II. LA RÉCEPTION DE LA SAISINE PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Dominique Lottin
Ancien magistrat judiciaire
Ancien membre du
Conseil constitutionnel
Membre du Conseil supérieur de la
magistrature
Ayant quitté le Conseil constitutionnel, je peux désormais m'exprimer plus librement sur cette expérience et sur la manière dont le Conseil reçoit les saisines parlementaires, ainsi que leur impact sur son fonctionnement et sa place.
Les saisines parlementaires ont profondément transformé le Conseil constitutionnel, tant numériquement que dans les équilibres entre pouvoirs exécutif et législatif. L'opposition parlementaire est rapidement emparée de cette réforme, malgré un accueil initial frileux. En moyenne, ce sont douze saisines parlementaires qui interviennent chaque année. Environ 20 % des lois ordinaires sont ainsi soumises au contrôle a priori du Conseil constitutionnel. Ces saisines représentent 95 % des saisines sur le contrôle a priori.
Cette réforme de 1974 intervient trois ans seulement après la décision de 1971, qui a instauré le bloc de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel est ainsi devenu le contrôleur des libertés fondamentales, se juridictionnalisant progressivement. L'introduction de la QPC a accentué cette évolution, y compris dans la procédure de saisine a priori.
Le Conseil examine désormais la constitutionnalité des lois à différents stades juste après leur adoption, mais aussi après la prise des décrets d'application et l'interprétation des lois par les juridictions nationales ou européennes. Il participe ainsi au dialogue des juges, la majorité de ses décisions étant rendues au regard des dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui fixent nos droits fondamentaux.
Le droit comparé joue un rôle crucial dans ce processus, influençant considérablement le positionnement et l'office du Conseil. L'introduction de la QPC a également modifié l'approche du Conseil dans le contrôle a priori, notamment sur l'examen de la procédure parlementaire, tout en préservant la possibilité d'un contrôle a posteriori qui va permettre d'intervenir à un autre stade du processus d'application de la loi.
Dans mon propos, je souhaite expliquer comment la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel a modifié son positionnement institutionnel et sa visibilité auprès du grand public.
Concernant la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel, le mouvement se poursuit à travers les QPC et les saisines a priori.
Le 11 mars 2022, le Conseil constitutionnel a adopté un règlement intérieur applicable au contrôle a priori des lois, notamment sur saisines des parlementaires. Il s'agissait de formaliser des règles déjà appliquées, en introduisant plus de contradictoire et de transparence dans la procédure.
Concernant le dépôt et l'enregistrement, le Conseil exige toujours un format écrit, en plus du format électronique, afin d'authentifier les signatures. Il est impossible de renoncer à une saisine, sauf en cas de fraude avérée.
Les saisines doivent être motivées, comme le rappelle l'article 2 du règlement intérieur. Les saisines non motivées ne sont pas déclarées irrecevables, mais le Conseil se limite alors au contrôle de la régularité de la procédure législative.
Le Conseil reste prudent lors des saisines a priori pour préserver la possibilité d'être saisi ultérieurement par la voie de la QPC. Il ne censure généralement que les dispositions les plus emblématiques et manifestement contraires à la Constitution, préférant attendre les décrets d'application pour affiner son analyse si nécessaire.
Dans ses décisions, le Conseil peut parfois signaler certaines difficultés sans pour autant censurer le texte, alertant ainsi le gouvernement sur les points à surveiller dans la rédaction des décrets d'application.
Pour plus de transparence, le Conseil publie désormais les « portes étroites », renommées « contributions extérieures », en même temps que les saisines. Cependant, le temps imparti ne permet pas toujours un examen approfondi de ces contributions.
Le rôle du rapporteur est crucial. Bien que son nom ne soit pas rendu public, il mène les débats lors des réunions avec le Secrétariat général du gouvernement et les parlementaires auteurs de la saisine. Il travaille également avec le service juridique pour proposer au Conseil les projets de décision.
En séance plénière à lieu un projet de décision. Compte tenu des délais très courts impartis au Conseil -- un mois, voire huit jours -- il est indispensable d'arriver avec un projet préparé. Le rapporteur, s'il pressent que sa position risque d'être contestée, a l'honnêteté de présenter deux projets alternatifs. Il arrive également qu'un membre qui n'est pas rapporteur présente un autre projet.
Le rapporteur, désigné dès le dépôt d'un texte au Parlement, suit son évolution avec l'appui essentiel du service de documentation et d'études. Ce service documentaire analyse méticuleusement les dispositions et les débats parlementaires, article par article, relevant les potentielles questions constitutionnelles. Il fournit un dossier structuré comprenant les décisions antérieures du Conseil et la doctrine pertinente.
Bien que le secrétariat général et ses juristes jouent un rôle important dans la préparation des décisions, notre expérience et notre personnalité font qu'il est rare qu'on nous dicte notre façon de penser et de décider. La documentation organisée de manière systématique nous permet de travailler efficacement dans les délais impartis.
Le service de documentation emploie des documentalistes plutôt que des juristes, ce qui garantit une recherche exhaustive et impartiale, incluant des perspectives politiques ou des articles sur l'opinion publique.
La saisine parlementaire impose au Conseil d'intervenir immédiatement après le débat parlementaire, sans retarder l'entrée en vigueur du texte. Cette proximité avec le débat politique peut exposer le Conseil à une instrumentalisation et une politisation croissantes. Bien que le nombre de saisines parlementaires n'ait pas augmenté, elles sont devenues plus visibles et médiatisées.
Dès lors, les décisions du Conseil constitutionnel sont de plus en plus contestées et perçues comme politiques, notamment parce qu'elles impliquent des arbitrages entre droits fondamentaux. Pour garantir sa légitimité, le Conseil s'appuie sur une jurisprudence constante, tout en l'adaptant progressivement. Des règles de déport et de récusation ont été établies pour les membres ayant participé à l'élaboration des textes examinés.
La diversité des profils au sein du Conseil constitutionnel est une richesse. Il est essentiel d'avoir à la fois des juristes et des personnalités ayant une expérience politique pour appréhender les enjeux de l'État.
Le Conseil intervient dans le dialogue avec les autres juges et dans le débat démocratique.
Le contrôle de la procédure parlementaire, parfois jugé excessif, est crucial pour préserver le débat démocratique. Le maintien du contrôle a priori reste essentiel, permettant de sécuriser les textes et d'attirer l'attention du Gouvernement sur les marges qu'il a dans les décrets d'application. Les deux types de contrôle, a priori et a posteriori, sont essentiels, et il est important qu'ils puissent intervenir dès le vote de la loi.
Cependant, il faut veiller à ce que les saisines a priori ne deviennent pas trop politisées. Le Conseil n'est pas une troisième chambre et ne doit pas être le théâtre d'un débat médiatique excessif. La médiatisation accrue de nos décisions présente des avantages en termes de visibilité, mais aussi des risques de contestation qui peuvent fragiliser l'État de droit. C'est aussi pour cela que, pour éviter une politisation excessive, le Conseil n'entend pas systématiquement les parlementaires qui le saisissent.