C. UN MODÈLE EUROPÉEN MENACÉ ?

Les difficultés financières des clubs, accentuées par la baisse des droits audiovisuels, risquent de les inciter à se tourner, davantage encore qu'aujourd'hui vers de nouveaux investisseurs, au risque d'une perte d'identité. Or les clubs de football participent à la vitalité des territoires. Ils doivent rester au centre d'un écosystème avant tout local, plutôt que mondialisé. Cet impératif doit être concilié avec la nécessité de trouver des capitaux pour se développer à long terme.

1. Une vague d'investissements étrangers

En 2023, 37 des 96 clubs des ligues majeures de football européennes sont adossés à des investisseurs privés80(*), soit plus d'un tiers.

C'est le cas de :

Ø 13 clubs de Premier League (Angleterre) ;

Ø 8 clubs de Ligue 1 ;

Ø 8 clubs de Liga (Espagne) ;

Ø 7 clubs de Série A (Italie) ;

Ø 1 seul club allemand, le RB Leipzig, qui appartient à Red Bull. La règle « 50 + 1 », appliquée en Bundesliga, empêche en effet les investisseurs privés de prendre le contrôle d'un club.

La règle « 50+ 1 »

La règle dite du « 50 + 1 » en Bundesliga stipule que l'association initiale, à laquelle un club est adossé, doit détenir au moins 50 % des votes plus une voix, assurant ainsi le contrôle majoritaire des décisions par les supporters. Cela empêche les investisseurs privés de prendre le contrôle total d'un club. La règle vise à préserver l'identité des clubs. Elle comporte des exceptions lorsqu'une personne ou une société a investi régulièrement dans un club pendant une période continue d'au moins vingt ans (c'est le cas pour le Bayer Leverkusen et le VfL Wolfsburg).

Le RB Leipzig a pu s'adosser à l'entreprise Red Bull, en adaptant la règle afin de permettre à l'investisseur de disposer d'une influence substantielle sur la gestion du club.

Les fonds liés à des États manifestent un fort intérêt pour le football européen, vecteur de softpower : non seulement le Qatar (PSG), mais aussi l'Arabie saoudite (Newcastle) ou encore les Émirats arabes unis (Manchester City). Des investisseurs chinois sont également présents (Auxerre).

En Ligue 1, des investisseurs étrangers ont fait plusieurs acquisitions majeures au cours des années récentes, en particulier des investisseurs provenant des États-Unis : à Lyon (Eagle football Group) - seul club français coté en bourse - mais aussi à Marseille (Franck McCourt), Le Havre (Vincent Volpe), Toulouse (Redbird capital partners) ou encore, de façon minoritaire, au PSG (Arctos Partners).

Sept clubs de Ligue 1 appartiennent néanmoins toujours à un actionnaire français. Plusieurs d'entre eux ont fait part de leur inquiétude à la mission d'information, s'agissant de l'arrivée des fonds d'investissement. Laurent Nicollin, président et propriétaire du club de Montpellier, a notamment déclaré :

« Je pense que c'est le sens de l'histoire, mais ce n'est pas mon football, et cela fait déjà un bon moment que je me sens en décalage (...). Je résiste encore, à Montpellier, mais je ne sais pas pour combien de temps. On nous pousse à vendre et je comprends que certains vendent, comme cela a été le cas à Strasbourg. De notre côté, nous tenons, avec mon frère, bien que nous ayons perdu près de 30 millions d'euros depuis 2020. Nous verrons combien de temps nous pouvons continuer. Compte tenu de la situation des droits de télévision et s'il faut mettre 20 millions d'euros chaque année, nous n'aurons pas la structure pour tenir... »81(*)

D'après l'UEFA, en 2023, 23 clubs européens ont changé d'actionnaire majoritaire, dont 15 rachats par des investisseurs étrangers et 8 rachats nationaux. Les investisseurs américains sont particulièrement actifs en Europe. Sept des quinze rachats étrangers de clubs européens en 2023 leur sont imputables. Les Américains prennent également des participations minoritaires, comme l'illustre l'acquisition par le fonds Arctos de 12,5 % du Paris Saint-Germain en 2023.

