C. POUR AUTANT, LA DÉCISION LA PLUS RAISONNABLE EST D'ALLER AU BOUT DES CONTRATS HISTORIQUES

1. Une possibilité de résiliation anticipée contractuelle dont le coût pour l'État pourrait représenter de 40 à 50 milliards d'euros

Une stipulation des contrats historiques autorise l'État concédant à résilier de façon unilatérale les concessions pour un motif d'intérêt général54(*). Ce mode de résiliation, prévu par l'article 38 des cahiers des charges suppose cependant une indemnisation des sociétés concessionnaires qui doit correspondre selon les termes du contrat à la « juste valeur de la concession reprise estimée selon la méthode d'actualisation des flux de trésorerie disponibles ». Le ministère chargé de l'économie et des finances estime le coût pour l'État d'une telle indemnité, dans l'hypothèse d'une résiliation immédiate des concessions historiques, entre 40 et 50 milliards d'euros.

Au regard de ce coût potentiel, la commission d'enquête sénatoriale notait en 2020 qu'il était donc « raisonnable d'aller au terme des concessions et de mettre à profit les prochaines années pour s'assurer de la remise en bon état des infrastructures et encourager les sociétés concessionnaires d'autoroutes à accompagner les mobilités vertueuses ».

2. L'hypothèse très risquée de l'activation d'une jurisprudence du Conseil d'État susceptible de permettre une résiliation sans indemnisation

La jurisprudence administrative prévoit également une autre hypothèse de résiliation anticipée unilatérale, cette fois ci sans droit à indemnisation du concessionnaire dans le cas où l'État concédant constaterait qu'une concession dégage des bénéfices excédant de façon anormale les dépenses à couvrir dans le cadre de la concession.

Selon sa « jurisprudence Olivet »55(*), le Conseil d'État considère en effet que si l'autorité concédante estime (en faisant une appréciation globale de l'amortissement des investissements et de la rémunération du concessionnaire) que l'exploitation dégage des bénéfices excédant de façon anormale les dépenses de la concession à couvrir, il lui appartient, sur le fondement des dispositions relatives à la commande publique, de réduire la durée de la concession, dès lors qu'eu égard aux conditions d'exploitation de la concession, la durée normale d'amortissement des investissements peut être regardée comme dépassée.

Le rapport de l'IGF et du CGEDD précité, bien qu'il présentait l'hypothèse de l'activation par l'État concédant de cette jurisprudence, soulignait qu'elle restait « ambiguë » et qu'elle supposait « une volonté politique forte » : « au titre de la « jurisprudence Olivet » du Conseil d'État, l'État pourrait décider unilatéralement d'un résiliation anticipée, avec néanmoins le risque que le juge considère la rentabilité des concessions comme raisonnable et leur résiliation anticipée comme entraînant un droit à indemnité. L'engagement d'une telle procédure, assise sur une jurisprudence ambiguë car rarement utilisée, suppose une volonté politique forte et aurait pour conséquence une détérioration des relations entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes, susceptible de compromettre la bonne fin des concessions et en particulier la remise en bon état des biens de retour ».

Ce même rapport allait même plus loin, considérant que le risque juridique pour l'État était trop élevé et qu'il était préférable que les services de l'État concentrent leurs efforts sur les procédures de fin des concessions historiques dans lesquelles les analyses de rentabilité prospective pourraient être utilisées pour obtenir la pleine coopération des sociétés d'autoroutes.

Pour l'IGF et le CGEDD, le risque juridique d'une résiliation anticipée sans indemnisation des contrats de concession est trop élevé

La rentabilité des concessions historiques ASF-Escota et APRR-Area est indiscutablement et significativement supérieure à l'attendu. Pour autant, une action qui viserait à corriger cet écart comporte un risque juridique important, la jurisprudence du Conseil d'État en la matière étant mince et ambiguë. Une telle action aboutirait en outre à détériorer durablement les relations entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA).

La mission considère plutôt que le véritable enjeu pour l'État à moyen terme est d'obtenir des SCA la remise en bon état des infrastructures autoroutières avant leur transfert au concédant en fin de concession. Quoiqu'il s'agisse d'une obligation contractuelle, les modalités de cette remise en bon état feront nécessairement l'objet d'une négociation avec chaque SCA, négociation dans laquelle l'État devra défendre ses droits de façon intransigeante.

