériel. La direction des sports vérifie simplement la conformité des statuts aux dispositions législatives et réglementaires du code du sport. « Cette signature s'est faite dans le cadre de l'exercice du contrôle de légalité, où une autorité administrative peut être valablement représentée », a indiqué l'ancienne ministre Amélie Oudéa-Castéra à la mission.
La direction des sports a, par ailleurs, reçu le pacte d'associés le 9 juin 2022. Le document transmis comprenait bien l'article 2.5.3, sur la désignation à la présidence de la société, qui ne figurait pas dans le document transmis aux dirigeants de clubs. En revanche, l'annexe 1.1a ne figurait pas dans l'envoi, ce qui signifie que le plan d'affaires n'a pas été transmis au ministère des sports. Le ministère a indiqué à la mission que ce dernier ne lui avait pas été transmis non plus par la suite. Un élément déterminant dans l'interprétation des accords manquait donc. Le plan d'affaires permet en effet de connaître les projections économiques de la Ligue et les conditions dans lesquelles CVC est susceptible de monter au capital de la société commerciale (jusqu'à 14,29 %).
Lors de son audition40(*), Amélie Oudéa-Castéra a confirmé ne pas avoir directement pris connaissance de ces documents et de leur contenu. Selon elle, et en dépit d'une opération accessoire à une subdélégation de service public, « il ne revenait à l'État de se prononcer ni sur l'opportunité des discussions entre la Ligue et d'éventuels investisseurs, ni sur le choix de CVC, ni sur le pacte d'associés liant les deux parties ».
* 36 Audition du 26 juin 2024.
* 37 Désormais appelé United rugby championship, le championnat de Pro14 est une compétition regroupant les équipes d'Irlande, d'Ecosse, du Pays de Galles, d'Italie et d'Afrique du sud.
* 38 L'European professional club rugby (EPCR) organise deux compétitions européennes majeures : la Champions cup et la Challenge cup.
* 39 Propos de M. Jean Lapeyre, directeur juridique de la FFF, Assemblée fédérale du 18 juin 2022.
* 40 Audition du 3 octobre 2024.