D. UNE OPÉRATION BOUCLÉE DANS L'URGENCE
Les responsables de la LFP se sont appuyés sur le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, pour accélérer le processus, au détriment de la bonne information des dirigeants de clubs.
1. Une course contre la montre
Plusieurs présidents de clubs ont déploré devant la mission une information insuffisante sur les modalités du partenariat avec CVC, au moment de sa conclusion : « non, les clubs ne disposaient pas de l'information utile pour se prononcer sur l'accord CVC » a ainsi affirmé Jean-Michel Roussier, président du Havre Athletic Club (HAC), ajoutant : « En mars 2022, tout s'accélère brutalement : en deux semaines à peine, M. Vincent Labrune réunit deux fois le conseil d'administration de la Ligue et convoque une assemblée générale en visioconférence pour faire adopter en toute hâte, en appelant à l'unanimité, des décisions sur des sujets complexes et à fort enjeu que les présidents de club découvrent seulement, le tout sans débat et sans que les documents essentiels soient transmis ».
La promulgation de la loi du 2 mars 2022 a permis d'aller très vite dans la finalisation du projet. Le 18 mars 2022, le conseil d'administration de la LFP a décidé d'entrer en négociation exclusive avec CVC. Le 1er avril 2022, le partenariat avec CVC a été approuvé par l'assemblée générale.
Le calendrier détaillé fut le suivant :
Ø 9 mars 2022 : remise de leurs offres par les trois fonds candidats ;
Ø 15 mars 2022 : Vincent Labrune adresse un mail aux présidents de clubs leur indiquant avoir reçu « quatre propositions », ajoutant que « le contexte international nous impose désormais de sécuriser rapidement ces offres en accélérant le calendrier des procédures que nous avions imaginé ». Un conseil d'administration est convoqué trois jours plus tard.
Ø 18 mars 2022 : les conseils présentent les offres obtenues au conseil d'administration qui décide d'entrer en négociation exclusive avec CVC.
Ø 24 mars 2022 : le collège de Ligue 1 approuve à l'unanimité les modalités de distribution de l'apport initial de CVC ainsi que des revenus récurrents.
Ø 25 mars 2022 : le conseil d'administration adopte ces mêmes modalités. Vincent Labrune insiste pour expliquer à quel point l'unanimité des clubs est « un élément fondamental pour CVC ». Le conseil « prend note des remarques formulées » par les représentants de la Ligue 2 dont le collège doit se tenir plus tard dans l'après-midi. Une assemblée générale est convoquée le 1er avril. Son ordre du jour porte sur :
o la modification des statuts de la LFP (AG extraordinaire) ;
o la modification de la convention FFF/LFP et du protocole financier FFF/LFP ;
o l'adoption des statuts de la filiale commerciale de la LFP.
Ø 28 mars 2022 : Vincent Labrune adresse aux présidents de clubs les projets de statuts de la LFP, de convention FFF/LFP et de protocole financier FFF/LFP en prévision de l'assemblée générale.
Ø 30 mars 2022 : Vincent Labrune adresse aux présidents de clubs les statuts et le pacte d'associés conclus avec CVC. Il leur indique que seuls les statuts feront l'objet d'un vote.
Ø 1er avril 2022 : la réunion de l'AG se déroule en visioconférence. Les représentants de CVC présentent le projet puis quittent la réunion. L'assemblée générale adopte les modifications proposées aux statuts de la LFP. Elle décide à l'unanimité, avec deux abstentions (AS Nancy Lorraine et Toulouse FC) :
o d'approuver la création de la société commerciale, ses statuts, et le pacte d'associés ;
o d'adopter les modifications de la convention et du protocole entre la FFF et la LFP ainsi que les modalités de distribution de l'apport de l'investisseur : modalités de distribution aux clubs de ligue 1 et de ligue 2, remboursement du PGE, versement de 20 M€ à la FFF, le solde étant réservé au « développement de la société commerciale » et à « l'amorçage d'un fonds de réserve » ;
o d'autoriser l'acquisition d'un nouveau siège social pour la LFP et sa société commerciale ;
o enfin, l'assemblée générale « prend note de la proposition de Vincent Labrune de désigner Marc Sénéchal en tant qu'expert indépendant, pour négocier les honoraires des conseils de la LFP selon les règles habituelles de la profession pour ce genre d'accord industriel ».