Dans ces circonstances, la mission recommande d'utiliser les résultats de ses analyses de rentabilité comme un argument dans la négociation qu'il devra mener avec les SCA au moment de fixer le programme d'investissement des dernières années des concessions.

Source : le modèle économique des sociétés concessionnaires d'autoroutes, IGF et CGEDD, février 2021

3. Un avis du Conseil d'État du 8 juin 2023 souligne les risques juridiques encourus par l'État s'il résiliait de façon anticipée certains contrats de concessions

Suite à la révélation par la presse du rapport de l'IGF et du CGEDD et aux polémiques qu'il a suscitées, le 7 avril 2023 le ministre chargé de l'économie et des finances de l'époque avait saisi le Conseil d'État d'une « demande d'avis relative à la mesure de la rentabilité d'une concession et aux possibilités légalement ouvertes au concédant de réduire la durée d'un contrat de concession ».

Le ministre demandait notamment au Conseil d'État de répondre aux deux questions suivantes :

« s'agissant des sociétés concessionnaires d'autoroutes historiques (...) dans quelle mesure une rémunération peut-elle être jugée excessive ?

- dans l'hypothèse où une rémunération excessive serait identifiée, quelles seraient les modalités juridiques que devrait respecter l'État, autorité concédante, pour résilier, par anticipation, une concession autoroutière ? »

La lecture des considérants 20 à 24 de l'avis conduit à considérer que l'hypothèse d'une résiliation anticipée par l'État de certaines concessions historiques au motif d'une rentabilité jugée excessive serait extrêmement risquée d'un point de vue juridique.

En effet, le Conseil d'État rappelle le principe des concessions selon lequel le transfert de risques au concessionnaire doit être intégré dans l'analyse de l'équilibre économique du contrat. Il rappelle aussi que les aléas économiques exogènes notamment « la baisse ou la hausse des taux d'intérêt » font partie de ces risques transférés au concessionnaire. Il ajoute que ce transfert de risques « doit jouer également dans les cas d'évolutions favorables à ce dernier ».

Il en conclut que « la seule circonstance que le concessionnaire ait optimisé le financement de sa dette en raison de taux historiquement bas, voire négatifs, comme cela a été le cas dans la période récente (...) ne pourrait suffire à fonder légalement une résiliation pour motif d'intérêt général, au regard du risque de pertes que le concessionnaire a accepté de courir en contrepartie des possibilités de gains que peut lui procurer une situation économique favorable ».

Au regard des considérants 20 à 24 de l'avis du Conseil d'État du 8 juin 2023,
la résiliation anticipée des concessions apparaît très risquée pour l'État

20. Si le concédant constatait, en cours d'exécution du contrat, une importante augmentation de la rémunération du concessionnaire, il lui appartiendrait, pour apprécier les conséquences à en tirer, de tenir compte du transfert de risque auquel procède le contrat de concession, et qui est le corollaire de l'équilibre de ce dernier.

21. Le transfert de risques, d'origine jurisprudentielle, est, tant au regard du droit de l'Union européenne que du droit interne, le critère qui permet de distinguer le contrat de concession du contrat de marché public. Il est aujourd'hui codifié à l'article L. 1121-1 du code de la commande publique. Les risques transférés au concessionnaire, et que celui-ci est réputé avoir acceptés au moment de la conclusion du contrat, sont financiers mais aussi économiques. Ce dernier type de risques englobe des facteurs exogènes au contrat (tels que la baisse ou la hausse des taux d'intérêt, l'absence ou l'existence d'une inflation, l'évolution des coûts de construction ou de matières premières comme le pétrole).

22. Or, si le transfert de risques, pour des raisons évidentes, joue essentiellement dans les cas d'évolutions défavorables au concessionnaire, il doit jouer également dans les cas d'évolutions favorables à ce dernier.

23. Par voie de conséquence, la seule circonstance que le concessionnaire ait optimisé le financement de sa dette en raison de taux historiquement bas, voire négatifs, comme cela a été le cas dans la période récente, ou qu'une baisse des coûts de construction et d'entretien, corrélée à une inflation particulièrement faible, lui ait procuré des bénéfices importants, ne pourrait suffire à fonder légalement une résiliation pour motif d'intérêt général, au regard du risque de pertes que le concessionnaire a accepté de courir en contrepartie des possibilités de gains que peut lui procurer une situation économique favorable.