Un volume record de transactions a été enregistré après la pandémie, soutenu par l'accès à des dettes peu coûteuses et par les pertes financières subies par les clubs. Cette vague d'investissement ralentit désormais, dans les premières divisions du football professionnel européen, en raison d'une perception plus aiguë des risques de la part des investisseurs, notamment du fait de la stagnation des droits audiovisuels. Les investisseurs se tournent vers les ligues 2 ou vers des prises de participation minoritaire.

S'agissant plus spécifiquement des fonds d'investissement, ceux-ci se sont tournés de façon croissante depuis vingt ans vers le secteur sportif, comme cela a été mentionné précédemment, à propos de CVC. Ce mouvement a suivi le déplacement de la valeur économique de la distribution vers les contenus, grâce à l'évolution technologique. Le fonds Silver Lake dispose, par exemple d'une participation minoritaire dans le City football group, qui est le modèle pionnier et emblématique de la multipropriété. Il avait auparavant investi dans des agences du secteur sportif (Endeavor, IMG).

Si les comptes d'exploitation des clubs de football professionnels peuvent inquiéter les fonds, ils restent néanmoins une valeur sûre, à la revente, du fait de leur rareté et même de leur unicité.

Par ailleurs, les clubs drainent des milliers, voire des millions de fans, et des quantités considérables de données qui sont également sources de valeur économique.

Si les fonds étrangers sont de plus en plus présents, c'est aussi en raison du faible engagement des investisseurs nationaux et des grandes entreprises françaises, en termes de participation au capital, mais aussi de sponsoring des clubs. En comparaison, les grandes entreprises allemandes investissent beaucoup plus dans les clubs, malgré la règle du 50+ 1, et sont surtout très présentes dans le cadre de partenariats (Audi, Deutsche Telekom, Volkswagen...).

L'annonce du rachat du Paris FC par la holding de Bernard Arnault (en partenariat avec Red Bull), est, à cet égard, une évolution positive à souligner.

2. L'essor de la multipropriété

La percée des gros investisseurs étrangers coïncide, logiquement, avec le développement de la multipropriété.

La mission d'information a auditionné plusieurs dirigeants de clubs confrontés à cette problématique :

- le Red Star, qui vient d'accéder à la Ligue 2, était détenu par le fonds américain 777 Partners depuis 2022. 777 Partners est également propriétaire de plusieurs clubs européens dont Gênes, Séville FC et le Standard de Liège. La faillite récente de ce fonds d'investissement, objet de nombreuses plaintes devant la justice américaine, illustre les risques encourus. Elle a fait passer le Red Star sous le contrôle d'une société d'assurances américaine, créancière du fonds d'investissement, actuellement en négociation avec un repreneur américain pour le club ;

- le RC Strasbourg, qui évolue en Ligue 1, appartient à BlueCo depuis 2023. BlueCo est le consortium formé en 2022 pour racheter le club anglais de Chelsea ;

- l'Estac de Troyes, club de Ligue 2, appartient au City football group, qui possède différents clubs liés à Manchester City, notamment le FC Gérone en Espagne. Gérone, comme Manchester City, jouent en Ligue des champions, ce qui pose question en termes d'équité sportive. Le rôle d'un club de Ligue 2 français dans cette « galaxie » mondiale du football est sujet à interrogations ;

- le Toulouse FC a été racheté par le fonds Redbird à l'été 2020, avec succès sur le plan sportif (accession en Ligue 1 et victoire en Coupe de France). Ce succès est parfois attribué à une utilisation particulièrement fine de la data, selon des méthodes éprouvées dans les ligues sportives professionnelles américaines. Redbird possède également le Milan AC depuis août 2022.

Ces clubs ont donc en commun d'évoluer au sein de groupes possédant d'autres clubs, dont certains sont majeurs en Europe. Cette situation illustre une tendance lourde puisque, d'après l'UEFA, 105 clubs européens de première division, soit 13 % de tous les clubs, entretiennent des relations de propriété croisée avec un ou plusieurs autres clubs. En France, 10 clubs de Ligue 1 sont intégrés dans des structures d'investissement multi-clubs, soit la majorité, ainsi que 7 clubs de Ligue 2.