Marc Sénéchal était, 18 mois plus tôt, le conciliateur désigné par le tribunal de commerce dans l'affaire Mediapro. Sa désignation comme expert paraît quelque peu surprenante. Quelques mois plus tard, en décembre 2022, une PME de la Haute-Vienne, appartenant à la famille de Marc Sénéchal a nommé Vincent Labrune (dont la famille est aussi originaire de cette région) en qualité de membre du conseil administration, sans rémunération ni fonction exécutive.
Si Marc Sénéchal est en effet un expert reconnu, c'est comme mandataire judiciaire, plutôt que dans le domaine de la négociation d'honoraires. Marc Sénéchal s'est vu confier la mission de négocier des honoraires dont une partie est revenue in fine à Vincent Labrune, après réalisation d'une étude par le cabinet Egon Zehnder. Sur un total de 37,5 M€ destinés aux honoraires, 8,5 M€ ont servi à rémunérer quelques salariés de la LFP, dont 3 M€ de bonus versés à Vincent Labrune, ainsi que 1,4 M€ de hausse salariale (cf. ci-après).
2. Des présidents sur le banc de touche
Les dirigeants du football professionnel ont donc eu moins de 48 heures pour prendre connaissance des documents clefs déterminant les conditions d'un partenariat de durée illimitée de la ligue avec un fonds d'investissement.
La durée du partenariat et les modalités de calcul du dividende de CVC ont été peu discutées. Elles n'apparaissent clairement ni dans les documents transmis aux présidents ni dans le procès-verbal de la réunion du 1er avril 2022.
Aucun président de club n'a évidemment pu expertiser, ou faire expertiser les documents transmis dans le délai imparti. Tous s'en sont donc remis à l'expertise de la Ligue, qui appelait à approuver le partenariat à l'unanimité, à la demande de CVC. Le fonds d'investissement ne souhaitait en effet pas se retrouver dans une situation telle que celle existant en Espagne où seul un accord partiel a été conclu avec la Liga, faute d'accord de la part de plusieurs grands clubs de première division (le Real de Madrid, le FC Barcelone et l'Athletic Bilbao). En ouverture du conseil d'administration du 25 mars 2022, le procès-verbal rapporte que « Vincent Labrune insiste pour expliquer à quel point cette unanimité est un élément fondamental pour CVC compte tenu des précédents observés dans d'autres pays européens pour des opérations similaires. La grande force du football professionnel français dans ce dossier réside dans son unité, ce qui confère à l'ensemble des acteurs une grande crédibilité vis-à-vis de l'investisseur. Vincent Labrune termine son introduction par des remerciements adressés aux clubs de Ligue 1 pour leur unité et invite les membres du conseil d'administration à poursuivre dans cette voie qui est la seule possible pour que ce projet aboutisse »34(*).
Dans ces conditions, compte tenu du contexte économique qui était celui du football, si un club s'était élevé contre le partenariat projeté, il serait apparu automatiquement comme le « fossoyeur du football français ». Les clubs, qui ont divers sujets de négociation avec la Ligue, n'ont pas intérêt à s'opposer, ni même à se démarquer, comme l'a montré l'élection récente à la présidence de la Ligue. Comme l'a dit un dirigeant de club à la mission : « celui qui sort du bois se fait laminer ».
Il apparaît, au surplus, que les documents transmis aux présidents de club, fin mars 2022, omettaient des informations essentielles, comme l'a indiqué Jean-Michel Roussier à la mission. Les documents dont l'absence a été soulignée par le dirigeant havrais sont les suivants :
Ø S'agissant des statuts :
o L'annexe 1 « termes et conditions des AdP A » sur les caractéristiques des actions à dividende prioritaire de CVC.
Ø S'agissant du pacte d'associés :
o L'article 2.5.3 concernant la désignation du président de la société commerciale.