24. Il ne pourrait en aller autrement que s'il était constaté une évolution particulièrement importante et durable de la rémunération des capitaux investis par le concessionnaire et de ses bénéfices, conduisant à une altération profonde et irréversible de l'équilibre économique de la concession. Une telle situation est, en principe, désormais prévenue, s'agissant des concessions récentes, par l'existence, dès la conclusion du contrat, de clauses dites de « durée endogène », prévoyant la réduction de la durée initiale après une certaine durée d'exécution du contrat et lorsqu'est atteint, par le concessionnaire, un certain niveau de résultats. Des clauses de même nature ont, certes, été introduites dans les contrats des SCA historiques mais leurs conditions sont très restrictives et leur portée est limitée à la durée des avenants qui les ont prévues.

Source : avis du Conseil d'État n° 407 003 portant sur la sécurisation des mesures permettant d'assurer une meilleure prise en compte de l'intérêt public dans l'équilibre des contrats de concession autoroutière

Sur cette question du caractère excessif ou non de la rentabilité des concessions, comme décrit dans les développements supra, du point de vue de l'ART, qui raisonne à partir de l'analyse des TRI projet, l'amélioration de la rentabilité prévisionnelle des sociétés d'autoroutes qu'elle anticipe, n'est « pas excessive » au sens où elle « apparaît compatible avec les aléas normaux d'une concession ».

Au-delà du risque juridique, l'avis du Conseil d'État souligne que d'un point de vue pratique, en raison des opérations lourdes relatives aux procédures de fin des concessions, et accessoirement du retard pris par l'État en la matière56(*), une résiliation anticipée des contrats de concession serait très compliquée au regard de la période qui nous sépare de l'expiration des différents contrats. Dans son avis, le Conseil d'État rappelle ainsi « qu'une décision de résiliation unilatérale est un acte qui, eu égard à l'intérêt qui s'attache à la continuité du service public et à sa bonne exécution, requiert une préparation sérieuse ». Il ajoute qu'elle « implique que le concédant ait déjà envisagé l'organisation future du service public et qu'il en ait défini le modèle », ce qui est encore loin d'être le cas.

Eu égard à « l'évaluation du temps nécessaire à ces travaux de préparation » et de l'expiration prochaine des concessions, le Conseil d'État invitait ainsi l'État à « s'interroger sur la portée utile d'une décision de résiliation ».

D'un point de vue purement pratique, compte-tenu de l'impréparation de l'État, une résiliation anticipée serait extrêmement compliquée à mettre en oeuvre d'après le Conseil d'État

26. Le Conseil d'État attire l'attention du Gouvernement sur le fait qu'une décision de résiliation unilatérale est un acte qui, eu égard à l'intérêt qui s'attache à la continuité du service public et à sa bonne exécution, requiert une préparation sérieuse qui doit être menée avec rigueur. Il va de soi qu'une résiliation mettant, de manière anticipée, fin à un contrat de concession implique que le concédant ait déjà envisagé l'organisation future du service public et qu'il en ait défini le modèle. Les délais de préparation d'une éventuelle remise en concurrence sont à prendre en compte, de même que la nécessité de disposer d'un inventaire des biens de retour de l'ensemble des concessions concernées par une telle mesure (...).

28. L'évaluation du temps nécessaire à ces travaux de préparation devrait conduire l'État concédant à s'interroger sur la portée utile d'une décision de résiliation, alors que les concessions d'autoroutes les plus anciennes n'ont plus, à la date du présent avis, qu'une durée résiduelle ne dépassant pas treize ans.

Source : avis du Conseil d'État n° 407 003 portant sur la sécurisation des mesures permettant d'assurer une meilleure prise en compte de l'intérêt public dans l'équilibre des contrats de concession autoroutière

Aussi, le rapporteur estime-t-il que plutôt que d'envisager une très hypothétique fin anticipée des concessions historiques actuelles, il est plus raisonnable et nécessaire de se concentrer sur les procédures à conduire d'ici à leur échéance et sur la définition d'un nouveau modèle de gestion des autoroutes57(*) en s'appuyant notamment sur les études prévisionnelles qui laissent à penser que la rentabilité de certaines sociétés d'autoroutes sera nettement plus élevée que les anticipations d'origine.


* 54 Au 1er janvier de l'année avec un préavis d'un an.

* 55 CE Ass. 3 avril 2009, Compagnie générale des eaux et Commune d'Olivet, n° 271737, 271782.

* 56 Voir infra.

* 57 Voir les deuxième et troisième parties du présent rapport.

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