Dans le monde, 230 clubs font partie d'une structure d'investissement multi-clubs, contre moins de 100 il y a cinq ans et moins de 40 en 2012. Ce qui était autrefois l'exception est presque devenu la norme. Disposer de plusieurs clubs permet en effet de créer des synergies, d'avoir une masse critique de ressources et de mutualiser les risques économiques et sportifs.

Les supporters des clubs précités sont généralement inquiets pour l'indépendance, l'identité et la compétitivité de leur club. Certains clubs pourraient, de fait, être privés de toute perspective d'accès aux compétitions européennes. La multipropriété fait craindre que les ressources des clubs « filiales » soient mises au service de plus gros compétiteurs. La constitution d'équipes de clubs constituerait une transformation profonde pour le football européen. De fait, les clubs français sont rarement leaders dans leur groupe multipropriétaire. Le risque est qu'ils soient considérés comme l'antichambre d'équipes premières concentrant l'essentiel des efforts au sein du groupe, au risque de compromettre leurs résultats sportifs. Cette situation peut aussi engendrer des distorsions sur le marché des transferts, du fait de transferts au sein de groupes multipropriétaires.

Ce modèle est difficilement compatible avec celui d'un football ancré dans les territoires. Il pourrait compromettre l'intégrité des compétitions et favoriser l'émergence de superligues, plus fermées que les ligues actuelles, ce qui mettrait en péril le modèle sportif européen.

Plusieurs situations doivent être distinguées : « la multipropriété de clubs est définie comme une situation dans laquelle une partie exerce le contrôle et/ou une influence décisive sur plusieurs clubs de football, tandis que l'investissement multi-clubs se réfère à une situation dans laquelle une partie a un intérêt financier dans plusieurs clubs (sans exercer ni contrôle ni influence » (UEFA). »

En France, l'article L. 122-7 du code du sport interdit à une même personne privée de contrôler de manière exclusive ou conjointe plusieurs sociétés sportives d'une même discipline, ou d'exercer sur elles une influence notable (sauf s'il s'agit de deux sociétés sportives gérant respectivement les activités sportives féminines et masculines). Cette interdiction se limite au territoire national et n'interdit donc pas la multipropriété de sociétés sportives, dès lors que seule l'une d'entre elles est rattachée au territoire national.

Au niveau européen, l'UEFA a également établi des règles afin d'assurer l'intégrité de ses compétitions (article 5 du règlement de l'UEFA Champions League). Elle interdit qu'une même entité contrôle directement ou indirectement deux clubs participants. Les clubs doivent donc, pour pouvoir participer à une même compétition, prouver qu'ils sont indépendants les uns des autres ou modifier leur organisation pour atteindre cet objectif.

Les décisions prises par l'UEFA sont pragmatiques. De fait, l'accès de certains clubs français aux coupes d'Europe pourrait être menacé par une application trop stricte de l'article 5 précité.

À l'été 2023, l'UEFA a admis six clubs, dont l'AC Milan et le Toulouse FC, dans ses compétitions pour la saison 2023-2024, « à la suite de la mise en place de changements significatifs par les clubs et leurs investisseurs », concernant la structure de propriété, de gouvernance et de financement des clubs concernés. Les clubs ont aussi accepté de ne pas transférer de joueurs entre eux jusqu'en septembre 2024, de ne conclure aucun accord de coopération et de n'utiliser aucune base de données commune concernant le recrutement ou les joueurs. À l'été 2024, de la même façon, l'UEFA a autorisé l'OGC Nice et Manchester United (Ineos) à participer à une même compétition. Elle a également validé la participation de Manchester City et de Gérone à la Ligue des champions, toujours en raison des « changements significatifs » mis en place par leurs investisseurs. Les deux propriétaires ont transféré leurs parts dans le FC Gérone et l'OGC Nice à deux fonds fiduciaires sans droit de regard, établis sous la supervision de l'Instance de contrôle financier des clubs (ICFC), pour ne conserver le contrôle direct que de Manchester City et de Manchester United.

Préserver le modèle sportif européen implique de continuer à travailler avec l'UEFA et la FIFA à la mise en place d'un cadre de règles adaptées.


* 80 Cette notion d'investisseurs privés inclut le capital-investissement, le capital-risque, ou le soutien à des fonds de dette privée (source : UEFA).

* 81 Audition du 26 juin 2024.

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