D'un point de vue formel, la société commerciale est présidée par la LFP en tant que personne morale, représentée par Vincent Labrune. Dans l'hypothèse d'un désaccord entre CVC et la LFP, s'agissant de la désignation du successeur de Vincent Labrune, la LFP s'est engagée à démissionner de ses fonctions à la présidence dans un délai de quinze jours. Un nouveau président serait alors désigné, selon une procédure au terme de laquelle la LFP est « partie choisissant », c'est-à-dire qu'elle a le dernier mot, après intervention d'un cabinet de recrutement et possibilité pour CVC d'écarter un candidat.
o L'annexe 1.1a exposant le plan d'affaires de la filiale.
Le plan d'affaires est un document extrêmement important pour comprendre la mécanique du partenariat. Il expose les projections économiques sur lesquelles se fonde ce partenariat, ainsi que le mode de calcul du résultat net retraité auquel s'applique le dividende de CVC.
En l'absence de l'annexe 1 des statuts et du plan d'affaires, et dans les délais impartis, il devenait difficile pour les présidents de club d'appréhender pleinement la portée du partenariat conclu.
À propos des actions de préférence de CVC, le procès-verbal de l'AG du 1er avril 2022 rapporte qu'elles « permettent d'appréhender 13,04 % », mais rien n'indique à quoi s'applique ce taux. Le même PV indique que ce taux peut monter à 14,29 % en cas de non-atteinte du plan d'affaires, lequel n'a pas été transmis préalablement aux membres de l'AG.
Le 23 novembre 2023, à la suite d'une assignation du Havre Athletic club (HAC), une nouvelle assemblée générale s'est tenue en visioconférence pour régulariser « en tant que de besoin » les décisions prises le 1er avril 2022, « afin d'éviter un débat juridique sur la contestation soulevée par le HAC et sécuriser juridiquement la répartition et le versement de l'apport CVC ». Cette régularisation a été adoptée à une quasi-unanimité par les clubs. Les présidents de club avaient reçu, en amont, les statuts et le pacte d'associés. L'annexe des statuts concernant les actions à dividende prioritaire figurait, cette fois, dans l'envoi. En revanche, l'article 2.5.3 du pacte d'associés et le plan d'affaires étaient toujours manquants.
Lors de leur audition35(*), Laurent Nicollin, président de Foot Unis, président du club de Montpellier, et Waldemar Kita, président du club de Nantes, alors membres du conseil d'administration de la LFP, ont indiqué ne pas avoir consulté le pacte d'associés au moment de la conclusion de l'accord.
D'une part, les deux présidents de club avaient toute confiance en la Ligue et ses conseils : « Non, nous n'avons pas demandé à voir le pacte. Il y avait eu le groupe de travail, avec les avocats de la Ligue, nous avions confiance dans leur travail - qu'aurions-nous eu à corriger dans le pacte ? » (Waldemar Kita). « Ces documents sont confidentiels, on n'allait pas repartir avec pour les faire analyser par d'autres avocats... » (Laurent Nicollin).
D'autre part, l'opération a principalement été envisagée sous l'angle de la distribution de liquidités à court et moyen terme, dans une période difficile pour le football professionnel français. Ses conséquences à long terme n'ont pas été analysées. La perspective de la distribution d'« argent frais » a pris le dessus sur toute autre considération :
« Nous avons peut-être été naïfs, mais nous avons fait confiance aux équipes de la LFP, dans une période difficile. Et il y a eu des contreparties : à Montpellier, j'ai reçu deux fois 16 millions d'euros, cela nous a sorti la tête de l'eau. Sans cela, nous aurions eu des difficultés financières. Il faut reconnaitre l'utilité de cet apport. Alors ensuite, c'est vrai que cela a un coût : nous sommes passés à un championnat à 18 clubs au lieu de 20 clubs, c'était une consigne de CVC et cette diminution correspond à la rémunération du fonds d'investissement. Donc nous aurions certainement aimé avoir plus, mais on a pris ce qu'on nous a donné parce que nous en avions besoin, ceci malgré les aides de l'État, les prêts garantis - nous avons besoin de plus de moyens pour rester compétitifs, c'est malheureux, mais l'argent est le nerf de la guerre ». (Laurent Nicollin)
* 34 CA du 25 mars 2022.
* 35 Audition du 26 juin 2024.